La Presse Anarchiste

Gloses

L’un des esprits les plus sûrs de l’heure actuelle, Czes­law Milosz, ce Polo­nais éva­dé de l’empire eur­asien, écri­vait un jour que l’on dis­cute inten­sé­ment, dans son pays, comme de ques­tions vitales, des pro­blèmes poé­tiques, parce que ce sont les seuls sur les­quels il soit encore pos­sible – jusqu’à nou­vel ordre – d’exprimer une opi­nion rela­ti­ve­ment libre.

Eh bien, ce qui est peut-être vrai en un pays tota­li­taire ou en voie de le deve­nir, cesse étran­ge­ment de l’être dès que l’on envi­sage cer­tain vaste sec­teur de la vie des lettres en France.

Tout, en effet, dans ce que l’on peut appe­ler gros­so modo la « gauche » de nos lettres, se passe comme si nos écri­vains com­mu­nistes ou com­mu­ni­sants, y com­pris cer­tains que com­battent les com­mu­nistes de stricte obser­vance, construi­saient dans leurs œuvres, tant bien que mal ou plu­tôt mal que bien, un monde sépa­ré dont la carac­té­ris­tique essen­tielle est ou l’absence totale de dis­cus­sions sérieuses ou, ce qui revient au même, la plé­thore de pseu­do-dis­cus­sions sur de pseudo-problèmes.

Bien plus, la plu­part des écri­vains fran­çais qui, aujourd’hui encore, se croient tenus de main­te­nir leur adhé­sion au sta­li­nisme – un Ara­gon, par exemple – ou même, – sans être sta­li­niens, comme tels d’entre les plus voyants des exis­ten­tia­listes ou des plus « enga­gés » de nos chré­tiens sociaux, conti­nuent de lou­cher vers le par­ti, paraissent n’avoir rien de plus pres­sé, rien de plus cher que d’écrire désor­mais « au-des­sous de leur talent ».

En véri­té, si l’on me deman­dait quelle école lit­té­raire est aujourd’hui la plus répan­due, son­geant à ce renie­ment de soi plus ou moins volon­taire, je répon­drais : l’école du suicide.

Oh ! s’il ne s’agissait en l’espèce que d’une aber­ra­tion de lit­té­ra­ture, il ne vau­drait certes pas la peine de s’y étendre. Mais le phé­no­mène est nou­veau, en France, le symp­tôme d’un tel abais­se­ment des valeurs est si grave qu’il serait encore beau­coup plus grave de l’ignorer. Et si le fait de vivre à l’étranger m’y rend peut-être plus par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible, eh bien tant mieux ! Beau­coup de Fran­çais de France ne semblent pas net­te­ment aper­ce­voir la carence de l’esprit qui se mani­feste dans une telle abdi­ca­tion. Or, qui veut défendre la liber­té de l’esprit doit défendre l’esprit d’abord.

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Bien sûr – c’est une lapa­lis­sade – il ne peut pas y avoir sui­cide là où il n’y a point de vie, – en termes de lit­té­ra­ture : là où il n’y a pas de talent.

Seule­ment, le talent qui n’est que talent, on a vite fait de voir ce qu’en vaut l’aune. Et mieux que de longs dis­cours une simple contre-épreuve en illus­tre­ra la fon­da­men­tale, l’incurable vani­té. Les amis qui, en vue de me faci­li­ter la pré­pa­ra­tion des pré­sentes remarques, avaient comme pris à cœur d’accumuler sur ma table – l’amitié n’exclut pas tou­jours un doux sadisme – un petit tas de livres com­mu­ni­sants ou com­mu­nistes, y glis­sèrent éga­le­ment deux gros romans signés Ray­mond Abel­lio, « Les yeux d’Ezéchiel sont ouverts » (Gal­li­mard) et « Heu­reux les paci­fiques » (Le Portulan).

Col­la­bo notoire et, si je ne me trompe, en fuite, l’auteur, on le sait, n’appartient pas au même camp tota­li­taire que les autres écri­vains dont il est ques­tion ici. Il n’en est peut-être que plus inté­res­sant de le confron­ter avec eux : l’inconsistance de la pen­sée et de la mise en forme dont témoignent ses « œuvres », ne mettent que mieux en évi­dence, par leur exa­gé­ra­tion, leur impu­deur, la même chute et le même sui­cide. Tant il est vrai que l’on peut être enne­mis d’étiquette et se res­sem­bler comme des jumeaux. Entre frères enne­mis, tel geste, tel silence avouent pour toute la famille. Notez que je ne nie pas que l’auteur des deux livres à l’instant men­tion­nés n’ait un sens assez vif du style, une verve riche, un tem­pé­ra­ment qui déborde. Mais rien, sous sa plume, qui vrai­ment accède à l’existence. Que peut bien faire le pauvre lec­teur d’un tel chaos ? Encore « Les yeux d’Ezéchiel » com­portent-ils de curieuses pages sur cer­tains aspects de l’Occupation, et il est pos­sible qu’un his­to­rien ou un phé­no­mé­no­logue trouve là quelque jour des docu­ments sur cer­taines formes de cet héroïsme volon­tai­re­ment sans rai­sons qui semble consti­tuer l’idéal de tant de nos contem­po­rains que leur méfiance envers les idées ne fait plus agir que par humeur. Mais, dans « Heu­reux les paci­fiques », l’auteur semble prendre au sérieux ses per­son­nages « com­mu­nistes », qui joignent à la doc­trine du maté­ria­lisme his­to­rique, ou enfin à ce qu’ils croient tel, le plus inat­ten­du des occul­tismes. Karl Marx accom­mo­dé à la sauce astro­lo­gique, – il y a pro­pre­ment de quoi s’arracher les che­veux ! Et, je le répète, M. Ray­mond Abel­lio ne se contente pas de peindre, ici, des cas qui ont peut-être exis­té, tout est pos­sible ; non, lui-même est évi­dem­ment dans le coup, lui-même nous invite tout bra­ve­ment à dégus­ter cet « hor­rible mélange », à médi­ter toute cette gnose pour esthètes en mal de métaphysique.

L’intérêt de ces élu­cu­bra­tions si décon­cer­tantes, c’est que, par exemple, à en croire le chiffre de la cou­ver­ture, « Heu­reux les paci­fiques » en est au moins à sa tren­tième édi­tion. Quel signe, en cet âge de la dés­in­té­gra­tion, – ain­si qu’André Rous­seaux a si pro­fon­dé­ment défi­ni notre époque, – quel symp­tôme de la dés­in­té­gra­tion de l’intelligence ! – et qui, par contre-coup, per­met, lui aus­si, de mesu­rer cet abais­se­ment géné­ral des valeurs dont nous voyons croître la menace, cette abdi­ca­tion de l’esprit qui ne se mani­feste pas moins, au fond, et même de façon bien plus grave parce qu’autrement sérieuse, chez deux au moins d’entre les écri­vains les plus doués de ce temps.

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Au moment d’écrire, dans la pré­sente énu­mé­ra­tion de sui­cides spi­ri­tuels, le nom de Sartre, j’avoue que le cou­rage me manque presque.

Quoi, le mer­veilleux créa­teur de « La Nau­sée », le médi­ta­tif auteur des « Mouches» ; l’implacable accu­sa­teur de « Huis-clos » et de « La Putain res­pec­tueuse» ; le phi­lo­sophe dont l’humanisme intré­pide ne peut qu’imposer le res­pect, même à ceux dont la pen­sée emprunte d’autres voies ; l’honnête homme de nos meilleures mau­vaises consciences ; le signa­taire du bel hom­mage à Gide si infi­ni­ment équi­table que nul esprit tant soit peu sou­cieux de résis­ter au men­songe ne sau­rait se per­mette d’en oublier jamais la leçon de lucide digni­té ; cette intel­li­gence hors ligne, ce tra­vailleur infa­ti­gable serait lui aus­si, en même temps, l’un des arti­sans du mal que l’on ose dénon­cer ici ? J’entends d’avance les pro­tes­ta­tions de beau­coup de mes amis. Et pour­tant, quelque amère qu’en puisse être la consta­ta­tion, je pense ne pas me trom­per. Je le pense si peu que, ces modestes lignes, je vou­drais croire que, si jamais il devait jeter les yeux sur elles, elles pour­raient l’aider à se res­sai­sir, à consen­tir – le mot que je vais employer est bien étrange pour un homme aus­si conscient – à un réveil.

Cela a com­men­cé avec le troi­sième volume des « Che­mins de la liber­té ». Vous vous rap­pe­lez : le récit de la défaite, les pri­son­niers, les rai­son­ne­ments à n’en plus finir. Et certes, peu impor­te­rait que le livre fût si mal écrit, si hâti­ve­ment. La seule fois de ma vie que j’ai vu Sartre – c’était après une confé­rence qu’il était venu faire à Zurich – je lui ai dit mon éton­ne­ment de la tech­nique sur-mor­ce­lée, sur-com­pli­quée, sur-amé­ri­ca­ni­sée du pré­cé­dent volume, « Le Sur­sis », et com­bien cette tech­nique me fai­sait craindre qu’elle ne ris­quât de com­pro­mettre la por­tée du roman. À quoi il a répon­du : « Il peut être amu­sant de jouer per­dant ». Soit, mais dans ce volume dont je parle, il ne s’est pas amu­sé, – il n’y avait pas de quoi ! Il a, très hon­nê­te­ment, cher­ché à ser­vir une véri­té, une éthique, cette éthique qu’il vou­drait tant se for­mu­ler, nous for­mu­ler un jour (nous l’attendons encore) ; mais il a oublié son roman pour une thèse, – et c’est sans doute ce qui amène un écri­vain aus­si intel­li­gent, à faire dire à un sol­dat qui vient de voir les offi­ciers se défi­ler en douce : « Per­sonne ne nous aimait ». Un sol­dat, un trou­fion par­lant à d’autres trou­fions, – vous vous ren­dez compte !

Je n’aurais pas la cruau­té de rap­pe­ler tout cela – les plus beaux créa­teurs ont connu de ces chutes – s’il n’y avait pas eu la suite. Pas du roman, mais les pièces écrites depuis. Oh ! ni « Les Mains sales » ni « Le Diable et le Bon Dieu » n’ont les fai­blesses du livre. Sartre est un stu­pé­fiant, un ter­rible agen­ceur de scènes. Et, avec les acteurs qu’il a, rien d’étonnant s’il fait salle comble. Mais le com­mu­nisme à pro­pos de quoi l’on ne cesse d’y ergo­ter – car j’en demande bien par­don à MM. Fran­çois Mau­riac et Thier­ry Maul­nier, le vrai sujet, même dans « Le Diable…» ce n’est ni Dieu ni même qu’« il n’y a pas de bon Dieu », mais bien les rap­ports entre l’homme qui essaie de pen­ser et les autres – ce « communisme»-là, en véri­té, à quoi rime-t-il ? Sartre a beau être deve­nu, en lit­té­ra­ture, l’ennemi numé­ro un des enfants de chœur de feu Sta­line [[Hélas, plus tant que cela. (F.)]] ; il a beau c’est bien le moins – s’être dis­tan­cé des méthodes du MVD, force nous est de consta­ter – il nous l’a dit lui-même – que les pro­blèmes et les réa­li­tés de l’actuelle Rus­sie res­tent « siens ». Cela ne peut évi­dem­ment s’expliquer que parce qu’il refuse de « voir » ce qu’est deve­nue la tra­gique expé­rience issue de la volon­té de Lénine. Alors, ce refus de voir, et en même temps le refus d’adhérer, ce refus de pen­ser, en somme, – en dépit de tant de cogi­ta­tions, – le condamnent, mal­gré toute son intel­li­gence et tout son talent, en ces pièces nou­velles, à une sorte de mono­logue dans l’abstrait. Dans « Les mains sales » – pièce sta­li­nienne sans même le vou­loir – le com­mu­niste sar­trien, Hugo, est une pure inven­tion de Saint-Ger­main-des-Prés. Et pour ce qui est de la pro­fonde inadé­qua­tion au réel, et à un choix qui serait dic­té par le réel, du « Diable et le Bon Dieu » – dont l’immense suc­cès, d’ailleurs, révèle une inadé­qua­tion toute sem­blable dans le public – je n’ai rien à ajou­ter à ce que, si per­ti­nem­ment, Her­bert Lüthy a déjà écrit dans « Preuves » de cette pièce tel­le­ment inquié­tante à force de ne pas l’être. Car l’aboutissant de tout le pro­blème de Gœtz, c’est l’inavouable confor­misme de la soli­da­ri­té avec les masses « quelles qu’elles soient ». Et dès lors, peu importent la jus­tice et le monde, – et la vérité.

Or si, de pra­ti­quer le sui­cide de l’esprit, consiste, pour un écri­vain, à écrire au-des­sous de son talent, au-des­sous de sa pen­sée, puisse Sartre nous prou­ver bien­tôt par une œuvre nou­velle, et qui soit un renou­vel­le­ment, le carac­tère pas­sa­ger de ce qu’il faut bien appe­ler, sa défaillance actuelle. [[Ces lignes, est-il besoin de le dire, furent écrites avant la rup­ture avec Camus et le pèle­ri­nage de Vienne. Faut-il conclure de ces der­niers faits que Sartre est défi­ni­ti­ve­ment per­du pour la cause de l’homme, lui qui pré­ten­dait pour­tant que l’existentialisme « est un huma­nisme » ? Certes, le renou­vel­le­ment, le redres­se­ment que l’on appe­lait ici n’aurait sans doute, tout d’abord, ni la net­te­té ni l’absence d’atermoiement qu’on lui vou­drait. Et pour­tant il semble encore impos­sible que l’écrivain qui a si per­ti­nem­ment défi­ni les « salauds », se résigne à leur res­sem­bler à jamais. C’est par hon­nê­te­té – oh para­doxe – qu’il en est venu à se lais­ser aller à une pen­sée fina­le­ment mal­hon­nête, puisque par un « choix des cama­rades », mal enten­du (il serait peut-être plus vrai de par­ler d’un trop facile choix des enne­mis), il défend en fait, par son refus de voir clai­re­ment et dis­tinc­te­ment le des­po­tisme d’Eurasie, tout ce contre quoi il pré­tend se révol­ter. Étrange, ce besoin d’ombre chez un esprit à tel point domi­né, au moins l’aurait-on cru, par la pas­sion de la luci­di­té, de l’intelligence. Que voi­là bien un exemple insigne des tours que peut vous jouer la trop grande confiance accor­dée à l’esprit rai­son­neur. En véri­té, toute sa grande intel­li­gence, s’il n’a qu’elle, ne le sau­ve­rait pas. Sa seule chance, c’est qu’il y ait du vrai dans l’instinct qui fait dire encore aujourd’hui, et mal­gré tout : peut-être l’indéniable et sai­sis­sante authen­ti­ci­té, chez lui, de l’homme anté­rieur, de tout ce qu’il fut auto­rise-t-elle à ne pas déses­pé­rer, déjà, tout à fait de son carac­tère ? (F.)]]

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« Blan­chard ne s’était pas deman­dé si Pau­lette avait enle­vé (du mur) le papa Mar­cel (pré­ci­sons pour les non-ini­tiés qu’il s’agit d’un por­trait de Cachin)… l’idée ne lui en serait pas venue, mais de se trou­ver nez à nez avec lui, comme ça, au début de jan­vier 40, ça fai­sait drô­le­ment battre le cœur. »

Que vou­lez-vous, l’ouvrier qu’Aragon met ici en scène dans le tome III de ses « Com­mu­nistes » n’est pas obli­gé de pen­ser au social-patrio­tisme de Mar­cel Cachin pen­dant la pre­mière grande guerre – oh ! la voix pathé­tique du « papa Mar­cel » lorsque, ayant été por­ter la contra­dic­tion de la part des Jeu­nesses, à sa sec­tion du 18e, contra­dic­tion qui consis­tait à rap­pe­ler tout bon­ne­ment l’internationalisme du par­ti que, nous les jeunes, nous avions eu la naï­ve­té de prendre au sérieux, je m’entendis apos­tro­pher en ces termes : « Jeune homme qui ne connais­sez pas l’histoire !…». Depuis, en fait d’histoire – Ara­gon n’en était pas encore à par­ler de « Mos­cou la gâteuse » – il y a eu le voyage de Cachin en Ita­lie pour déci­der Mus­so­li­ni à déclen­cher, argent comp­tant, sa cam­pagne inter­ven­tion­niste, et plus tard, dans Stras­bourg recou­vrée, ces larmes du « papa Mar­cel » qui lui valurent les féli­ci­ta­tions de Ray­mond Poin­ca­ré. Hélas, sans s’en dou­ter, Ara­gon n’aura jamais si bien dit : de savoir par­fai­te­ment pos­sible et vrai­sem­blable le tableau de son ouvrier à tel point ému de retrou­ver l’effigie de ce pauvre homme, en véri­té – mais bien autre­ment que l’auteur ne le sug­gère – cela fait « drô­le­ment battre le cœur ».

Je n’écris pas ceci pour quelque vaine polé­mique : ce serait inuti­le­ment facile, – des pages sur les avions que Sta­line, alors allié d’Hitler, aurait tel­le­ment vou­lu nous envoyer à ce moment-là, paraît-il, au cha­pitre du sol­dat de la déroute qui reprend un peu cou­rage au seul vu, sur un mur, de l’inscription « Vive Tho­rez ! », en pas­sant par l’ahurissante dis­cus­sion avec les « traîtres » qui ont quit­té le par­ti à la suite du pacte de Mos­cou, et avec les­quels il est, bien enten­du, impos­sible de par­ler sérieu­se­ment, étant don­né que ce sont des gens qui, juste en cette cir­cons­tance (on n’y aurait pas pen­sé tout seul !) pro­clament, eux qui peut-être pour la pre­mière fois de leur vie se sont avi­sés du contraire, – oui, pro­clament, je n’invente pas, que « la fin jus­ti­fie les moyens ».

Non, pour la polé­mique et le sar­casme, le sujet est trop sérieux, trop triste.

Cet ouvrier Blan­chard et tant d’autres du livre, tant d’autres aus­si, non plus dans le livre mais dans la vie, ils ont bien, effec­ti­ve­ment, ce cœur qui bat pour des men­songes, pour des erreurs, pour des fan­tômes. Et je ne doute pas un ins­tant qu’Aragon ne se per­suade qu’il pense comme eux, qu’il n’écrive sin­cè­re­ment : « Tous ceux qui dis­cu­taillent sur l’URSS, tous ceux qui se refusent à croire à l’évidence » ; je ne doute pas que le poète du « Crève-cœur » et des « Yeux d’Elsa », le roman­cier magni­fique des « Voya­geurs de l’impériale » et d’«Aurélien » ne soit convain­cu qu’il fait son devoir quand, au nom d’on sait trop bien quel « réa­lisme socia­liste », il s’abaisse à colo­rier ain­si de misé­rables bon­dieu­se­ries athées du plus outra­geux style St-Sulpice.

Car les quelques lignes que j’ai citées ne sont pas un détail qui, par lui-même, ne signi­fie­rait rien quant au reste de l’œuvre. Déjà, dans l’immense série qu’il a inti­tu­lée « Le Monde réel », et dont « Les Com­mu­nistes » font par­tie inté­grante, une pre­mière conver­sion au « réa­lisme socia­liste » avait han­di­ca­pé le roman « Les Cloches de Bâle» ; mais encore y trou­vait-on d’admirables pas­sages, une his­toire d’amour authen­tique, – Ara­gon enfin. Ici, M. Pierre Daix nous expli­quât-il encore plus géo­mé­tri­que­ment qu’il ne le fait dans « La Nou­velle Cri­tique » (sep­tembre-octobre 1951) que « la conti­nui­té de la poli­tique natio­nale (sic) du par­ti com­mu­niste fran­çais » (Ara­gon dixit) rend compte de la conti­nui­té de l’œuvre de notre auteur, nous ne pour­rions que consta­ter en toute ingé­nui­té que, mal­gré tous ses efforts, mal­gré toute sa docu­men­ta­tion – mal­gré « la mise en œuvre des sources » comme dit un autre com­men­ta­teur – l’Aragon d’aujourd’hui n’arrive pas un ins­tant à faire vivre son livre.

Encore les pre­miers volumes se lisent-ils comme un roman feuille­ton pas­sable. Mais je mets au défi tout lec­teur sin­cère de s’y recon­naître dans le fouillis que consti­tuent les tomes consa­crés à la cam­pagne de 1940. Cha­cun de ces per­son­nages « réa­listes » est, en réa­li­té, si peu réel que, toutes les fois que nous en retrou­vons un, il nous faut remon­ter aux pas­sages où il a été ques­tion de lui. C’est bien simple : nous l’avions oublié, car ce n’était, ce n’est qu’une marion­nette. [[Pous­sant jusqu’à l’ingénuité le désir de res­ter impar­tial, M. Gil­bert Sigaux, dans « la Table ronde » (mars 1953), écrit de ces mêmes per­son­nages : « Conven­tion­nels ? je ne sais pas…» Et il va même jusqu’à dire qu’il les voit et les entend. À bon enten­deur salut ! Vrai­ment, c’est bien de la veine. Et bien sur­pre­nant aus­si, puisqu’il ajoute presque aus­si­tôt : « Per­son­nages de romans, je les trouve méca­ni­sés…». Nous qui ne pré­ten­dons pas avoir des voix, nous ne disons pas autre chose. (F.)]] Et l’illisible ouvrage, où l’on sent très bien l’ambition de concou­rir avec Hugo, Sten­dhal, Tol­stoï, Alexis Tol­stoï éga­le­ment et, qui sait ? peut-être aus­si avec Jules Romains, loin de répondre à ce que la bonne volon­té de M. Pierre Daix appelle une « créa­tion roma­nesque (entraî­nant) la convic­tion », n’est plus que du tra­vail sur fiches. Était-ce donc à tel point inévitable ?

Tant dans « Drôle de jeu » que dans « Bon pied bon œil » (Cor­rêa), Roger Vaillant montre qu’il est, même encore aujourd’hui, pos­sible d’être à la fois com­mu­niste – il est vrai non ins­crit au par­ti – et écrivain.

Mais il est vrai que l’appareil se sou­cie assu­ré­ment beau­coup moins de ses faits et gestes que de ceux du poète lau­réat qu’est deve­nu Ara­gon. Certes, cette liber­té que l’on accorde à Roger Vaillant – je n’ai pas encore lu « Un homme seul », mais d’après quelques articles il ne semble pas y être davan­tage gêné dans ses entour­nures – il la doit sans doute au fait de ne pas appar­te­nir à quelque cel­lule. Ara­gon, recon­nais­sons-le, ne sau­rait pré­tendre au même privilège.

Pour en reve­nir aux « Com­mu­nistes », M. Pierre Daix, naï­ve­ment, avoue : « Nous étions pré­ve­nus par le par­ti. » « Est-il plus dif­fi­cile, écri­vait Auguste Lecœur, pour un homme de plume, membre du par­ti, d’écrire en fonc­tion des tâches qui lui sont impar­ties, qu’au mili­tant poli­tique et syn­di­cal de résoudre les pro­blèmes poli­tiques de l’heure en fonc­tion des tâches fixées par la même orien­ta­tion poli­tique ? » (C’est M. Pierre Daix qui souligne.)

Eh bien, quoi qu’on pense, ou feigne de pen­ser le contraire en Rus­sie comme dans l’état-major du par­ti fran­çais, il faut croire, en effet, que c’est plus difficile.

L’«adhésion du public fran­çais », dont parle éga­le­ment M. Pierre Daix, non seule­ment fait défaut dans l’opinion en géné­ral, ne serait-ce que pour cette rai­son bien simple que, par un inquié­tant phé­no­mène de ségré­ga­tion crois­sante, – inquié­tant mais fort nor­mal si l’on songe à la qua­li­té des bou­quins –, main­te­nant, à moins de s’y astreindre comme je viens de m’en appuyer la cor­vée, on ne lit plus guère, en dehors du par­ti et assi­mi­lés, les œuvres des auteurs ortho­doxes, car à moins d’avoir la grâce on sait trop bien d’avance qu’elles sont mort-nées ; mais, par-des­sus le mar­ché, cette soi-disant adhé­sion, exac­te­ment pour le même motif, il ne m’est pas encore arri­vé, sauf une seule excep­tion (d’ailleurs accom­pa­gnée de réserves), de la ren­con­trer chez ceux des com­mu­nistes qui, n’étant pas obli­gés d’écrire, disent spon­ta­né­ment ce qu’ils pensent de leurs lectures.

En réa­li­té, depuis « Les cloches de Bâle », où, ten­té par auto-per­sua­sion, le « réa­lisme socia­liste » lais­sait encore à l’écrivain quelque jeu, quelque pos­si­bi­li­té de res­pi­rer, de vivre, la doc­trine offi­cielle est deve­nue autre­ment de rigueur : Jda­now a ser­ré la vis aux « ingé­nieurs des âmes ».

Et voi­ci bien pour­quoi, dans ces « Com­mu­nistes » de feu Ara­gon, le sui­cide est complet

Dans « L’Homme révol­té », Camus, par­lant des sur­réa­listes demeu­rés fidèles à Mos­cou, a ce mot lourd, tout ensemble, de véri­té et de tris­tesse : « En un sens, écrit-il, ils vou­laient mou­rir ». Lamen­table des­tin, et d’autant plus tra­gique que ceux en qui nous le voyons s’accomplir condamnent du même coup toute une part de nous-mêmes – de nos lettres, de notre culture, de nos valeurs – à mou­rir en eux chaque jour davan­tage de cette mort qu’ils ne savent peut-être pas qu’ils ont choi­sie, mais que leur aveu­gle­ment, qu’ils bap­tisent évi­dence, ose en tout cas nous pro­po­ser, – en atten­dant, si jamais quelque « libé­ra­tion » leur en don­nait pou­voir, qu’enfin, « ad majo­rem Ido­li glo­riam », ils ne nous l’imposent

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