La Presse Anarchiste

L’homme et l’histoire

[[Com­mu­ni­ca­tion pré­sen­tée au VIe Congrès des Socié­tés de Phi­lo­so­phie de langue fran­çaise, Stras­bourg, sep­tembre 1952. – Que Mme M. Aebi nous par­donne d’avoir ajou­té à son texte, qui n’en com­por­tait pas, un cer­tain nombre de sous-titres, dans l’intention de four­nir quelques points de repère au lec­teur non spé­cia­liste en cette matière néces­sai­re­ment, et même légi­ti­me­ment aride.]]

En lisant le livre de Bré­hier « Trans­for­ma­tion de la phi­lo­so­phie fran­çaise » [[1950, Flam­ma­rion.]], on a l’impression que, depuis la pre­mière guerre mon­diale, la phi­lo­so­phie fran­çaise a été comme lit­té­ra­le­ment enva­hie par cer­taines théo­ries alle­mandes, par­mi les­quelles je cite­rai la dia­lec­tique hégé­lienne et l’existentialisme qui, de son côté, est, dans sa source chez Kier­ke­gaard, une réac­tion « contre » la phi­lo­so­phie de Hegel. La miso­lo­gie exis­ten­tia­liste, qui ne per­met plus d’orientation théo­rique, repose sur une imi­ta­tion assez super­fi­cielle de Kier­ke­gaard. Celui-ci, consta­tant que le sys­tème hégé­lien « s’achève sans avoir une éthique » [[Post-scrip­tum non scien­ti­fique aux Frag­ments phi­lo­so­phiques. Trad. allem. Schrempf, 1910, pp. 321, 328, 341.]] et pre­nant ce sys­tème comme « la » phi­lo­so­phie, voire « la » science, conclut que, pour rendre pos­sible une éthique, il faut négli­ger la science. Les exis­ten­tia­listes, accep­tant cette conclu­sion kier­ke­gar­dienne sans cri­tique ni plus pro­fond exa­men, abou­tissent à l’absurde, puisque pour eux la facul­té de choi­sir de l’homme n’a plus de but, cet homme ne dis­po­sant plus d’aucune orien­ta­tion théo­rique. Mais le sys­tème hégé­lien – comme nous allons le mon­trer – n’a jamais été une science, et si, pour fon­der une éthique, il faut reje­ter ce sys­tème, cela ne veut dire en aucun cas qu’il faille reje­ter la science, ni l’orientation théo­rique en général.

1. La conception marxiste de l’histoire

Hegel et Marx, en inter­pré­tant l’histoire, croyaient dis­po­ser d’une loi de l’histoire, loi néces­saire, connue une fois pour toutes.

On peut donc construire l’histoire, et on peut « la pré­dire » : Ain­si les mar­xistes pré­tendent que Marx et Engels ont prou­vé scien­ti­fi­que­ment que la chute du capi­ta­lisme est inévi­table [[His­toire du par­ti com­mu­niste de l’Union sovié­tique, p. 15. Ed. allem. Dietz Ver­lag, Ber­lin, 1948.]]. La doc­trine de Marx est appe­lée [[Ibid., p. 131. « Sur le maté­ria­lisme dia­lec­tique et his­to­rique » ; cité. « Dia­mat ».]] « maté­ria­lisme dia­lec­tique », ce qui veut dire que la méthode d’investigation, dans cette doc­trine, est la méthode dia­lec­tique, et que sa théo­rie est maté­ria­liste. L’application de ces prin­cipes à l’investigation de l’histoire s’appelle « maté­ria­lisme his­to­rique ». Pour cette théo­rie, la matière est fon­da­men­tale vis-à-vis de la conscience ; celle-ci est « une image de la matière » et son pro­duit [[Dia­mat 140.]]. De même, dans la socié­té, la vie spi­ri­tuelle de la socié­té est déter­mi­née par sa vie maté­rielle, par le mode de pro­duc­tion des biens maté­riels [[Dia­mat 150.]], la « base éco­no­mique » de la socié­té. C’est cette base qui déter­mine la super­struc­ture idéo­lo­gique de la socié­té : la forme sociale, juri­dique, poli­tique, artis­tique, reli­gieuse, phi­lo­so­phique accep­tée dans cette socié­té. Si la base éco­no­mique est chan­gée, toute l’immense super­struc­ture est plus ou moins vite bou­le­ver­sée [[Marx, « Cri­tique de l’économie poli­tique », pré­face. Dietz, Ber­lin, 1950, p. 13. cf. Dia­mat 165.]]. D’après Engels, cette idée de Marx est propre à fon­der, pour l’histoire, le même pro­grès que la théo­rie de Dar­win repré­sente pour les sciences natu­relles [[Pré­face à la tra­duc­tion anglaise du Mani­feste du par­ti com­mu­niste. Dans K. Marx et F. Engels, œuvres choi­sies en 2 vol. Mos­cou, 1950, Ed. allem. p. 19, n° 1.]], à savoir qu’elle démontre les lois néces­saires selon les­quelles une forme de la socié­té humaine se trans­forme en une autre. – La pro­duc­tion des biens maté­riels com­prend d’un côté les forces pro­duc­trices – les ins­tru­ments et les moyens de pro­duc­tion, y com­pris les hommes qui les uti­lisent, – de l’autre côté les condi­tions de pro­duc­tion, les condi­tions réci­proques des hommes agis­sant les uns sur les autres dans le pro­ces­sus même de la pro­duc­tion, par exemple les condi­tions de pro­prié­té, de col­la­bo­ra­tion, d’autorité et de subor­di­na­tion. Avec le déve­lop­pe­ment des ins­tru­ments de tra­vail, la forme de la vie sociale change donc néces­sai­re­ment D’après les chan­ge­ments subis par les condi­tions de pro­duc­tion, nous pou­vons dis­tin­guer les types de socié­tés fon­da­men­taux : com­mu­nau­té ori­gi­nelle, escla­vage, féo­da­lisme, capi­ta­lisme et socia­lisme [[Dia­mat 156.]]. Ce déve­lop­pe­ment objec­tif se passe « indé­pen­dam­ment de la volon­té de l’homme », de façon méca­nique, incons­ciente, d’après les lois de la dia­lec­tique [[Dia­mat 161.]]. La classe « domi­nante » à tel moment dans la socié­té est, rela­ti­ve­ment a ces méta­mor­phoses, l’agent « sans volon­té et sans résis­tance » du déve­lop­pe­ment [[Mani­feste du par­ti com­mu­niste, 35.]] ; cette classe pro­duit néces­sai­re­ment sa propre ruine, ce qui cause une révo­lu­tion et avec elle l’accession à une nou­velle époque historique.

Les lois de la « dia­lec­tique » sont celles du « ren­ver­se­ment » de chaque thèse en son anti­thèse, de chaque posi­tion en sa propre néga­tion ou son « enlè­ve­ment » (Auf­he­bung), de tout A en un non‑A, après quoi thèse et anti­thèse s’unissent en une syn­thèse qui est en même temps A et non‑A. Le contra­dic­toire est recon­nu comme iden­tique ; tout A est en même temps non‑A ; il est l’identité de A et de non‑A. Cette dia­lec­tique est, d’après Lénine [[œuvres phi­lo­so­phiques post­humes. Ed. allem. Dietz, 1949, p. 288.]] « l’épistémologie de Hegel et du mar­xisme » ; Marx et Engels ont reçu cette méthode de la phi­lo­so­phie de Hegel [[Engels, « Anti-Düh­ring », 10, 11, 415.]]. D’après Lénine, on ne peut com­prendre à fond « le Capi­tal » de Marx « sans avoir étu­dié et com­pris toute la logique de Hegel » [[œuvres post. 99.]]. Après avoir ana­ly­sé dans « le Capi­tal » tout d’abord, la rela­tion la plus fon­da­men­tale de la socié­té bour­geoise, l’échange des mar­chan­dises, l’analyse découvre dans ce phé­no­mène fon­da­men­tal, dans cette « cel­lule » de la socié­té bour­geoise, les germes de toutes les contra­dic­tions de la socié­té moderne. Le reste de l’ouvrage ne démontre que le déve­lop­pe­ment de ces contra­dic­tions et de cette socié­té depuis sa nais­sance jusqu’à sa fin, jusqu’à la chute néces­saire de la socié­té capi­ta­liste et sa relève par le socia­lisme [[D’après Lénine, œuv. phil. p. 286.]]. Mais cette « dia­lec­tique de la socié­té bour­geoise » n’est qu’un cas spé­cial de la dia­lec­tique en géné­ral. La dia­lec­tique, en effet, d’après Engels, est « la science des lois les plus géné­rales de tout mou­ve­ment », c’est-à-dire du mou­ve­ment dans la nature, dans l’histoire et dans la pen­sée même. Mais, dans la pen­sée, ce mou­ve­ment – confor­mé­ment à la théo­rie maté­ria­liste – n’est que « le reflet conscient du mou­ve­ment dia­lec­tique du monde réel » [[Engels, « Anti-Düh­ring », Dietz, Ber­lin, 1948, 459, cf. 173. Feuer­bach, Dietz, 1951, p. 42.]]. Hegel a « génia­le­ment devi­né la dia­lec­tique des choses… dans la dia­lec­tique des concepts » [[Lénine, œuv. ph. p., Dietz, 1949, 116, 57.]].

L’interprétation dia­lec­tique de l’histoire pro­fes­sée par le mar­xisme est donc une sorte de « reflet », de pen­dant de l’interprétation hégé­lienne de l’histoire ; avec point de départ oppo­sé. Chez Hegel, l’esprit abso­lu pro­duit le monde, la nature et l’histoire, donc le monde réel et concret, tan­dis que chez Marx les condi­tions maté­rielles de la vie humaine pro­duisent l’esprit, l’organisation de la socié­té et avec elle l’histoire. Marx dit que la dia­lec­tique, chez Hegel, « se tient sur la tête », et qu’il l’a mise sur ses pieds [[« Le Capi­tal », épil. à la 2e éd., p. 18.]]. Il est donc évident que l’interprétation mar­xiste de l’histoire a un très fort carac­tère spé­cu­la­tif. D’après Engels [[Feuerb. Dietz, Ber­lin, 1951, p. 59.]] le par­ti ouvrier alle­mand est « l’héritier de la phi­lo­so­phie alle­mande clas­sique » ; c’est lui qui a conser­vé « le vieil esprit théo­rique impi­toyable » de cette phi­lo­so­phie. Lénine défi­nit le mar­xisme par « la logique dia­lec­tique » [[Lénine : « F. Engels », dans « Marx, Engels, mar­xisme », Mos­cou, 1947, p. 41, n° 1.]].

2. Le panhistorisme de Hegel

Le sys­tème de Hegel contient une construc­tion « abso­lue » de l’histoire, ana­logue à celle du mar­xisme. Dans ce sys­tème, la for­ma­tion de l’esprit abso­lu est le but suprême de l’histoire, qui est atteint grâce au déve­lop­pe­ment dia­lec­tique de cet esprit même, et, avec lui, du monde. L’esprit existe d’abord « en soi », puis il pro­duit, par son propre déve­lop­pe­ment dia­lec­tique, son objet comme son « autre », c’est-à-dire sa propre néga­tion, et enfin il revient à lui-même en deve­nant sujet, et en gagnant, sur la base de sa conscience de l’objet, sa conscience de soi. Il existe d’abord en soi, puis pour soi, puis en et pour soi. De ce « mou­ve­ment » de l’esprit abso­lu naît d’abord le monde des notions méta­phy­siques, puis la nature et enfin le dérou­le­ment de l’histoire. Ce déve­lop­pe­ment peut être déduit par une méthode pure­ment aprio­ris­tique qui n’emprunte rien à l’expérience [[G. W. F. Hegel, Jub.-Ausg. éd. Glo­ck­ner, 1936, vol. 4 (Science de la logique), p. 51.]]. Car toute notion est « en mou­ve­ment ». Elle se montre « ayant son contraire en elle-même, et, dans ce contraire, étant iden­tique à elle-même » [[Ibid., 4, 177.]]. C’est-à-dire qu’elle est l’identité d’elle-même et de sa propre néga­tion, et par cela devient « plus concrète » ; elle s’enrichit en déter­mi­na­tions. Ain­si la notion d’être s’affirme en même temps deve­nir, et deve­nir est « être là », exis­tence (« Dasein ») ; exis­tence est qua­li­té, puis réa­li­té, puis nature, ensuite esprit, et pour finir l’esprit abso­lu. En tant qu’esprit abso­lu, elle est en même temps la phi­lo­so­phie de Hegel, connais­sance du monde et de l’histoire « non comme de quelque chose d’étranger », mais comme pro­duits par le deve­nir de l’esprit abso­lu, et ain­si, comme cet esprit même. En cela consiste la pen­sée spé­cu­la­tive, – dans l’interprétation, voire la déduc­tion du monde et de l’histoire comme esprit absolu.

Pour l’interprétation de l’histoire, chez Hegel, la consé­quence de cette idée fon­da­men­tale de son sys­tème est que, dans l’histoire de l’homme, ce n’est pas l’individu res­pon­sable qui décide ; mais « la ruse de la rai­son » – de l’esprit abso­lu – se sert du jeu des pas­sions de l’homme, voire de ses vices, de ses crimes, comme la guerre par exemple [[Ibid., 11, 111.]], pour atteindre son but abso­lu, la conscience de soi-même. Les indi­vi­dus, dans ce pro­ces­sus, sont « sacri­fiés et aban­don­nés » [[Ibid., 11, 63.]]. L’histoire uni­ver­selle n’a rien à voir avec la sphère de la morale, de la convic­tion pri­vée, de la conscience morale, mais ce qu’elle rap­porte, ce sont les faits de l’esprit uni­ver­sel. Le bon­heur des peuples et celui des indi­vi­dus n’a aucun droit devant ce tri­bu­nal, car « le droit de l’esprit uni­ver­sel passe avant tous les droits par­ti­cu­liers » [[Ibid., 11, 69.]]. Il faut consi­dé­rer l’histoire « comme cet autel sur lequel le bon­heur des peuples, la sagesse des États et la ver­tu des indi­vi­dus ont été immo­lés » [[Ibid., 11, 49.]]. Mais ces sacri­fices mons­trueux sont voués au but abso­lu de l’histoire, à la réa­li­sa­tion de la conscience de Dieu.

De ce sys­tème résulte le rela­ti­visme his­to­rique. Tout fait d’histoire, y inclus les vices et les crimes, spé­cia­le­ment les guerres, sont rai­son­nables, puisque réels ; ils ne sont que le déve­lop­pe­ment de la rai­son abso­lue ; ils peuvent être démon­trés néces­saires par la méthode dia­lec­tique. Un juge­ment de valeur, en matière d’histoire, n’est pas pos­sible ; on ne doit pas oppo­ser à la réa­li­té un devoir (ein Sol­len), car « ce qui devrait être sans être n’a pas de véri­té » [[Ibid., 2, 197.]].

3. Racine kantienne de l’hégélianisme

L’architecture, le sens propre du sys­tème hégé­lien ne peut être péné­tré par l’étude de ce sys­tème seul ; il faut creu­ser plus bas. Il faut péné­trer jusqu’à la source des dogmes fon­da­men­taux d’où part la phi­lo­so­phie hégé­lienne : de cette « iden­ti­té du sub­jec­tif et de l’objectif » dans l’absolu que Hegel doit au sys­tème d’identité de Schel­ling, et de « l’idée de genèse, d’histoire » qui est esquis­sée dans les démons­tra­tions de la déduc­tion trans­cen­dan­tale des caté­go­ries de Kant. De même la méthode dia­lec­tique est esquis­sée chez Fichte, mais ce qui, chez Fichte, n’est que tâton­ne­ment, « essai » d’une déduc­tion aprio­ris­tique du monde à par­tir du sujet, se cris­tal­lise chez Hegel dans sa méthode dialectique.

L’idée de l’identité du sub­jec­tif et de l’objectif dans l’absolu, qui, de son côté, a le carac­tère d’un sujet, remonte à la source pre­mière de tout le trans­cen­dan­ta­lisme alle­mand, qui est la « déduc­tion trans­cen­dan­tale des caté­go­ries » dans la « Cri­tique de la rai­son pure » de Kant. Kant croyait y avoir prou­vé que c’est le Moi trans­cen­dan­tal, la « forme du Moi comme tel » qui crée les lois de la nature. Cette créa­tion se fait par la fonc­tion même du Moi, pen­dant que le Moi se forme lui-même – cette for­ma­tion du Moi comme tel est jus­te­ment démon­trée dans la Déduc­tion trans­cen­dan­tale. De là l’idée de genèse, d’histoire, et de la genèse, de l’histoire d’un Moi. – Je crois avoir démon­tré dans mon livre sur Kant [[Kant’s Begrün­dung der « deut­schen Phi­lo­so­phie » : Kant’s trans­zen­den­tale Logik, Kri­tik ihrer Begrün­dung, Bâle, 1947, Ver­lag für Recht und Gesell­schaft.]] que cette déduc­tion trans­cen­dan­tale repose sur une confu­sion de concepts : du concept du Moi comme tel, Moi trans­cen­dan­tal –, uni­té trans­cen­dan­tale de l’aperception – avec ce que Kant appelle « l’unité objec­tive de l’aperception », uni­té du mul­tiple « d’après des notions » ou « sous des notions ». Par suite de cette confu­sion, Kant en vint à la conclu­sion que toute mul­ti­pli­ci­té don­née à un moi est, par cela même, une uni­té « d’après une notion ». Et puisque sur ces notions – qu’il tâche de déduire comme ses douze caté­go­ries – reposent les lois de la phy­sique de New­ton, Kant pré­tend démon­trer que le moi est l’auteur des lois de la nature [[« Crit. de la rai­son pure », Logique transc., 1re éd., pp. 125, 126, 127, 128 ; 2e éd., p. 159 sqq., 163.]]. Il y a, au centre des démons­tra­tions kan­tiennes, toute une série de notions ambi­guës, telles que « nature », « objet », « uni­té », « syn­thèse », « uni­té syn­thé­tique », « uni­té syn­thé­tique de l’aperception ». Une fois, « nature », « uni­té », etc. dési­gnent ce qui est don­né simul­ta­né­ment à un sujet, ou don­né à un sujet comme tel. Une autre fois, ces termes dési­gnent : « Ce qui est sous une notion » ou « sous des lois ». « Ce qui est don­né simul­ta­né­ment à un sujet » – grâce à la mémoire, qui conserve [[Cf. « Crit. de la rai­son pure », 1re éd., p. 98 sqq. Syn­thèse de l’appréhension, de la repro­duc­tion, de la récog­ni­tion. 2e éd. ; § 16, spéc., p. 133, 134, 135.]] ce que le sujet vit dans ses syn­thèses empi­riques, acci­den­telles, de hasard, – est jus­te­ment ce qui fait « l’unité du Moi comme tel » ; et « ce qui est sous une notion » est ce qui est don­né à « l’unité objec­tive de l’aperception », qui pré­sup­pose une construc­tion libre « d’après des notions », par la fan­tai­sie, l’«imagination créa­trice ». Or, cette ima­gi­na­tion créa­trice, cette construc­tion libre ne joue aucun rôle dans les syn­thèses de hasard du sujet comme tel. Tout le rai­son­ne­ment de Kant repose sur cette équi­voque, et ce sont les dif­fi­cul­tés pro­cé­dant de ces confu­sions qui rendent la par­tie fon­da­men­tale de l’œuvre de Kant si obs­cure, si dif­fi­cile à pénétrer.

La conclu­sion kan­tienne : que le Moi comme tel – Moi trans­cen­den­tal, l’entendement pur – est l’auteur des lois de la nature, pro­vo­qua une sorte d’ivresse chez les phi­lo­sophes alle­mands, entre autres chez Fichte, qui déci­da que son « Moi abso­lu » ne pro­dui­rait pas seule­ment les lois de la nature, mais la nature, l’objet total. Schel­ling nom­ma « l’absolu » ou Dieu ce Moi abso­lu qui, chez Fichte, en se posant soi-même et en posant le monde, avait assu­mé les fonc­tions d’un Dieu créa­teur. Chez Hegel, il devient l’Esprit absolu.

Fichte ne réus­sit jamais à éta­blir sa déduc­tion, mais son pro­gramme devint celui de Schel­ling et de Hegel. Fichte lui-même avoua n’avoir pas com­pris la déduc­tion de Kant, mais tou­te­fois accep­ter le pro­gramme kan­tien pour des rai­sons affec­tives [[Fichte, éd. Medi­cus, III, 54.]].

4. Que le raisonnement hégélien défie la raison

L’identité du Moi abso­lu et du monde, chez Fichte, n’est donc qu’un pos­tu­lat engen­dré par des rai­sons affec­tives : par le besoin de Fichte de prou­ver un pou­voir illi­mi­té du Moi, la dépen­dance totale du monde par rap­port à ce moi, et l’indépendance totale du Moi vis-à-vis du monde, ou donc la « liber­té » totale du Moi abso­lu. Ce qui, chez Fichte, n’est qu’un pos­tu­lat, jamais réa­li­sé, chez Schel­ling et Hegel devient dogme. Les essais de Fichte pour déduire cette thèse sont la pre­mière esquisse de ce qui, chez Hegel, devient la méthode dia­lec­tique. Schel­ling fit des essais innom­brables de déduc­tion, qui, pour finir, eurent recours à des termes de théo­lo­gie et de mys­tique. La déduc­tion hégé­lienne enfin est la méthode dialectique.

Esquis­sée chez Fichte et remon­tant, dans sa forme de tri­pli­ci­té, au sché­ma des caté­go­ries kan­tien, spé­cia­le­ment à la caté­go­rie de la qua­li­té – réa­li­té, néga­tion, limi­ta­tion –, cette méthode démontre d’abord que tout A est en même temps non‑A. Hegel réa­lise cette démons­tra­tion par la « fal­la­cia secun­dum quid et sim­pli­ci­ter » d’Aristote [[Réfu­ta­tions sophis­tiques, 168 b.]] en confon­dant le juge­ment valable « sous un cer­tain rap­port » avec le juge­ment valable « abso­lu­ment ». Par exemple l’être – notion très géné­rale – est un « rien » « en temps que déter­mi­na­tion », donc il est un « rien » en lui-même (ein Nichts) ; « il n’est rien », il est donc sa propre néga­tion (mais la néga­tion de « être » est « non-être » et non pas « rien » [[Science de la logique. Ed. Glo­ck­ner, 4, 87 sqq.]]. Ou bien [[Ibid., 4, 511.]] l’identité n’est pas dif­fé­rence, elle est donc « dif­fé­rente » de la dif­fé­rence, donc « dif­fé­rence en elle-même », donc non-iden­ti­té ou sa propre néga­tion. – L’être devient donc Rien (« Nichts »), l’identité devient dif­fé­rence. La notion donc « se meut », elle a le mou­ve­ment en elle-même. Ain­si ce « mou­ve­ment » est « prou­vé » par la fal­la­cia secun­dum quid et sim­pli­ci­ter, « la confu­sion des points de vue » aux­quels est valable un juge­ment. – La syn­thèse hégé­lienne tient la place de la syn­thèse a prio­ri de Kant par laquelle devaient naître les concepts de l’entendement pur ou caté­go­ries, donc les concepts a prio­ri et, grâce à elles, les lois de la nature. Dans la syn­thèse hégé­lienne, la notion est iden­tique à sa propre néga­tion, à son contra­dic­toire. Mais Hegel sub­sti­tue au contra­dic­toire le contraire, le A et B au A et non‑A. Ain­si A devient « plus concret », puisqu’il est B : il s’enrichit en déter­mi­na­tions – déter­mi­na­tions qui sont donc déduites a prio­ri, en démon­trant le mou­ve­ment propre de la notion elle-même. Mais, en le confon­dant avec non‑A, Hegel peut choi­sir « un B quel­conque » ; par la méthode dia­lec­tique ON PEUT DONC « DÉDUIRE » CE QU’ON VEUT A PARTIR DE CE QU’ON VEUT, ET EN PASSANT PAR CE QU’ON VEUT. Ain­si, Hegel n’oppose pas au deve­nir le non-deve­nir, mais le dis­pa­raître (Ver­ge­hen). Ou quelque chose (Etwas) qui est « un indé­ter­mi­né » (A étant B) est « le néga­tif de lui-même » (non‑A), et avec cela « un autre » © [[Ibid., 4, 131.]]. Ou bien le quelque chose (Etwas), rela­ti­ve­ment à un autre (Anderes), est « l’autre de cet autre » (B), donc un autre en soi, donc « l’autre de soi-même » ©, donc il est « hors de lui-même » (D) (aus­ser sich) ou bien « éten­du » (E) : il est « quelque chose dans l’espace, le temps et la matière » [[Ibid., 4, 134.]]. Ou bien encore : l’un (A) est la néga­tion de tout être-un-autre (Anders­sein). Donc il contient « le néga­tif comme rela­tion », donc il porte « le néga­tif en lui-même » (une sorte de non‑A). Mais l’un « est » en même temps qu’il est le néga­tif ; l’un « se repousse » (C vis-à-vis de A) donc « de lui-même », ou bien il devient « plu­sieurs uns » (die vie­len Eins) (D), et il est le « venir hors de lui-même » de l’un, ce qui est « la pro­duc­tion des plu­sieurs » (das Pro­du­ziert­wer­den der Vie­len) (des D) [[Ibid., 4, 197.]].

Le moyen métho­dique géné­ral de Hegel consiste à déduire le dif­fé­rent du nié, un B (ou D ou E, etc.) d’un non‑A. Et tout A est non‑A grâce à une fal­la­cia secun­dum quid et sim­pli­ci­ter. Ce qui « se meut », ce sont donc les points de vue de Hegel, les­quels après avoir été chan­gés, sont confon­dus. Le « mou­ve­ment » de la notion n’est que le résul­tat trom­peur de confu­sions systématiques.

La méthode dia­lec­tique pré­sup­pose donc à cha­cun de ses « triples pas » (Drei­schritt) une com­bi­nai­son d’au moins deux sophismes, sans les­quels aucun de ces pas n’est réalisable.

Il s’ensuit que la méthode dia­lec­tique est un pro­cé­dé arbi­traire, et qu’une construc­tion qui repose sur cette méthode est illu­soire. La déduc­tion du monde, comme la pré­dic­tion d’un cours de l’histoire « pré­ten­du néces­saire », l’une et l’autre fon­dées sur cette méthode, ne sont que sophismes. Il en est donc de même dans la méthode dia­lec­tique du marxisme.

5. Que, non moins arbitraire, la construction marxiste défie l’expérience

Quant au fon­de­ment « maté­ria­liste » de la théo­rie de l’histoire mar­xiste, il est réfu­té « par l’expérience et la pra­tique », selon le cri­tère d’Engels [[Feuer­bach, 19 ; Dia­mat 142.]], c’est-à-dire par les dis­ci­plines modernes de la bio­lo­gie et de la psy­cho­lo­gie des pro­fon­deurs, qui démontrent que l’esprit, et même la vie, sont loin d’être une simple « image de la matière » et que l’homme n’est en aucune façon l’agent « sans volon­té et sans résis­tance » d’un déve­lop­pe­ment qui se pro­dui­rait indé­pen­dam­ment de lui et qui, du reste, se pro­dui­rait selon les règles d’une dia­lec­tique de l’histoire qui n’a jamais été prou­vée et qui ne peut être prou­vée, la pré­ten­due « dia­lec­tique » n’étant qu’un arbi­traire enchaî­ne­ment de sophismes quel­conques. D’ailleurs le feu pape du maté­ria­lisme dia­lec­tique Sta­line, dans la publi­ca­tion récente sur le mar­xisme et les ques­tions de la lin­guis­tique, réfute lui-même la théo­rie de la « base éco­no­mique » de la socié­té et de sa super­struc­ture, en consta­tant que le phé­no­mène de la langue ne fait par­tie ni d’une telle base ni d’une telle super­struc­ture, [[Ed. allem. Dietz, Ber­lin, 1951.]] puisque la langue russe, par exemple, n’a pas été tou­chée sen­si­ble­ment par les évo­lu­tions de l’économie en Rus­sie depuis le temps de Pou­ch­kine jusqu’à nos jours. Et dans les « Vopro­sy filo­so­fii », 1950 et 1951 [[Cf. Ueber for­male Logik und Dia­lek­tik, 29. Bei­heft zur « Sow­jet­wis­sen­schaft », Ver­lag Kul­tur und Fort­schritt, Ber­lin, 1952.]], il a paru toute une série d’articles sur la logique dia­lec­tique et la logique for­melle. Or, on put consta­ter [[Ibid., Bakradse, pp. 25, 26.]] en cette occa­sion que, dans leurs dis­cus­sions, tous les grands chefs du mar­xisme croyaient indé­fec­ti­ble­ment que leurs adver­saires étaient réfu­tés ; lorsque la réfu­ta­tion répon­dait bel et bien aux règles de la logique for­melle. Aucun de ces chefs mar­xistes ne s’est jamais ser­vi d’une logique dia­lec­tique en dis­cu­tant. – La rai­son en est bien simple : c’est qu’une logique dia­lec­tique comme science n’a jamais existé.

[/​Magdalena Aebi/​]

La Presse Anarchiste