La Presse Anarchiste

William Godwin ou l’anarchisme pacifique

C’est à notre ami André Prud­hom­meaux que nous devons d’avoir jugé utile, et actuel d’attirer l’attention des lecteurs de « Témoins » sur l’enseignement du grand théoricien anglais de la jus­tice, cette sec­onde des « grues méta­physiques » que nous pré­ten­dions ten­ter ici de restituer dans sa vérité, non point méta­physique on s’en doute, mais bel et bien humaine. Et nous nous réjouis­sions d’autant plus de pub­li­er un arti­cle de Prud­hom­meaux sur God­win que notre ami venait de longue­ment méditer la doc­trine de ce philosophe trop oublié de nos jours, en col­lab­o­rant étroite­ment à la rédac­tion et à la mise au point d’ensemble du cahi­er spé­ciale­ment con­sacré par Pen­sée et Action (Brux­elles, août–septembre 1953) à celui que Max Net­t­lau a appelé le précurseur de la pen­sée lib­er­taire. Mal­heureuse­ment, une suite de cir­con­stances indépen­dantes de nos com­munes volon­tés fait que le texte de notre ami n’est pas encore en notre pos­ses­sion au moment où nous devons nous résoudre à met­tre sous presse. Rai­son de plus pour sig­naler le numéro à l’instant men­tion­né de la valeureuse revue de Hem Day (Boîte postale 4, Brux­elles IX). L’on com­pren­dra tout de suite l’importance de ce « retour » à God­win en lisant ces lignes qui, dans « Pen­sée et Action » ser­vent de con­clu­sion à George Wood­cock : « Aujourd’hui, nous sommes à nou­veau là où God­win a com­mencé (enten­dons : en présence des résul­tats d’une révo­lu­tion autori­taire, celle que God­win avait sous les yeux étant la révo­lu­tion jacobine, et nous la révo­lu­tion bolcheviste puis stal­in­i­enne). Le mou­ve­ment ouvri­er lui-même nous a démon­tré, une fois de plus, l’influence cor­rup­trice de l’autorité ; et le social­isme d’État ne nous sem­ble pas moins lourd de men­aces que les monar­chies et les oli­garchies con­tre lesquelles God­win a com­bat­tu. Mais l’étude ana­ly­tique des struc­tures gou­verne­men­tales par God­win reste aus­si vraie aujourd’hui que lorsqu’il écrivait ; et, puisque nous cher­chons de nou­velles routes hors du chaos poli­tique et autori­taire, nous ne devons pas nég­liger d’étudier les con­clu­sions de ce précurseur de la pen­sée anar­chiste. » On le voit, les mots de lib­er­taire, d’anarchiste vien­nent à pro­pos de God­win, tout naturelle­ment sous la plume d’un Net­t­lau (ce grand spé­cial­iste des études bak­ounini­ennes) ou d’un Wood­cock. De fait, si ces ter­mes, au temps de God­win, n’existaient pas encore, il n’en a pas moins écrit, dans ce lan­gage qui date un peu qui lui est pro­pre : « Avec quelle joie tout ami éclairé de l’homme ne doit-il pas tourn­er les yeux vers cette phase déci­sive : la dis­so­lu­tion du pou­voir poli­tique ?» Ami des « rad­i­caux », et plus tard beau-père de Shel­ley, qui fut son dis­ci­ple, God­win, devant le délire ter­ror­iste déchaîné en France par les jacobins, fut le pre­mier à dénon­cer tout ce qui, dans l’idolâtrie de l’autorité, fait vio­lence à l’homme, à com­mencer par la vio­lence. (Com­ment ne pas songer, lisant God­win aujourd’hui, à la médi­ta­tion d’un Camus nous mon­trant, dans « L’Homme révolté », que toute la sara­bande de nos nihilismes a com­mencé par l’assassinat légal de Louis XVI ?) En de belles pages de ce cahi­er spé­cial de « Pen­sée et Action », Hem Day, se fonde pré­cisé­ment sur l’exemple de God­win pour expos­er une théorie de « La non-vio­lence comme tech­nique de libéra­tion » ; pages dignes, en vérité, d’être méditées longue­ment, encore que, pour notre part, si nous accep­tons de grand cœur la cri­tique de l’idolâtrie de la vio­lence, nous hési­te­ri­ons à lui sub­stituer un impératif de la non-vio­lence dans tous les cas. Il y a des cas où, comme à Berlin en juin 1953, là vio­lence reste sacrée. – Au reste, même cette dernière réserve suf­fit à soulign­er l’actualité de God­win et de son idéal de jus­tice. Et faute de l’article aupar­a­vant prévu de Prud­hom­meaux nous nous faisons une joie de repro­duire en revanche, avec l’autorisation de son auteur, la remar­quable étude suiv­ante d’André Prunier, parue pré­cisé­ment, sous un titre un peu dif­férent, dans l’hommage à God­win pub­lié par « Pen­sée et Action ».

[(« Il n’y a pas d’autre moyen d’améliorer les insti­tu­tions d’un peu­ple que d’éclairer l’entendement des citoyens. Quiconque s’efforce d’asseoir l’autorité d’une opin­ion, non par la rai­son mais par la force, peut avoir de bonnes inten­tions ; il n’en cause pas moins un tort immense à ceux qu’il pré­tend servir. »
[/William Godwin/])]

L’un des reproches que l’on peut adress­er aux Français, même inter­na­tion­al­istes, c’est d’ignorer sys­té­ma­tique­ment ce qui se fait à l’étranger, et de pren­dre trop aisé­ment leur pro­pre pays pour le nom­bril – ou le cerveau de l’univers. Ouvrons par exem­ple « l’Histoire de l’anarchie », de Ser­gent et Harmel (j’ai déjà dit les réus­sites et les insuff­i­sances de cet ouvrage dans un arti­cle de « Paru » qui m’a valu la cen­sure com­mi­na­toire de cer­taines autorités lib­er­taires) ; lisons-la de la pre­mière page à la dernière, et nous pour­rons con­stater un fait, dont Harmel et Ser­gent n’ont jamais fait mys­tère : con­traints de se lim­iter, nos his­to­riens se sont bornés à dépouiller la lit­téra­ture acces­si­ble « en langue française ». Ce qui est par­fait sans doute – et ils l’ont prou­vé – pour l’étude de Proud­hon et du proud­hon­isme en France, mais ne per­met que dans une faible mesure de se ren­dre compte des orig­ines et de l’évolution du mou­ve­ment à l’étranger. Prenons l’«Histoire du Mou­ve­ment anar­chiste en France », de J. Maitron ; nous en tirons l’impression jamais démen­tie que tout a com­mencé chez nous et par nous ; et il en est de même de la plu­part des ouvrages ana­logues, même s’ils veu­lent se hauss­er à des vues universelles.

Le résul­tat de cette méth­ode nationale fausse toutes les per­spec­tives. Elle fait de notre Grande Révo­lu­tion (et de quelques-uns de ses précurseurs, comme le curé Mes­li­er) l’origine de toutes choses, et con­duit à envis­ager l’anarchisme – voire même l’anarchie, puisqu’il ne s’agit de rien moins que cette con­stante éter­nelle de l’esprit humain – sous un angle essen­tielle­ment poli­tique. On lui assigne pour cli­mat la dém­a­gogie insur­rec­tion­nelle et ter­ror­iste, pour pro­gramme la dic­tature directe des mass­es – ou de quelques fana­tiques agis­sant en leur nom. Rien de plus con­ven­tion­nel, et mal­heureuse­ment de plus stérile, que cet « anar­chisme » de lyn­chage et de pil­lage aveu­gle qui fut certes celui de Jacques Roux et de ses pareils, mais qui équiv­aut à la sup­pres­sion de toute garantie de la sécu­rité et de la lib­erté indi­vidu­elles. Voir dans l’anarchisme une « aile gauche », impa­tiente et « enragée », du jacobin­isme ou du bolchevisme, une secte née des sat­ur­nales sanglantes du ressen­ti­ment et de la volon­té de puis­sance, pour som­br­er bien­tôt dans le sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité et la volon­té de servi­tude qui ramè­nent l’ordre sous la forme des pires tyran­nies, c’est mécon­naître la fécon­dité réelle d’une idée faite avant tout de la respon­s­abil­ité de l’homme envers lui-même, du refus de com­man­der et de servir, du respect d’autrui et de la maîtrise de soi.

Il est vrai que pour trou­ver un anar­chisme moins bruyant, essen­tielle­ment indi­vid­u­al­iste et non-vio­lent, à la fois volon­tariste et libéral dans le meilleur sens du terme, économique­ment con­struc­tif et con­scient de l’effort immense qu’il exige, il faut sans doute – Proud­hon et le proud­hon­isme mis à part – le deman­der aux fils de la Révo­lu­tion anglaise de 1648 et de la Révo­lu­tion améri­caine de 1776, plutôt qu’à ceux de la Révo­lu­tion française. Et ceci nous engage à nous chercher des ancêtres anglo-sax­ons pour leur deman­der le secret d’un anti­dote aux mil­i­tarismes indus­triels et aux total­i­tarismes révo­lu­tion­naires qui nous empoi­son­nent en atten­dant le moment de nous écras­er. Or, il s’agit de fléaux qui depuis plus de cent cinquante ans font déjà le tour du monde et qui ont leurs orig­ines en France même, avec la nation armée de Carnot, de Robe­spierre, de Saint-Just et de Napoléon le « jacobin botté ».

L’un des pre­miers à réa­gir saine­ment fut pré­cisé­ment l’Anglais William Godwin.

Les amis anglais de la Révolution en 1793

Les buveurs de sang, les faiseurs de harangues incen­di­aires, ne sont pas tou­jours les vrais nova­teurs, ni les vrais révoltés. En 1793, Jean-Paul Marat récla­mait mod­este­ment deux cent qua­tre-vingt-six mille têtes pour débar­rass­er la France des traîtres, « agents de Pitt et de Cobourg ». Mais Pitt avait fort à faire chez lui avec une oppo­si­tion auda­cieuse et intel­li­gente, qui désavouait la guerre et frater­ni­sait avec l’«ennemi », « sans trahir per­son­ne ». Elle ne comp­tait pour­tant que quelques têtes, mais bien faites.

Ain­si, tan­dis que la Révo­lu­tion française ne rasait guère les Bastilles (désertes) de l’Ancien régime que pour faire de la nation entière un camp retranché et y célébr­er les fêtes de la guerre et de la ter­reur, on voy­ait l’Angleterre paci­fique et libérale, celle de Fox et de Sheri­dan, « col­la­bor­er » avec l’esprit de Voltaire, de Diderot et de Con­dorcet, saluer l’anéantissement des priv­ilèges féo­daux par les féo­daux eux-mêmes, et accueil­lir avec la plus grande fer­veur le livre le plus auda­cieux qu’un penseur ait osé sign­er de son nom : les « Recherch­es sur la Jus­tice poli­tique », de l’ex-pasteur William Godwin.

L’auteur apparte­nait au petit cer­cle de let­trés, d’artistes et de philosophes qui com­pre­nait alors : Tom Paine, le har­di procla­ma­teur des « Droits de l’Homme » ; Will­liam Blake, le poète et graveur vision­naire qui par­courait alors les rues de Lon­dres en chan­tant, coif­fé du bon­net phry­gien ; Hol­croft, l’auteur dra­ma­tique, fils d’un cor­don­nier, anar­chiste avant la let­tre ; Richard Car­lyle, l’imprimeur athée ; Price, apol­o­giste de la République et mem­bre de la Société de la Révo­lu­tion : Wordsworth, le réno­va­teur de la poésie anglaise, qui se ren­dit en France à l’appel de la lib­erté ; son ami, le génial Coleridge ; Southey, auteur de « Walt Tyler », drame glo­ri­fi­ant la révolte des paysans anglais ; Hazlit, Lamb, de Quincey, essay­istes pres­tigieux. Sans par­ler de femmes, intrépi­des et char­mantes, comme Mary Wol­stonecraft, fon­da­trice du fémin­isme mil­i­tant, les actri­ces célèbres Sid­don et Perdi­ta Robin­son, d’autres encore.

Seul, Edmond Burke, théoricien du droit naturel, passé au con­ser­vatisme par réac­tion con­tre les « atroc­ités français­es », man­quait à l’appel. Les autres approu­vaient le soulève­ment éman­ci­pa­teur de « l’ennemi », comme ils avaient appuyé la séces­sion des colonies améri­caines – insurgées con­tre la métro­pole bri­tan­nique avec l’aide de la France.

Mais la Révo­lu­tion française était-elle « un bloc » comme l’a pré­ten­du plus tard Georges Clemenceau ? Fal­lait-il – pour être son ami – approu­ver indis­tincte­ment tous les par­tis qui s’en récla­maient et s’envoyaient récipro­que­ment à l’échafaud ? Ou bien encore la rai­son la meilleure apparte­nait-elle de droit à celui qui décap­i­tait tous les autres ?

Une tâche très déli­cate incom­bait aux spec­ta­teurs pas­sion­nés de ce drame où les Dieux hurlaient leur soif, comme, de nos jours, aux témoins des révo­lu­tions qui suivirent la pre­mière guerre mon­di­ale. Il fal­lait dégager l’acte libéra­teur de l’acte oppresseur, à l’heure où la révolte se change en tyran­nie ; sépar­er la révo­lu­tion elle-même du despo­tisme revig­oré qu’elle engen­dre l’épée à la main et qui par­le en son nom. C’est ce qu’a ten­té de faire, dans un écrit posthume, le puis­sant his­to­rien que fut Gugliel­mo Fer­rero, mort pen­dant la dernière guerre mon­di­ale. Mais cette dis­so­ci­a­tion, aus­si dif­fi­cile que féconde, est encore bien loin d’avoir porté ses fruits dans la con­science pop­u­laire française, intox­iquée par l’histoire offi­cielle. Elle fut opérée cepen­dant, à des degrés divers, par les hommes que nous venons de citer, dès 1792.

Mais si la révo­lu­tion des Français, légitime au départ et vic­to­rieuse en apparence, avait désas­treuse­ment échoué par le choix erroné des moyens – quelle autre méth­ode pro­pos­er désor­mais pour pro­mou­voir la lib­erté, l’égalité et la fra­ter­nité de tous les hommes ? C’est à cette ques­tion que répondait l’audacieux vol­ume de God­win.

L’homme le plus avancé de son temps

Deux forces se dis­putaient le monde poli­tique, au temps où God­win prit la plume pour rédi­ger « Enquiry con­cern­ing Polit­i­cal Jus­tice » : et il sem­blait impos­si­ble d’échapper à l’alternative d’un engage­ment com­pa­ra­ble à celui qui « s’impose » aujourd’hui aux pro­gres­sistes et aux libéraux, aux par­ti­sans et aux arti­sans de la paix, etc.

Hués comme « jacobins », à cause de leur oppo­si­tion irré­ductible à la poli­tique de Pitt, les rad­i­caux anglais de 1792 étaient en apparence voués à être con­fon­dus par l’opinion avec l’ennemi nation­al. Il sem­blait donc qu’il ne leur restât plus que cette alter­na­tive : ou capit­uler devant le con­ser­vatisme anglais, ou bien con­fon­dre leur cause avec celle du par­ti dom­i­nant en France, de quelques réserves qu’ils entourassent leur accep­ta­tion de la guerre dynas­tique d’une part, ou de la ter­reur révo­lu­tion­naire de l’autre.

God­win, coincé entre les anciens et nou­veaux sys­tèmes d’aliénation (féo­dal­isme ou nation­al­isme, monar­chie per­son­nelle ou dic­tature de la « volon­té générale »), ne pou­vait trou­ver refuge qu’en lui-même et, à quelque degré, dans la tra­di­tion libérale et protes­tante qui fait de la mai­son d’un Anglais sa forter­esse, de sa con­science un domaine invi­o­lable, et de la cohérence avec soi-même la plus bri­tan­nique des ver­tus. Il s’arracha au dilemme poli­tique en fon­dant sa théorie de la « juste cause » – non sur le Dieu de l’histoire et sur la Rai­son d’État, pas davan­tage sur la sol­i­dar­ité gré­gaire de la société spon­tanée – mais sur l’autonomie de l’individualité humaine, con­sid­érée comme siège de toute inspi­ra­tion et de toute rai­son, de toute con­nais­sance et de toute volon­té. C’était là une posi­tion intel­lectuelle, c’est-à-dire essen­tielle­ment liée à une forme par­ti­c­ulière de l’énergie men­tale : celle que les théolo­giens nom­ment « libido sci­en­di » et qui forme, à leurs yeux, avec la pas­sion de sen­tir, celle de domin­er et l’amour de Dieu, ou du des­tin, les qua­tre fac­teurs car­dinaux (les trois pre­miers pro­fanes, le dernier sacré) de toute l’activité des hommes.

Qu’il soit pos­si­ble de fonder une morale pra­tique sur la soif de con­naître et de com­pren­dre, sur le besoin de vérité, c’est-à-dire d’une réal­ité organ­isée par la rai­son, c’était là un des thèmes favoris de la « philoso­phie des lumières », thème dont nous ne nous attarderons pas ici à dis­cuter les dif­férents aspects. Suf­fit de dire que, pour God­win, dis­ci­ple de Hume, le car­ac­tère d’un indi­vidu se présente comme un pro­duit de l’expérience ou « sen­sa­tion » et de sa résul­tante immé­di­ate, le juge­ment ou « opin­ion » ; telle est pour lui la source véri­ta­ble et unique des actes humains. Mais tous ne sont point dic­tés directe­ment par les juge­ments de l’expérience : ils peu­vent l’être, comme c’est trop sou­vent le cas, par l’opinion vul­gaire ou « préjugé », et par l’imitation irraison­née de con­duites dont le monde nous donne le spec­ta­cle. L’«ignorance » et l’«erreur », sources du mal moral, sont aus­si envis­agées comme des per­sis­tances, des sur­vivances de sen­sa­tions et d’opinions détachées de leur con­texte réel : ce sont des pro­duits de l’inactivité men­tale ou d’une activ­ité insuff­isante. Au con­traire, la con­nais­sance de la vérité mène au bien moral, à la « jus­tice », conçue par God­win, non comme un com­pro­mis d’intérêts ou un équili­bre de forces, mais comme une dic­tée de la raison.

C’est dans cet idéal raisonnable que God­win cherche un refuge et un guide pour l’homme con­tre le monde tirail­lé entre les puis­sances ; et c’est cet idéal qu’il opposera à ces puis­sances, sur le ter­rain même où elles se présen­tent parées des attrib­uts d’une fausse « jus­tice ». Brisant avec la rai­son d’État, sous tous ses déguise­ments idéologiques, God­win invite ses con­tem­po­rains à le suiv­re dans une posi­tion intel­lectuelle net­te­ment antipoli­tique : la recherche et la mise en appli­ca­tion, mais surtout la prop­a­ga­tion, éduca­tive [[La foi de God­win en la pos­si­bil­ité de résoudre les ques­tions poli­tiques et sociales par une méth­ode de per­sua­sion qua­si socra­tique, le prédes­ti­nait à accorder une impor­tance de pre­mier ordre au prob­lème de l’éducation. Nous-mêmes, s’il faut l’avouer, vivons depuis trop longtemps en Suisse, ce pays par excel­lence des recettes péd­a­gogiques, pour ne pas nour­rir, peut-être plus que de rai­son, une assez vive méfi­ance à l’é­gard d’une « sci­ence », qui, du moins de nos jours, risque si sou­vent de devenir une fab­ri­ca­tion de sagesse en série. Toute­fois, les con­cep­tions éduca­tives de God­win pren­nent un intérêt de pre­mier ordre, spé­ciale­ment au point de vue du respect de l’individu et de ses lib­ertés, dès qu’on les com­pare à la péd­a­gogie du grand jacobin avant la let­tre que fut l’auteur de « l’Émile ». C’est ce dont s’est avisé fort méri­toire­ment, dans le numéro d’hommage à God­win de « Pen­sée et Action », Jean Cel­lo en une remar­quable étude inti­t­ulée « God­win con­tre Rousseau ». Les lecteurs de « Témoins » pour­ront s’en faire une pre­mière idée par la seule lec­ture de ce pas­sage dont la cinglante satire le dis­pute à la vérité :

« Le principe de Rousseau écrit Jean Cel­lo, c’est, comme il le proclame lui-même, l’éducation néga­tive – celle qui tend à per­fec­tion­ner les organes, les instru­ments de nos con­nais­sances, et qui pré­pare à la rai­son par l’exercice des sens. » « Cette édu­ca­tion néga­tive n’est pas oisive, tant il s’en faut : elle ne donne pas les ver­tus, mais elle prévient les vices ; elle n’apprend pas la vérité, mais elle préserve de l’erreur », ajoute-t-il. Pour mieux faire le vide robin­son­nesque autour de l’être qu’il prend en tutelle, Rousseau en fait un petit châte­lain, de riche famille et de noble nais­sance, mais d’une san­té à toute épreuve – et surtout il en fait un orphe­lin. Idée féconde ! Lep­el­leti­er de Saint-Fargeau, en 1793, pro­posera à la Con­ven­tion d’élever à la con­di­tion d’orphe­lins tous les enfants de la Nation française ; en les enfer­mant dans des étab­lisse­ments où ils béné­ficieront de l’égalité absolue, d’une nour­ri­t­ure fru­gale et d’une dis­ci­pline vir­ile ; en leur imposant un tra­vail sus­cep­ti­ble d’assurer leur entre­tien et celui de leurs maîtres, et, comme dis­trac­tion, la com­pag­nie vénérable de vieil­lards infirmes ou décrépits, « à qui ils prodigueront leurs soins respectueux », on pré­par­era ces pupilles de l’État à leur rôle de citoyens d’une république super-lacédé­moni­enne. Rousseau avait frayé la route en faisant des enfants de Thérèse Lev­asseur – des « orphe­lins », que l’internement dans un asile devait pro­téger con­tre le con­tact cor­rup­teur des Arts, des Sci­ences et des Let­tres ; général­isant son exem­ple, Napoléon cou­vri­ra la France d’internats où les enfants du siè­cle grandiront en rang et au son du tam­bour, et où, au jour et à d’heure dits, dans un mil­li­er de col­lèges, tout le monde com­posera en thème latin. Édu­ca­tion néga­tive s’il en fut, puisqu’elle se borne à isol­er l’enfant de l’erreur et du vice, sans con­tact avec la vie. Et comme tout le monde ne peut pas avoir un gou­verneur par­ti­c­uli­er pour « l’amener à l’âge de douze ans sans qu’il sût dis­tinguer sa main droite de sa main gauche », ce qui est l’idéal de Rousseau, défi­ni par lui-même, le gou­verneur, est, en fait, rem­placé par le gou­verne­ment jacobin, et l’isolement par la caserne – une caserne étant le lieu du monde où l’on est le plus occupé « à ne rien faire » et surtout « à ne rien appren­dre ».]] et paci­fique des vérités sur lesquelles repose la « con­cep­tion rationnelle de la justice ».

Un livre fondamental

L’ « Enquiry con­cern­ing Polit­i­cal Jus­tice », par­le le lan­gage d’une cri­tique sociale théorique, et non pas de la dénon­ci­a­tion vir­u­lente des abus et de la reven­di­ca­tion des réformes. Elle est exempte du prophétisme pas­sion­né qui fit le suc­cès de Rousseau et de ses héri­tiers. Elle ne se pro­pose pas non plus de décel­er des courants objec­tifs favor­ables dans l’évolution des choses, de fonder un mou­ve­ment organ­isé, ou d’établir un plan con­cret de société future. Elle ne traite que des prob­lèmes généraux inhérents à toute société ; mais cela, con­venons-en, avec une rigueur et une largeur de vues peu com­munes : et c’est en ter­mes qua­si algébriques qu’elle for­mule le thème le plus fon­da­men­tal de l’anarchisme : la supéri­or­ité des solu­tions « indi­vidu­elles et interindi­vidu­elles » par rap­port aux solu­tions « insti­tu­tion­nelles » des prob­lèmes humains.

L’œuvre est pesante et d’un style lourd, médi­tatif, encom­bré de red­ites et de pré­cau­tions, qui l’ont beau­coup vieil­lie. God­win n’a point l’élan ora­toire ni l’âpreté épi­gram­ma­tique qui car­ac­térisent le polémiste ; mais il donne au lecteur une impres­sion sérieuse et ras­sur­ante. Point d’effets de verve et de style ; un dosage minu­tieux de l’expression ; l’air inébran­lable de l’homme qui va posé­ment, qui sait où il va et qui sait ce qu’il dit. L’«Enquiry » se prête malaisé­ment à la cita­tion et peut-être moins encore à la tra­duc­tion, encore que Ben­jamin Con­stant, l’auteur de l’admirable traité sur « L’Esprit de con­quête » ait entre­pris d’en don­ner une ver­sion et ait sig­nalé God­win à l’attention dans ses « Mélanges poli­tiques et lit­téraires ». Mais toute une généra­tion d’hommes éclairés, en Angleterre, a lu et dis­cuté cet ouvrage, trois fois réédité en cinq ans, mal­gré son car­ac­tère abstrait, son vol­ume et son prix très élevé, presque pro­hibitif. Les tra­vailleurs qui devaient fonder plus tard le pre­mier mou­ve­ment ouvri­er organ­isé du monde, à l’appel de Robert Owen et de précurseurs dont le nom est resté obscur, étaient ces exploités de fab­rique qui avaient for­mé des sociétés de plusieurs cen­taines de mem­bres pour acheter en com­mun et se pass­er de main à main – on pour­rait dire de cerveau en cerveau – le livre qui con­te­nait, dis­ait-on, la révéla­tion com­plète du mys­tère de l’injustice et la clé d’un monde futur d’harmonie et de lib­erté. Il est presque impos­si­ble de sures­timer l’influence d’un tel ouvrage – bien qu’il soit ensuite tombé en oubli – sur la for­ma­tion des tra­di­tions lib­er­taires qui ont dom­iné le tra­vail­lisme nais­sant et qui l’empêchent encore de s’égaler poli­tique­ment aux formes les plus bru­tales du social­isme éta­tique. Mais ce n’est pas seule­ment un rôle de fac­teur his­torique qu’il con­vient de lui recon­naître, et l’écrivain anar­chiste George Wood­cock, qui a pour ain­si dire redé­cou­vert God­win, ne s’est pas trompé en le con­sid­érant comme l’un des plus actuels, et le plus actuel peut-être, des grands penseurs libertaires.

Le monde total­i­taire instau­re le « mono­pole des insti­tu­tions humaines », toutes empris­on­nées dans le réseau bureau­cra­tique des « organ­isa­teurs » et dans le filet polici­er des « indi­ca­teurs » et « provo­ca­teurs » de tout ordre. Sur ce plan, qui est celui de la pen­sée, sa tâche est de beau­coup la plus dif­fi­cile. Car la prise de con­trôle et l’usage sys­té­ma­tique des moyens matériels et organ­isatoires de pro­pa­gande ne suf­fit pas ; il s’agit de s’emparer des con­sciences. Or, dans l’état actuel des tech­niques psy­chologiques, la monop­o­li­sa­tion de l’information et du juge­ment « privés » paraît impossible.

Il sem­ble donc indiqué de porter l’activité anar­chiste sur son ter­rain le plus favor­able, et qui est celui où elle a réal­isé dans le passé les plus grands suc­cès : le ter­rain de l’opinion privée, « la pen­sée en tant qu’elle échappe à tout autre con­trôle qu’à celui de la pen­sée même ».

La sen­si­bil­ité de l’adversaire est extrême en ce domaine : preuve en est l’activité fébrile des min­istères de la « pro­pa­gande », ou de l’«information » (viol men­tal des foules) ; preuve en est la chas­se dés­espérée livrée à l’hérésie, même secrète ; preuve en est enfin la portée morale con­sid­érable, fût-ce dans la geôle la mieux cade­nassée, des formes élé­men­taires d’appel à l’opinion intime ; à la con­science pro­fonde, que sont « la grève de la faim » et cer­taines formes de la « résis­tance non violente ».

Pré­cisé­ment, God­win, de tous les penseurs anar­chistes, est celui qui a le plus insisté sur la toute-puis­sance sociale de l’opinion, au point même de refuser absol­u­ment tout autre ter­rain de com­bat que la rai­son humaine, tout autre moyen d’action que l’énonciation calme et lucide, argu­ments à l’appui, de ce qu’il croit être la vérité.

C’est que God­win avait sous les yeux les résul­tats déce­vants de la dém­a­gogie peu­do-libéra­trice des clubs révo­lu­tion­naires français et autres comités de salut pub­lic, et, par ailleurs, les effets remar­quables de la dif­fu­sion philosophique et sci­en­tifique opérant ce que Proud­hon appellera une « démopédie », à tra­vers le mou­ve­ment libéral-ency­clopédique, dit de l’Aufklärung, ou des Lumières.

D’esprit calme et pondéré, God­win ne pou­vait man­quer de préfér­er tout effort d’instruction libre et sincère aux tur­bu­lences chao­tiques de l’«agitation ».

Et – son tem­péra­ment aidant, qui était celui d’un homme de cab­i­net et non de tri­bune ou de bar­ri­cade – il entre­prit de replac­er la lutte éman­ci­patrice sur le ter­rain de la péné­tra­tion paci­fique des idées.

[/André Prunier [Prud­hom­meaux] /]


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