La Presse Anarchiste

Épilogue à l’affaire Rosenberg

On doit la véri­té à ses amis, même s’il n’y a que la véri­té qui blesse. « L’hystérie euro­péenne », concer­nant l’affaire Rosen­berg a fait lever les épaule à de nom­breux Amé­ri­cains libé­raux, qui furent autre­fois les défen­seurs de Sac­co et de Van­zet­ti, de Moo­ney et de Billings, des nègres de Scatt­bo­rough et de bien d’autres vic­times – toutes, je l’admets, infi­ni­ment plus sym­pa­thiques que les dis­cu­tables com­parses d’un gang inféo­dé au MVD. J’admets aus­si qu’il y avait quelque chose de gro­tesque dans le bruit fait autour de deux vic­times aus­si « dis­cu­tables » que les Rosen­berg, alors qu’à Ber­lin tom­baient, sous le feu des tanks, les héros de l’émeute anti-tota­li­taire. Mais à qui la faute ? L’opinion publique, dans ses éga­re­ments stu­pides ou géné­reux, est un « fait » pour qui se targue d’objectivité ; et elle impose un « test » à qui pro­fesse le prag­ma­tisme en poli­tique. Défier gra­tui­te­ment l’opinion mon­diale, dans un cas comme celui des Rosen­berg, ne rien vou­loir écou­ter des conseils pro­di­gués par des alliés atter­rés ; insul­ter aux sen­ti­ments pro­fonds et hono­rables de nations entières, cela ne sup­pose-t-il pas, de la part d’hommes pra­tiques, réa­listes, aux cer­veaux lucides et froids, une dose sin­gu­lière de sot­tise et de vani­té ? C’est être soi-même « hys­té­rique », que de jeter du pétrole sur le feu en exci­tant l’hystérie des autres.

Le geste du bon sens, on l’espère, c’est du pré­sident Eisen­ho­wer qu’on pou­vait l’attendre ; il jouis­sait de l’autorité morale suf­fi­sante pour res­ter à la fois le héros et le deus ex machi­na du drame, comme l’avait été Tru­man aux yeux de l’Europe dans l’affaire Mac Arthur. Qu’on le veuille ou non, le pré­sident des États-Unis a raté la plus belle occa­sion qui lui ait été don­née de s’élever au-des­sus des imbé­ciles de tous les pays, à com­men­cer par le sien. Dans cette affaire telle qu’elle pas­se­ra à la pos­té­ri­té, il n’y a plus d’autres héros que les deux exé­cu­tés et le magis­trat protestataire.

En dépit des aver­tis­se­ments pro­di­gués par tous les non-com­mu­nistes du monde entier à leurs amis des USA, Ethel et Julius Rosen­berg ont pris rang par­mi les mar­tyrs de la « nou­velle foi », qui, les tra­ver­sant, a pas­sé à tra­vers les foules atten­tives des cinq conti­nents. Leur légende a été scel­lée par la foudre du sup­plice, et la por­tée morale de cette exé­cu­tion reste telle, que l’anti-américanisme y a trou­vé force et vie pour des dizaines d’années et peut-être davan­tage. Objec­ti­ve­ment par­lant, il y a là un impon­dé­rable psy­cho­lo­gique plus puis­sant que la pos­ses­sion de n’importe quel secret de phy­sique nucléaire. Rien n’est plus dan­ge­reux que la réac­tion en chaîne de l’exemple : der­rière le couple de petits-bour­geois qui n’a pas recu­lé devant un devoir de fidé­li­té, se des­sinent les ombres de mil­lions de petites gens qui, demain, accep­te­ront d’être dés­in­té­grés tous ensemble, par obs­ti­na­tion de loyau­té à quelque idée sociale « absurde » ou à quelque fra­ter­ni­té « criminelle»…

Or, s’il est absurde et cri­mi­nel, de la part d’un homme ou d’une femme habi­tant un pays démo­cra­tique où sont res­pec­tées les garan­ties élé­men­taires des « droits indi­vi­duels », de conspi­rer en faveur d’un empire de conquête et d’esclavage qui vise à les abo­lir dans le monde entier, il n’est pas moins absurde, de la part des auto­ri­tés de ce pays, d’exiger de cet homme ou de cette femme le même genre de sou­mis­sion spi­ri­tuelle qu’un césar dou­blé d’un pape pré­tend exi­ger de ses sujets. Le « droit indi­vi­duel » des Rosen­berg, tel que le conçoit l’univers civi­li­sé, était de ne pas avouer, de ne pas dénon­cer, de ne pas com­pro­mettre leurs amis, de ne pas ser­vir leurs enne­mis. Le droit légal de la jus­tice amé­ri­caine était de les punir pour leurs délits avé­rés et prou­vés, selon la cou­tume de la loi, et non pas de châ­tier leur silence et leur insu­bor­di­na­tion morale.

Il y a des degrés de la fidé­li­té que l’État – selon qu’il est libé­ral, des­po­tique ou tota­li­taire – exige des admi­nis­trés. Dans l’État « libé­ral », on dis­tingue entre le simple admi­nis­tré et le magis­trat asser­men­té : la conspi­ra­tion ou rébel­lion de l’administré est une action punis­sable, en tant qu’atteinte à la sûre­té de l’État, mais qui n’entache pas l’honneur et ne mérite pas l’application d’une peine infa­mante ; seul le viol du ser­ment civique ou mili­taire par les ser­vi­teurs volon­taires de l’État est une tra­hi­son et une félo­nie. Dans l’État « des­po­tique », où tout sujet est cen­sé avoir pro­mis obéis­sance et fidé­li­té au sou­ve­rain, on tend à consi­dé­rer comme traître et félon ce ser­vi­teur indigne qu’est le conspi­ra­teur démas­qué. Dans l’État « tota­li­taire », enfin, il est enten­du que l’abnégation per­son­nelle à l’égard du Prince, de cœur et d’esprit, en fait et en pen­sée, par action et par omis­sion, est la vie même du citoyen, si bien que cette abné­ga­tion réduit à rien la foi jurée des amis, celle des époux, les liens du sang, et le prin­cipe même de l’intégrité indi­vi­duelle. L’État tota­li­taire punit donc « à bon droit » comme traître tout ce qui ne s’identifie pas à sa volon­té ; il punit « à bon droit » comme traître tout ce qui ne tra­hit pas à son pro­fit le secret de la pro­fes­sion, de la confes­sion, du lit conju­gal, de la confi­dence la plus secrète et de la conscience même. En résu­mé, le res­pect de la parole don­née et l’obéissance aux lois posi­tives, voi­là ce que l’État « libé­ral » obtient de ses admi­nis­trés ; plus exi­geant l’État « des­po­tique » demande à ses loyaux sujets la fidé­li­té du sol­dat et l’obéissance pas­sive aux ordres reçus ; mais seul l’État « tota­li­taire » est le Dieu jaloux qui veut le sacri­fice et l’adoration abso­lue de tout ce qui respire.

Cela dit, qu’est-ce qu’un agent secret ? C’est un homme qui se cache pour « ser­vir » l’État son maître. Qu’est-ce qu’un traître ? C’est celui qui se cache pour « des­ser­vir » l’État son maître. Le capi­taine Drey­fus arrê­té lors d’une mis­sion secrète en Alle­magne aurait pu être légi­ti­me­ment puni comme « espion » sans que la conscience morale s’en insur­geât ; mais le capi­taine Drey­fus, condam­né en France comme « traître », était l’objet d’une injus­tice, car il n’était pas vrai qu’il fût au ser­vice de l’Allemagne. Pre­nons main­te­nant Julius Rosen­berg ; il fut un agent secret sovié­tique ; était-il « espion » ou « traître » ? Il était traître, nous affirme-t-on, puisqu’en ser­vant loya­le­ment les Soviets il opé­rait sous le voile de la citoyen­ne­té amé­ri­caine ! Mais la citoyen­ne­té d’un pays libé­ral est un état de fait, non un ser­ment de fidé­li­té comme celui de l’officier ou du juge. La preuve, c’est que le fait d’être com­mu­niste est recon­nu aujourd’hui comme com­pa­tible avec la citoyen­ne­té des États-Unis et comme com­por­tant cepen­dant une pré­somp­tion d’infidélité à ce même pays. Si Rosen­berg était com­mu­niste, dira-t-on, il devait le mani­fes­ter et non le cacher. Eh bien, admet­tons donc un moment qu’il soit consi­dé­ré comme traître, ce qui signi­fie qu’on dénonce en lui un faux Amé­ri­cain et un vrai Sovié­tique ; mais alors, qu’on soit logique et qu’on ne lui demande pas de tra­hir une seconde fois, de tra­hir son « vrai » maître, ses « vrais » cama­rades, son épouse et lui-même ! Car si une tra­hi­son est un crime, elle ne peut être rache­tée par une seconde trahison.

Oh ! je n’irai pas jusqu’à dire, comme l’on fait quelques-uns de nos amis, que Rosen­berg, sym­pa­thi­sant com­mu­niste, se devait de livrer à la Rus­sie les secrets ato­miques sur les­quels ils pou­vaient mettre la main. Dire cela, c’est dire que le petit Maxi­mov devait dénon­cer son père, que Rajk devait se décla­rer un immonde fas­ciste ; et Slans­ky un agent du sio­nisme international.

Autre chose est de recon­naître la « logique » du tota­li­ta­risme – autre chose est de dévoi­ler par exemple au sym­pa­thi­sant com­mu­niste une par­tie des mons­truo­si­tés à quoi ren­ga­ge­ront (à quoi l’engagent déjà) son adhé­sion à un régime abso­lu­ment immo­ral – et autre chose est de recon­naître cette immo­ra­li­té comme la loi à laquelle doivent jusqu’au bout se sou­mettre les pri­son­niers du totalitarisme !

« Les droits de l’homme sont impres­crip­tibles », ont affir­mé nos aïeux de 1789, enten­dant par là que l’homme pou­vait, au grand jour, et de son propre chef, bri­ser ses pactes d’esclavage avec son propre pas­sé, dénon­cer les vœux éter­nels, reje­ter les sujé­tions héré­di­taires, recou­vrer les liber­tés abdi­quées, bref recon­qué­rir les biens et les valeurs alié­nés par lui au jour de la servitude.

Il serait faux d’enfermer Rosen­berg ou n’importe quel com­mu­niste dans sa propre morale, en lui disant que son « devoir » est en effet de pré­pa­rer ou d’accomplir la des­truc­tion maté­rielle et morale d’un monde, si cela convient à ses maîtres [[Comme nous sommes de ces quelques amis d’A. P. qui ont dit – et même nous l’avons écrit – que, si les Rosen­berg avaient été, et nous insis­tons sur ce si, com­mu­nistes et qu’ils eussent eu des ren­sei­gne­ments sur la bombe, mais se fussent abs­te­nus de les trans­mettre, c’est alors qu’ils auraient été « cri­mi­nels », nous croyons devoir faire remar­quer en toute ami­tié à notre cama­rade : 1. Que notre argu­ment était beau­coup plus d’ordre psy­cho­lo­gique que juri­dique ou même éthique : un com­mu­niste qui se trou­ve­rait dans la situa­tion indi­quée plus haut, et qui n’agirait pas en consé­quence, ne pour­rait plus que se consi­dé­rer lui-même comme un lâche. 2. Ce qui ne revient pas à dire que nous ayons vou­lu enfer­mer les mal­heu­reux Rosen­berg – tou­jours en admet­tant qu’ils aient été com­mu­nistes – dans l’impasse de l’impératif d’immoralité qui explique assu­ré­ment tant de faux aveux ou la dénon­cia­tion du petit Maxi­mov Slans­ky contre son propre père, tout comme il expli­que­rait le pro­pos déli­bé­ré « de pré­pa­rer ou d’accomplir la des­truc­tion maté­rielle et morale d’un monde ». Psy­cho­lo­gi­que­ment, pour un com­mu­niste occi­den­tal – et nous ne disons pas du tout, encore une fois, que ç’ait été le cas des Rosen­berg – qui dis­po­se­rait de ren­sei­gne­ments concer­nant les armes nucléaires, la ques­tion n’est pas de faire ser­vir celles-ci à la des­truc­tion pré­mé­di­tée du monde capi­ta­liste où il vit, mais bien de per­mettre au pays qu’il a la stu­pi­di­té de prendre pour celui du socia­lisme de se défendre. Dans sa pauvre caboche, il est même pos­sible que l’infortuné, dro­gué par le sérum extrait de la colombe à Picas­so, et donc se per­sua­dant de mettre les adver­saires à éga­li­té de moyens, et pas davan­tage, s’imagine de bonne foi (car l’idiotie humaine est incom­men­su­rable) tra­vailler pour la paix. Évi­dem­ment, ça ne tient pas debout ; mais la jus­tice d’un pays libé­ral (ou qui pré­tend l’être) n’a pas à exé­cu­ter les gens pour leur bêtise. Et d’ailleurs, même la bombe ato­mique n’y suf­fi­rait pas. (J. P. S.)]]. Il serait éga­le­ment faux de pré­tendre impo­ser à Rosen­berg ou à n’importe quel com­mu­niste ce ren­ver­se­ment qui ferait de lui l’esclave tota­li­taire des USA au lieu de celui de l’URSS. La cause du libé­ra­lisme démo­cra­tique n’a pas besoin de tels esclaves, et elle se désho­no­re­rait en les employant. Ce qu’on peut deman­der à un com­mu­niste déçu ou vain­cu, c’est de com­prendre qu’il a fait fausse route, et de reve­nir à lui-même, à ses droits et à ses res­pon­sa­bi­li­tés impres­crip­tibles. Ce qu’il y a de tra­gique dans l’Affaire Rosen­berg, c’est qu’après tout rien ne prouve que ces deux êtres sont morts pour Sta­line ou pour Mal­en­kov, comme il a pu le paraître, grâce au pré­sident Eisen­ho­wer. Leurs lettres donnent à pen­ser qu’ils sont morts l’un pour l’autre et cha­cun pour soi.

[/​A. P./] 

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