Autant, et ce n’est pas peu dire, que d’être, lorsqu’il vous accueille si parfaitement égal à lui-même et, – c’est la même chose, – si merveilleusement pareil à son œuvre, oui, autant que de tout cela, je suis reconnaissant à Charles Vildrac de m’avoir révélé l’existence, aujourd’hui proprement miraculeuse, de Lucienne Desnoues. Car le poète du « Livre d’amour », ne parle pas de lui-même, mais de ses propres admirations.
Quand donc, sur le conseil de Vildrac, j’eus réussi à faire venir les deux minces plaquettes de Lucienne Desnoues et que, certain soir, après je ne sais plus quelle besogne desséchante acceptée – il faut bien – pour le bifteck, je les ouvris, j’avais presque peur que la fatigue ne me permit pas de les approcher avec ce minimum de réceptivité que réclame un poète.
Je fus bien vite rassuré.
Et d’ailleurs je ne pensai même pas que je l’étais : d’emblée, le « Jardin délivré » (préface de Charles Vildrac, éditions Raisons d’être), puis « Les racines » (même éditeur) avaient installé en moi leur chant.
Comme Vildrac l’a écrit de la poésie de Le Maguet, celle de Lucienne Desnoues, elle non plus, ne fera pas « glousser nos Cathos et nos Magdelon ». Au lieu de ces colifichets dont, sous prétexte d’art moderne, mal compris d’ailleurs et réduit à une espèce de rhétorique à rebours, on nous rebat les oreilles ou, plus exactement, dont on nous brouille la cervelle, les poèmes tout ensemble exquis et drus de Lucienne Desnoues ont « seulement », à nous apporter, outre la merveille d’elle-même, qui est poète comme on respire, ces « banalités », que sont l’âme, l’amour, la nature.
Il faudrait tout citer, en particulier de l’adorable suite intitulée « Variations sur un petit bois » où, peignant un boqueteau, Lucienne Desnoues a fait entre les feuilles, entre les branches, comme son propre portrait (tout cela est si authentique chez elle qu’on peut sans le moindre ridicule écrire qu’il y a, en cette enfant de Seine-et-Oise, de la dryade) :
J’ai senti palpiter sous ta broussaille épaisse
L’amour ailé de grâce, un peu cambré d’orgueil.
Tes feuilles m’ont chanté la biche et le chevreuil
Toujours prêts à la fuite et prêts à la caresse
Toujours au bord des eaux, toujours au bord des pleurs…
… Petit bois de cambrousse…
… qui t’a chanté les biches
Les biches aux longs cils dont tu parles si bien ?
Peut-être un hallali perdu, peut-être rien
Que mon cœur ombragé par un chêne trop riche
Mon cœur ailé de grâce, un peu cambré d’orgueil
Toujours au bord des pleurs, mon cœur un peu chevreuil ?
Pour ceux qui n’ont pas encore lu ces œuvres (les veinards ! car il leur reste à les découvrir), je dirai : imaginez une Desbordes-Valmore moins penchée, une Cécile Sauvage plus robuste, – imaginez surtout une sœur de Colette, qui aurait le don du vers. Et encore ceci est-il bien insuffisant : Lucienne Desnoues est Lucienne Desnoues ; on ne saurait la définir par des associations littéraires. Dans « Le degré zéro de l’écriture » M. Barthes (l’un des tenants de ce que je ne me rappelle plus qui baptisait récemment la « critique terroriste »), se gausse de l’écrivain encore artisan de lettres, genre Valéry ou Gide.
Sans avoir aucun rapport avec ces grands intellectuels, que l’on voudrait déconsidérer pour être restés fidèles à l’artisanat de leur métier, de concert avec son jeune mari Jean Mogin Lucienne Desnoues, à ce que me racontait Vildrac, s’honore de l’amitié de Lucien Jacques, qui fait dans son Midi les beaux « Cahiers de l’Artisan ».
Bravo, jeune couple et aîné toujours jeune, bravo, jeunesse éternelle, qui nous consolez des coupages de cheveux en quatre, lesquels sont d’ailleurs devenus des cheveux de perruque synthétique, artificiels.
Mais sur Lucienne Desnoues, dans un article de « Coopération » (3 oct. 1953) consacré au seul recueil « Les Racines » (dans lequel, comparé à « Jardin délivré » – que Lucienne Desnoues me permette, comme par droit d’aînesse, de le lui dire en toute respectueuse et admirative sympathie – elle atteint à un métier si sûr qu’on a par endroits envie de lui murmurer : attention, d’abord et toujours le chant profond !), Claude Le Maguet a dit l’essentiel. Aussi est-ce avec joie que, puisqu’il a l’amitié de me le permettre, je lui laisse la parole en citant ici tout son texte :
Les Racines par Lucienne Desnoues [[Éditions Raisons d’être, 2, rue des Beaux-Arts, Paris.]]
Les racines, oui. Et pas seulement parce que le livre est dédié surtout aux arbres tant aimés. Cette poésie tient toute à la terre. Profondément implantée dans son sol, au cœur de son temps, elle fait refleurir une jeunesse. Tout un Paradis perdu et rappelé à nous par la grâce merveilleuse d’un chant. A l’écart des diseurs de mots, Lucienne Desnoues ressuscite le pays, la maison, les jours, les travaux, les attachements, un monde traversé de souffles, chargé d’agrestes odeurs, rempli du bruit des vieux métiers, rendu aux raisons et à l’amour de vivre, à la sagesse, au sens profond. Nous revoici au milieu des choses, qui ont retrouvé leur ordre naturel et qu’un beau langage naturel authentifie. Lucienne Desnoues est dans leur secret. Sa poésie naît de la confidence qu’elle en reçoit. Elle possède étonnamment et le sens du concret et le don de la vie. Par là, elle s’apparente à la grande Colette. Mais ne faut-il pas beaucoup de sentiment, et du vrai, pour aborder avec une pareille amitié le monde le plus simple, celui des objets usuels, trop fidèles pour qu’on les en remercie, trop familiers pour qu’on pense à leur grâce ?
Mais dont le cœur connaît le coma lourd des mares,
Seau du puits qui montez l’eau sévère, et vous jarres
Que la saumure emplit comme d’un gros chagrin,
Cuivres à la retraite, oisives porcelaines,
Porcelaines aux murs, sans fêlure ni chant,
Apprenez que la cruche oubliée au couchant
A jubilé toute la nuit sous la fontaine.
De tous les sens en éveil, tout chante chez Lucienne Desnoues (et dans tous les mètres ; l’heptamètre et l’octosyllabe surtout ont de fraîches musiques), avec quelle simplicité, quelle aisance inspirée, en des vers si constamment, si heureusement trouvés !
Mais voici qui ne reviendra plus. Comme ils éveillent en nous de souvenirs, ces couplets qui rappellent la marche humaine des choses, les jours bénis où le temps, avec sa coulée d’éternité, était du temps :
Reconnaissez le cri des nocturnes fardiers,
Reconnaissez le cri déjà presque oublié
Du nocturne fardier traînant sa charge basse.
. . . . . . .
Par l’ombre d’un cheval et d’un arbre enchaîné
L’adorante lenteur caresse vos façades.
Dérisoire, nous le savons bien, dans le concert des moteurs incongrus, cette voix des regrets qui crie en nous. Et l’époque est telle que si vous ne vous sentez pas en être, elle permet à peine que vous soyez. Ainsi, Lucienne Desnoues imagine-t-elle, dans un très beau poème final, que les arbres ont compris « la leçon » (c’est le titre). Se sentant de trop
Où nul ne les regardait plus,
Les beaux grands arbres des talus,
Les saules courtauds des prairies
Et les bouleaux si vite émus,
Tous les fils de ligneuse race,
Du long tremble au chêne carré,
Méprisants et désespérés,
Tinrent concile dans l’espace
Et décidèrent d’émigrer.
Et il faut voir de quelle admirable envolée elle les fait envoler, Lucienne Desnoues, ses chers arbres !
Comme je comprends qu’un aussi beau poète ait été distingué par un maître tel que notre Vildrac.
[/Claude