La Presse Anarchiste

La vie quotidienne des travailleurs en Bulgarie

L’ar­ticle qui suit est un témoi­gnage qui se limite volon­tai­re­ment aux infor­ma­tions à l’in­té­rieur de la Bul­ga­rie. À l’Ouest, une série de faits sont connus, comme l’ar­res­ta­tion fin 1974, de sept anar­chistes, dont Khris­to Kolev Jor­da­nov, âgé de 68 ans et qui tota­lise dix ans de pri­sons fas­cistes, neuf ans dans celles des com­mu­nistes et qui est assi­gné à rési­dence dans un vil­lage depuis 1971. 

D’un point de vue glo­bal, la Bul­ga­rie est le plus fidèle satel­lite de l’URSS et il y aurait 20 000 per­sonnes empri­son­nées sur une popu­la­tion de 8 mil­lions d’ha­bi­tants, dont cer­tains dans des cli­niques psy­chia­triques (voir la bro­chure « la répres­sion en Bul­ga­rie » de Kiril Yanat­ch­kov citée dans le Monde, 2 – 12-76). 

Ce témoi­gnage devrait être le point de départ d’une infor­ma­tion non triom­pha­liste sur les pays de l’Est, et ceux domi­nés par un par­ti com­mu­niste en Amé­rique, Afrique et Asie.

― O ―

Les sta­tis­tiques offi­cielles étant faus­sées, les infor­ma­tions natio­nales pra­ti­que­ment inexis­tantes, les infor­ma­tions des membres de la famille et des amis sujettes à défor­ma­tion, la plu­part de nos chiffres et donc de nos géné­ra­li­sa­tions sont pure­ment hypo­thé­tiques ― bien que reflé­tant une opi­nion cou­rante ― et n’en­gagent que nous-mêmes, ce qui est du reste, la situa­tion de tous ceux qui écrivent sur ce sujet. 

Nous n’en­tre­pren­drons pas une mise au point éco­no­mique et his­to­rique, et nous nous limi­te­rons à la situa­tion présente. 

En Répu­blique Popu­laire de Bul­ga­rie, tout citoyen est tra­vailleur, et est sou­mis au moule de l’é­mu­la­tion socia­liste : « Le tra­vail sous le socia­lisme est un tra­vail libé­ré de l’ex­ploi­ta­tion ». « Tant que le tra­vail n’est pas deve­nu un besoin natu­rel dans la plus grande masse des membres de la socié­té, la tâche de l’é­tat socia­liste est d’or­ga­ni­ser le tra­vail social de façon à ce que celui qui tra­vaille plus et mieux, reçoive une plus grande part de pro­duit du tra­vail social ». « L’é­ga­li­ta­risme des salaires est carac­té­ris­tique de la concep­tion petite-bour­geoise ». (Manuel d’é­co­no­mie poli­tique obli­ga­toire à l’u­ni­ver­si­té ; l’é­tude du par­ti com­mu­niste bul­gare, du par­ti com­mu­niste russe de la langue russe, de la défense pas­sive et de la gym­nas­tique étant cinq matières obli­ga­toires pour deve­nir méde­cin, agro­nome, chi­miste, etc. ; tra­duc­tion du manuel russe édi­té en 1954 tra­duit en bul­gare en 1955, tou­jours uti­li­sé, p. 553, 555, 559.) 

Autre­ment dit, l’im­por­tance des salaires va dépendre de la fonc­tion poli­tique ou des ami­tiés poli­tiques. Par consé­quent la coop­ta­tion (entrée dans un groupe, si les pre­miers sont d’ac­cord), les rap­ports de famille, les liens d’o­ri­gines locales (par­ti­cu­la­rismes régio­naux), les rap­ports de dif­fé­rentes sortes (de la sexua­li­té à la cor­rup­tion), jouent un rôle aus­si essen­tiel que dans les pays capi­ta­listes, dont on nous donne une cri­tique quo­ti­dienne, qui s’ap­plique comme un gant à notre vécu. Mais vu que de toute évi­dence (films occi­den­taux, tou­ristes capi­ta­listes) le niveau de vie est meilleur à l’Ouest, ce déni­gre­ment ren­force, en défi­ni­tive, la sym­pa­thie pour le capitalisme. 

La grande majo­ri­té des tra­vailleurs pensent que l’Al­le­magne Nazi est peut-être une inven­tion de la pro­pa­gande com­mu­niste, ou du moins, il est dif­fi­cile de démê­ler le vrai du faux. C’est main­te­nant un grand pays : la preuve en est le grand nombre de machines que nous leur ache­tons, les « Mer­cé­dès » que nos grands com­mu­nistes pos­sèdent ou les « Opel », les « Ford » [[Les Mos­ko­vitchs « zigou­li » ― escar­gots ― fabri­quées par Fiat en URSS et rebap­ti­sées « Lada » pour l’Ouest sont trop vul­gaires pour nos grands bour­geois. Du reste, pour le bal du bac­ca­lau­réat, fête très offi­cielle, chaque jeune fille exige que son cava­lier vienne la cher­cher en voi­ture occi­den­tale, venir en voi­ture socia­liste est consi­dé­ré comme une tare.]] et les tra­vailleurs turcs [[Le racisme culti­vé offi­ciel­le­ment par le régime, « le péril jaune » ― les exer­cices de pré­pa­ra­tion de guerre contre la Chine ont com­men­cé en 1963 et chaque usine, chaque entre­prise sait où elle sera éva­cuée ―, « les nègres sau­vages » ― les colo­nels de la Sûre­té disent qu’ils ont un siècle de retard sur nous ; le racisme est aus­si inté­rieur, contre les Turcs et les Gitans ― un mil­lion sur huit ― et les slaves musul­mans qui sont en fait sou­mis à l’ « apar­theid » ― mais en Afrique du Sud, l’a­par­theid est réac­tion­naire, chez nous il est pro­gres­siste. Vers 1960, à la suite de l’é­va­cua­tion d’une par­tie des Turcs sépa­rés de leur familles depuis 1948 vers la Tur­quie, une grande par­tie des Gitans fut envoyée dans les vil­lages du lit­to­ral déser­té par les Turcs. Ils devaient du jour au len­de­main deve­nir des pay­sans cou­ra­geux. L’ex­pé­rience fut un échec et on les lais­sa ― avec pas mal de tra­cas­se­ries ― reve­nir à leur quar­tier d’o­ri­gine prin­ci­pa­le­ment à Sofia et Plov­div. On leur attri­bue les vols, les viols et les mala­dies, sur­tout cette année 1976 avec l’é­pi­dé­mie de poux.]] en Opel et Ford break qui passe en tran­sit pen­dant leur congé payé. 

D’autres pensent que si l’im­pé­ria­lisme nord-amé­ri­cain est bru­tal, après tout, la dénon­cia­tion d’un scan­dale a fait par­tir un pré­sident ce qui est impos­sible à l’Est. Même le fran­quisme se libé­ra­lise et laisse faire le PC, alors qu’i­ci c’est un grand camp de concen­tra­tion, mieux quand même que les champs de bataille des impé­ria­lismes, le Viet­nam, le Moyen-Orient, l’A­frique, où les popu­la­tions sont des cobayes pour les nou­velles armes des USA et de l’URSS. 

Le régime actuel n’est plus celui de la sta­li­ni­sa­tion, sans qu’on puisse pour autant par­ler de déstalinisation. 

Le culte a été sup­pri­mé pour être rem­pla­cé par le culte de Todor Jiv­kov ― pre­mier secré­taire du par­ti ― depuis avril 1956. Cette année pra­ti­que­ment tous les bureaux impor­tants étaient ornés d’un slo­gan « avril 1956 – avril 1976 ; vingt de pro­grès » et une pho­to de l’in­té­res­sé ! Évi­dem­ment tous les cou­pables des grands pro­cès, c’est-à-dire ceux qui les ont pro­vo­qués, puisque les vic­times ont été réha­bi­li­tées ! n’ont jamais été inquié­tés. Disons que tout est per­mis, si cela ne met pas en cause le régime et ne relève pas de la délin­quance (voir plus loin le der­nier point). 

L’in­tro­ni­sa­tion de la nou­velle classe, de nou­velles couches pri­vi­lé­giées (nous avions avant les Turcs, puis l’A­ris­to­cra­tie) est offi­cielle : « Ins­ti­tut de méde­cine para-uni­ver­si­taire n° 1 de Sofia pour la for­ma­tion d’in­fir­miers et d’in­fir­mières. Ins­crip­tion des can­di­dats pour l’an­née 197677. Condi­tions : a) cer­ti­fi­cat d’é­tude secon­daire ; b) cer­ti­fi­cat de tra­vail ; c) can­di­dats ayant des PRIORITÉS (prem­dim­st­va) sui­vantes : les enfants de parents décé­dés pen­dant la lutte anti­fas­ciste et la guerre patrio­tique sont accep­tés sans concours. Un cer­tain pour­cen­tage des places est réser­vé aux tra­vailleurs de la pro­duc­tion lourde et de l’a­gri­cul­ture ayant deux ans d’ac­ti­vi­té, aux enfants des « com­bat­tants actifs », aux mères avec des enfants de moins de trois ans, aux enfants de tra­vailleurs du ser­vice de la San­té ayant plus de dix ans d’an­cien­ne­té ». (Vecher­ni Novi­ni 24 – 7‑1976).

Petit com­men­taire : la lutte anti­fas­ciste ayant duré de 1923 à 1944, la guerre patrio­tique de 1944 à 1945, s’a­git-il d’en­fants nés au plus tard en 1945 et ayant donc au moins 31 ans, pour­rait se deman­der un obser­va­teur étran­ger ? Mais non, car le titre de « décé­dé pen­dant la lutte anti­fas­ciste et la guerre patrio­tique » est héré­di­taire (de même que celui de com­bat­tant actif). De même les « libé­ra­teurs » de la Tché­co­slo­va­quie en 1968, c’est-à-dire les sol­dats bul­gares envoyés là-bas, ont obte­nu la libre entrée à l’u­ni­ver­si­té, sans concours. (Pour les études et ce que peuvent en tirer les tra­vailleurs, voir plus loin.) 

La supé­rio­ri­té du capi­ta­lisme est offi­cia­li­sée du fait que les com­mu­nistes des hautes sphères ne vivent que dans des meubles, des objets occi­den­taux ache­tés soit sur place (maga­sins du Kore­kom, inter­dits au com­mun des mor­tels), soit en « mis­sion » à l’é­tran­ger. La presse offi­cielle, la presse sati­rique, Stra­chel, est pleine de cari­ca­tures à ce sujet, de même qu’en URSS. Un roman banal décrit cela dans la bouche d’un per­son­nage : « Évi­dem­ment, il n’y a pas chez nous de patrons et de grands chefs d’en­tre­prises, mais si nous vou­lons que nos affaires marchent bien et pas seule­ment dans le com­merce, nous devons pré­pa­rer nos cadres dans le même esprit de pré­voyance et de sévères exi­gences, comme les capi­ta­listes intel­li­gents l’en­seignent à leurs enfants ». « Selon lui le pays devrait être divi­sé en deux par­ties. La pre­mière ne serait que de Bul­gares et s’ap­pel­le­rait la « Kore­ko­mia » ; la deuxième com­pre­nant le lit­to­ral et les sites tou­ris­tiques les plus impor­tants et les plus lucra­tifs. Dans cette der­nière ne pour­raient entrer que les étran­gers et les Bul­gares munis d’un docu­ment décla­rant qu’ils peuvent assu­rer leurs propres frais ». (Luben Sta­nev, « Pogled ot Jal­ma », Sofia, 1968, p. 145 – 147). 

Der­nier point avant d’a­bor­der la condi­tion des tra­vailleurs, c’est l’ab­sence totale d’op­po­si­tion au sens occi­den­tal du terme. Pas de samiz­dat, pas de slo­gans peints illé­ga­le­ment, rien. Certes il peut y avoir des cas iso­lés ― voir en annexe ―, mais 99 % des tra­vailleurs vivent sans autre infor­ma­tion que celle du régime et dans la crainte de perdre le peu qu’ils ont acquis. Le PC pèse sur tous et sur tout. 

Il en résulte une haine, une vio­lence qui ne peut se libé­rer qu’en­vers notre famille, nos amis. L’a­gres­si­vi­té, l’ap­pât du gain en volant, en trom­pant amis, femme, familles sont constant, mais encore plus fort chez les moins de trente ans. Quelques excep­tions morales appa­raissent et viennent de milieux reli­gieux mino­ri­taires (adven­tistes, dano­vistes). Quant à la reli­gion ortho­doxe, elle marche tota­le­ment avec le régime.

― O ―

Les trois fac­teurs pri­vi­lèges, domi­na­tion du capi­ta­lisme, agres­si­vi­té, sont les clefs de la vie cou­rante. La consti­tu­tion, le mar­xisme ne sont qu’une façade pour les étran­gers, la propagande.

Inflation et société de consommation

Les salaires (voir plus loin) sont sen­si­ble­ment iden­tiques depuis une dizaine d’an­nées, du moins pour les plus éle­vés. Deux fac­teurs ont fait bais­ser le pou­voir d’achat. 

Le pre­mier est la hausse du coût de la vie. Si nous pre­nons comme base 1969 et 1944, c’est impor­tant car 25=100 ! Eh oui ! En 1969, le régime avait 25 ans, et bien enten­du en 25 ans le pays a évo­lué d’un siècle, d’où le slo­gan mathé­ma­tique qui fleu­ris­sait sur tous les bâtiments. 

La viande avec 200 g d’os ou de nerfs est pas­sée de 2 à 4 leva (soit 50 % d’aug­men­ta­tion). La viande sans os est éga­le­ment ven­due, sous un nom dif­fé­rent « chol » et coûte 5 leva envi­ron. Quant aux dif­fé­rentes sortes de sau­cisses, sau­cis­sons, jam­bons ― quand il y en a ―, ils sont aus­si très chers. Le pois­son n’entre pas dans les habi­tudes ali­men­taires, sauf pour les gens vivant près de la mer ou du Danube, et les conserves sont rares et chères. 

Les lai­tages ont aus­si beau­coup aug­men­té et bais­sé en qua­li­té : le pot de yaourt de 500 g est pas­sé d’une dizaine de cen­times à 30, 200 % de plus. Le lait vaut aus­si 30 cen­times. Les 2 fro­mages du pays ont aug­men­té dans les mêmes pro­por­tions que la viande, et la qua­li­té est éga­le­ment infé­rieure, avec une série de caté­go­ries intermédiaires. 

Les légumes sont stables. La plu­part des prix sont iden­tiques et tournent autour de 10 à 20 cen­times. Mais ces der­niers hivers on man­quait de tout. Et sur les mar­chés libres ― svo­bo den pazar ― les « kol­kho­ziens » (on ne dit pas ce mot-là mais la réa­li­té est la même) sont auto­ri­sés à vendre, les prix sont plu­tôt triples que doubles. 

Quant aux fruits, ils manquent en été, ou ce sont des pro­duits plus ou moins ava­riés. Cette année, jus­qu’au début juillet, il n’y avait rien. L’ex­pli­ca­tion est simple : les bons fruits sont expé­diés prio­ri­tai­re­ment en URSS et dans cer­tains pays fas­cistes, excu­sez-moi, l’ha­bi­tude d’a­vant 1956, je veux dire capi­ta­listes. Quant au reste, les kol­kho­ziens ne rece­vant pas de primes ils ne les cueillent pas. Bien enten­du il est inter­dit de tou­cher à la pro­prié­té du peuple. Si bien que les fruits pour­rissent sou­vent sur place. Mais, miracle du socia­lisme, tout s’ar­range fin juin. 

C’est en effet la fin des exa­mens, et les sco­laires sont réqui­si­tion­nés pour ramas­ser les fruits et les légumes. Nous bénis­sons la fin des cours, car tra­di­tion­nel­le­ment il n’y a pas de légumes en hiver, et aus­si nous, c’est à dire les femmes, bien sûr (voir plus loin) pas­sons une par­tie de l’é­té à faire des conserves de fruits et de légumes. 

Pour­tant la Bul­ga­rie est très agri­cole et pos­sède des avan­tages natu­rels excep­tion­nels. La région de Pazard­jik ― entre autres ― est renom­mée pour ses ins­tal­la­tions de serres ali­men­tées en eau chaude natu­relle, cap­tée par une firme hol­lan­daise. Et sous le tsa­risme, il y avait assez de hari­cots pour nour­rir non seule­ment la popu­la­tion, mais même les porcs. Du moins, les Bul­gares qui vont à Mos­cou ou à Lenin­grad ont la conso­la­tion de voir que le beurre, le fro­mage « sirène », les légumes, les fruits, viennent soit de Bul­ga­rie, soit de Géor­gie, sou­vent même, miracle du sys­tème socia­liste, à des prix infé­rieurs à ceux de Bul­ga­rie. Si on ajoute qu’il semble que la Bel­gique et l’Al­le­magne de l’Ouest reçoivent aus­si beau­coup de pro­duits agri­coles bul­gares, on peut déduire que nous nous ser­rons la cein­ture tout en ali­men­tant une bonne par­tie de Mos­cou et de Lenin­grad, soit presque le double de notre population. 

Le 2e fac­teur de hausse est la consom­ma­tion. Il y a cinq ou six ans, nous étions tous sur le même plan : en man­teau loden ver­dâtre, bleuâtre, gri­sâtre en hiver ; en che­mise de nylon bul­gare blanc-jau­nâtre en été. Les vitrines se paraient pom­peu­se­ment de quelques conserves et de grands slo­gans. Bref, on pou­vait tran­quille­ment sen­tir l’ail, avoir des chaus­settes à trou, et por­ter des manches noi­râtres et élimés. 

Actuel­le­ment, si l’a­li­men­ta­tion est rare, par contre les vitrines regorgent d’ar­ticles abra­ca­da­brants pour nous : savon « Lux » de France à 21 v. 50 (soit une demi-jour­née de tra­vail) ; par­fum Dior, aspi­ra­teur polo­nais ou d’Al­le­magne de l’Est ou d’URSS à 50 leva, mixeur à 20, des grilles pain, des tran­sis­tors VEF, des magné­to­phones, des cas­settes à 5 leva (une jour­née de salaire), des papiers peints occi­den­taux, des tis­sus occi­den­taux, des pro­duits de bébé « Chic­co », du whis­ky… donc, on ne peut plus avoir l’air pauvre… il faut consommer. 

La consé­quence nor­male est que les pro­duits bul­gares ― en par­ti­cu­lier pour les chaus­sures et les vête­ments ― sont bon mar­ché, et bons à jeter au bout de 6 mois, tan­dis que les articles impor­tés valent le double et plus, mais durent quelques années. La dif­fé­rence pour les chaus­sures est de 15 leva pour les Bul­gares, 50 envi­ron pour les étrangères. 

La consom­ma­tion cana­lise l’a­gres­si­vi­té : il faut « écra­ser » les autres par la recherche ves­ti­men­taire, le luxe qu’on pos­sède. En même temps, cela nous donne une petite com­pen­sa­tion, une petite fier­té per­son­nelle. On est com­plè­te­ment aigri ; exploi­té par le sys­tème, mais on se paie une petite note de fan­tai­sie personnelle. 

Aus­si pour les tou­ristes occi­den­taux qui papillonnent brillam­ment vers telle ou telle place exo­tique d’A­frique, d’A­sie ou d’A­mé­rique, nous devons sûre­ment appa­raître comme bien banal. 

Une des consé­quences de la consom­ma­tion est la « vil­la­ma­nie », car la pro­prié­té pri­vée et l’hé­ri­tage existent et connaissent même une vogue nou­velle dans la nou­velle classe. Et si en appa­rence, une loi inter­dit aux citoyens de pos­sé­der plus de deux rési­dences, ils sont nom­breux ceux qui construisent pour les fils ou leurs petits-fils âgés de moins de dix ans. Comme quoi, cette loi ne gêne en rien nos capitalistes. 

Quant aux loge­ments du « bul­ga­rus vul­ga­rus », trois cas se présentent : 

  1. loge­ment fami­lial, donc édi­fice vieux ; chaque répa­ra­tion implique un mini­mum de 10 à 20 leva pour qu’un arti­san vienne de lui-même (les ser­vices offi­ciels sont soit inexis­tants, soit débordés) ; 
  2. loge­ment en loca­tion, prix offi­ciel 15 lv. par per­sonne, prix réel 30 ; 
  3. loge­ment neuf. De grands immeubles sont construits et ven­dus par appar­te­ments : d’une pièce (de 6000 à 7000 lv) à quatre pièces (de 12000 à 15000 lv), le prêt ban­caire et le prêt par l’en­tre­prise sont possibles. 

Dans les trois cas, on peut esti­mer que le bud­get men­suel sera res­pec­ti­ve­ment pour un couple de 15,60 lv. et un rem­bour­se­ment de 60 lv., à cela il faut ajou­ter le chauf­fage (sauf sur la côte, il peut geler jus­qu’à moins 2025) au char­bon, au fuel (qui manque sou­vent) et à l’élec­tri­ci­té, soit en moyenne de 5 à 15 lv. par mois pour l’année. 

Quant aux dépenses d’ordre cultu­rel et récréa­tif, à part le ciné­ma (0,30 lv.), ils sont éle­vés : 1,5/2 lv. pour un livre, 2,30 pour un disque 30 cm (soit à peu près 4h. de tra­vail.) Pour la lec­ture beau­coup pré­fèrent ache­ter des ouvrages en russe ― pas de ville impor­tante sans une ou deux librai­ries entiè­re­ment russes ― car ils sont en gros deux fois moins chers, et il y a un grand choix d’oeuvres non poli­tiques. Du reste, pour nous récom­pen­ser de nos bons et loyaux ser­vices envers l’URSS, nous béné­fi­cions d’un cours avan­ta­geux du rouble. Les Russes de pas­sage en Bul­ga­rie se pré­ci­pitent pour ache­ter leurs propres édi­tions dont le tirage est insuf­fi­sant pour toute l’URSS et dont une par­tie va à l’é­tran­ger pour le prestige. 

En réca­pi­tu­lant les dif­fé­rentes dépenses pour un couple sans enfant, on arrive à un bud­get men­suel de 80 lv pour la nour­ri­ture, de 15 à 60 pour le loge­ment, en ajou­tant de 5 à 15 de chauf­fage, ce qui nous donne jus­qu’à main­te­nant un total entre 100 et 155 lv [[Dont le détail est le sui­vant : 22 repas à la can­ti­na à 0,40 lv. soit 17,6 lv pour deux ; 2 litres d’huile = 3 lv, 12 laits à 0,30, 20 yoghourts à 0,30 = 9,60 ; 4 kg. de viande, de fro­mage =32 lv ; 40 pains à 0,30, 8 kg. de légumes à 0,20, 6 kg. de fruits à 0,20 = 14,80 lv. ; total 77 lv. Plus une bière, un « Schweps » ven­du au litre, du vin =80 lv.]]. Si le couple a besoin d’une paire de chaus­sures pour cha­cun, une che­mise, une robe, un pan­ta­lon, cela fait 200 lv. de frais. Donc on peut éva­luer les dépenses diverses à un mini­mum de 20 lv. par mois. Le bud­get total se situe, par consé­quent, entre 120 et 185 lv. par mois, la majo­ri­té des gens se trou­vant dans le pre­mier cas. Les impôts sont reti­rés des trai­te­ments chaque mois et tournent autour de 10 %, y com­pris la coti­sa­tion syn­di­cale obli­ga­toire, et la dona­tion, non moins obli­ga­toire, « volon­taire » pour les dépenses de l’É­tat, pro­lé­ta­rien, bien sûr. 

Et les enfants ? Depuis 2 ou 3 ans, vu la baisse de la nata­li­té, une loi a ins­ti­tué des allo­ca­tions assez éle­vées ― une quin­zaine de lv. par enfant ― et des avan­tages en congés et en pro­tec­tion de l’emploi pour la femme. Et les effets s’en font sen­tir, bien que l’aide soit encore insuffisante.

Les salaires

En théo­rie, la Bul­ga­rie a réa­li­sé le salaire unique puisque pra­ti­que­ment de la ven­deuse à la balayeuse (gitane, trop sou­vent), au méde­cin et à l’in­gé­nieur : tout le monde touche 100 lv. 

En fait, les bons ingé­nieurs touchent le double, un artiste du peuple 350 lv., sans par­ler des spor­tifs de niveau inter­na­tio­nal et du per­son­nel de l’In­té­rieur, plus de 200 lv. pour le simple agent de police pour à peu près 4 h. de tra­vail par jour (chaus­sures et vête­ments four­nis) ; il semble que les membres des diverses polices et de l’ar­mée doivent tour­ner autour de 350 000 per­sonnes mini­mum, chiffre auquel il faut ajou­ter les tech­ni­ciens dépen­dants des minis­tères de l’In­té­rieur, de la Sécu­ri­té (minis­tères à part entière), de l’Ar­mée, soit au mini­mum 10 000 personnes. 

En outre, les pri­vi­lé­giés reçoivent une pen­sion en plus de leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle ou de leur retraite : 120 lv. comme « com­bat­tant actif », de 50 à 100 

Tous ces indi­vi­dus béné­fi­cient des pri­vi­lèges déjà évo­qués trans­mis­sibles pour leur pro­gé­ni­ture. Leur nombre doit être légè­re­ment infé­rieur au nombre offi­ciel de membres du P.C. (il y a des com­mu­nistes pauvres), 789 796 en mars 76. C’est-à-dire pour 8 mil­lions d’ha­bi­tants, 10 % envi­ron, avec 41,4 % de « tra­vailleurs » et 27,5 % de femmes [[6 %, 40,7 %, et 23 % en URSS en 1973.]] (chiffres de T. Jiv­kov, IXème congrès du P.C.B.). Le pour­cen­tage de tra­vailleurs est assez cocasse, quand on pense qu’of­fi­ciel­le­ment tout le monde est tra­vailleur, donc cer­tains le sont moins que d’autres au niveau des pour­cen­tages du Parti. 

Ain­si le méde­cin se montre indif­fé­rent, voire éva­sif, lors de la consul­ta­tion en cli­nique, mais le même (quel Bul­gare n’en a pas fait l’ex­pé­rience ? Même si cela paraît exa­gé­ré pour un Occi­den­tal) est empres­sé et aimable quand on va le voir à domi­cile, 3 ou 4 lv. dans ce cas. Offi­ciel­le­ment cette pra­tique « par­ti­cu­lière » est inter­dite depuis 1973 (cette année le contrôle est plus sévère) et les ins­tru­ments volu­mi­neux ne peuvent plus exis­ter en dehors des éta­blis­se­ments d’É­tat, mais dans la pra­tique, com­ment dis­cer­ner la visite d’un voi­sin et la consul­ta­tion clan­des­tine d’un généraliste ? 

La cher­té de la méde­cine au niveau des médi­ca­ments ― mais les soins en cli­nique et les séjours en hôpi­taux sont entiè­re­ment gra­tuits, ce qui serait par­fait s’il n’y avait pas trop de malades à cause du manque de pro­tec­tion et pas assez d’hô­pi­taux de toute manière ―, par ex. au moins 6 lv. pour la tétra­cy­cline ; le nombre de malades pour chaque méde­cin ; le fait aus­si que beau­coup de méde­cins for­més à coups de pis­ton dans le Par­ti font d’a­bord du fric et ensuite de la méde­cine ; le manque de médi­ca­ments effi­caces ; tout cela fait que depuis des années, les gué­ris­seurs de toute caté­go­rie ― reli­gieux, dia­bo­liques, escrocs ― ont une clien­tèle atti­trée. Et per­sonne ne méprise vrai­ment les dif­fé­rents potins au sujet de tel médi­ca­ment miracle non officiel. 

Dans les autres pro­fes­sions, le ven­deur de pyja­mas, de clous, de n’im­porte quoi, garde les articles dont la pro­duc­tion est défi­ci­taire (et vu l’in­tel­li­gence du Plan, cela concerne de 50 % à 80 % des articles) et les revend à son prix à son « clan ». 

En effet, outre la divi­sion Membres du Par­ti /​ non membres, il y a la divi­sion riches et pauvres, com­mu­nistes et le « clan ». Par ex. dans un vil­lage, un pâté de mai­son dans une ville : la hié­rar­chie nor­male est par ordre : le res­pon­sable ― secret ― de la Sécu­ri­té d’É­tat, le res­pon­sable offi­ciel du minis­tère de l’In­té­rieur, le res­pon­sable du Par­ti, le res­pon­sable du Front Patrio­tique ― adhé­sion obli­ga­toire pour tous ―, puis vient le peuple. Or, comme tout manque dans cer­tains domaines ― le bri­co­lage est une acti­vi­té incon­nue au sens occi­den­tal du terme ; les pièces de rechange des appa­reils élec­tro­mé­na­gers sont presque inexis­tantes, etc. ― et que bien de pro­duits sont très chers, il s’or­ga­nise une bourse, une socié­té paral­lèle de valeurs. La famille de l’é­mi­gré poli­tique, au ban de la socié­té nor­ma­le­ment (les pro­fes­sions nobles ― études, res­pon­sa­bi­li­té impor­tante ― sont inter­dites aux membres de familles d’é­mi­grés) acquiert par­fois une cer­taine valeur en four­nis­sant des pro­duits occi­den­taux envoyés par l’é­mi­gré. Tel indi­vi­du insi­gni­fiant est en réa­li­té puis­sant parce que sa famille tra­vaille dans une coopé­ra­tive dans la région de Plov­div et peut four­nir des pêches telles qu’on en a pas vues à Sofia depuis des années. Un autre est de la même ville que tel res­pon­sable et la nos­tal­gie com­mune les unit. 

Les rap­ports entre voi­sins sont réglés déjà tra­di­tion­nel­le­ment par le « aide-moi, je t’ai­de­rai », et main­te­nant s’a­joute « passe moi ton pis­ton, je te pas­se­rai le mien ». Pour obte­nir la pos­si­bi­li­té d’être soi­gné dans une cli­nique où les méde­cins sont bons, mais dont on ne dépend pas géo­gra­phi­que­ment, ou bien pour avoir un inter­rup­teur de tel dimen­sion, c’est indis­pen­sable. Et tout se paie : 20 lv. pour une jour­née de tra­vail pour les métiers du bâti­ment ; 10 lv. pour avoir une prio­ri­té pour ache­ter tel meuble ou telle machine.

Le travail

Une des réus­sites presque indis­cu­table du régime est le plein-emploi. Il n’y a plus de pauvres qui meurent de faim, plus de misé­reux. Il reste bien sûr la misère morale, la puan­teur des âmes, mais ce n’est pas un concept éco­no­mique, encore que là aus­si grâce au Par­ti nous ayons progressé. 

Cepen­dant, ce plein-emploi pré­sente trois aspects négatifs. 

  1. la sous qua­li­fi­ca­tion des tra­vailleurs, ce qui est une forme dégui­sée de chô­mage : bache­liers-manoeuvres dans les usines tex­tiles ou les coopé­ra­tives agri­coles ; abon­dance d’in­gé­nieurs dans cer­tains domaines dont l’emploi relève plus du cadre ou du technicien. 
  2. le « teku­chest­vo » (le mot et la réa­li­té viennent du sys­tème sovié­tique). Il s’a­git du dépla­ce­ment trop fré­quent de la main d’œuvre, reflet des mau­vaises condi­tions de tra­vail, qui gèle l’u­ti­li­sa­tion ration­nelle des machines. Cette agres­si­vi­té vis-à-vis du tra­vail explique les vols qui répondent aus­si au besoin de vendre au mar­ché noir pour aug­men­ter le pou­voir d’a­chat. La len­teur dans le tra­vail est l’at­ti­tude géné­rale sur­tout dans l’a­gri­cul­ture où la jour­née de tra­vail de 8 h est réduite énor­mé­ment (par­fois à la moitié). 
  3. l’é­mi­gra­tion éco­no­mique. Mal­gré le grand nombre d’u­sines assez peu modernes, et vu sur­tout le refus des bas salaires et des pro­fes­sions sales, il y a un curieux phé­no­mène d’en­trées et de sor­ties d’é­tran­gers et de Bul­gares. Dans le bâti­ment, un bon nombre de Cypriotes tra­vaillent, notam­ment à Sofia près de la gare (nou­velle et qui prend l’eau à cer­tain endroit) et de nom­breux Gitans et Turcs bul­gares, et vue la mau­vaise qua­li­té des construc­tions, ça n’a­mé­liore pas l’a­ni­mo­si­té envers ces eth­nies. Quant aux Bul­gares, les rap­ports avec Cuba et un grand nombre de pays arabes font que beau­coup de chan­tiers sont en cours où les tra­vailleurs sont payés en devises. 

Le résul­tat est que l’ap­par­te­ment 2 pièces à 10 000 lv., soit dix ans de salaire brut d’un tra­vailleur, la voi­ture zigu­li (appe­lée main­te­nant Lada, la fameuse 124 Fiat, made in URSS à 7 000 lv. ou sept ans de salaire brut, tout cela est obte­nu en quelques années de tra­vail dans les pays arabes. D’où le géné­reux désir d’aide envers les pays du Tiers monde que nous entre­te­nons (dans le sens d’a­voir le désir, et d’en­tre­te­nir ces pays pour ce qui est de Cuba et du Vietnam). 

Petit apar­té sur le Viet­nam et l’É­gypte : pour­quoi n’y avait-il pas de ciment en Bul­ga­rie de 1964 à 1975 ni pour les par­ti­cu­liers ni pour l’É­tat qui lais­sa en cours la construc­tion de la gare de Sofia pen­dant 4 ou 5 ans ? Parce que tout allait au Viet­nam, en même temps que quelques artilleurs et même des avia­teurs. C’est pour­quoi nous disons que les Viet­na­miens du Sud et du Nord, les Égyp­tiens et les Israé­liens ne sont que des cobayes de la tech­nique mili­taire des grandes puis­sances, des vic­times, tout simplement. 

Quant à l’é­mi­gra­tion à l’Est, vers l’URSS, elle se fait aus­si, nous avons dans les 5 000 bûche­rons en Sibé­rie qui vont épau­ler le volon­ta­riat fla­geo­lant des Sovié­tiques pour leurs « terres vierges ».

Les condi­tions de tra­vail sont lamen­tables dans tous les domaines. La meilleure leçon est celle de la construc­tion de l’hô­tel près de la gare de Sofia par des Fran­çais (plus exac­te­ment des ingé­nieurs fran­çais et des ouvriers algé­riens) : grues adap­tées, filets de pro­tec­tion, rapi­di­té dans le tra­vail. À côté, il y a une struc­ture de bâti­ment à moi­tié aban­don­née, qui dépend des Che­mins de fer et qui ne se fait pas par manque de fonds, paraît-il. Ce simple spec­tacle fait plus de bien pour le capi­ta­lisme que toutes les pro­pa­gandes des radios clan­des­tines de l’Ouest (les pro­grammes reli­gieux de Radio Monte-Car­lo ne sont pas brouillés, et on entend assez bien Radio Salo­nique en anglais, mais mal Washing­ton en russe et en bulgare). 

Il est nor­mal de voir com­ment les années passent et les doigts rétré­cissent. En effet, cha­cun ramasse des cou­pures et des bles­sures diverses aux mains dans les dif­fé­rentes usines métal­lur­giques, tex­tiles, de meubles. Quant aux tra­vailleurs de chocs, nom­breux sont ceux qui ont éco­pé de mala­dies car­diaques, uri­naires à cause des efforts exa­gé­rés qu’ils ont fait. Les lois sociales existent mais leur appli­ca­tion est for­melle. Ain­si tel res­pon­sable de l’emploi était accu­sé d’a­voir engros­sé une employée, le pro­cès a lieu, et une dizaine de femmes se pré­sentent accom­pa­gnées des dif­fé­rents enfants du dit responsable. 

Bonne tran­si­tion pour la condi­tion de la femme et la surexploitation. 

Comme jeune fille, si, la femme peut étu­dier de la même façon que l’homme, elle est tou­jours consi­dé­rée dans la famille comme infé­rieure. En une géné­ra­tion, nous sommes pas­sés de la famille de type médi­ter­ra­néenne ou arabe (vir­gi­ni­té, expo­si­tion publique des draps tâchés de sang après les noces, impor­tance de la belle-mère du mari) à la socié­té des groupes de jeunes, avec comme séquelles le res­pect envers la famille, le sacri­fice pour les enfants de la part des adultes et chez les jeunes, l’ex­ploi­ta­tion des parents. 

Mais si l’i­déal du jeune couple bul­gare est que les parents de l’un ou l’une paient le loge­ment, et ceux de l’autre la nour­ri­ture, afin de gar­der leur salaire pour se saou­ler, et les vacances, la femme n’en est pas moins infé­rieure encore, car c’est sa paye qu’elle donne au mari sous peine de cas­sage de gueule. « Et à quoi bon chan­ger, tous les bul­gares sont les mêmes ! » 

Sur le plan de ménage : pas de pro­duits de les­sive, à récu­rer, à frot­ter On fait la vais­selle en frot­tant avec du sable, on garde les bouts de verre pour les par­quets. Il y a depuis peu des pro­duits à vais­selle, mais ils sont chers et peu connus. 

Comme mère, la femme est bien sûr sou­mise à l’homme, et doit faire seule les tâches ména­gères. De plus, rien n’a chan­gé dans les soins aux bébés, pas de couches (ou très chères et de mau­vaise qua­li­té), pas de plas­tique, le gosse pisse, on le change, on lave, on fait sécher, on repasse et ça repisse… 

Comme grand-mère, la femme est la domes­tique de ses enfants (comme en URSS), elle l’ac­cepte très bien, car on rejoint là la cou­tume : tout sacri­fier à la famille. Avec cette dif­fé­rence qu’a­vant les jeunes sen­taient un cer­tain res­pect, parce qu’il n’y avait pas de retraites. Main­te­nant, on peut exploi­ter, mépri­ser, les grands parents et ses propres enfants, puisque la retraite viendra… 

Le coup de poing, la ros­sée sont le dia­logue nor­mal entre la plu­part des époux et les rai­sons en sont l’argent, le salaire de la femme. Les grands parents se font aus­si cogner pour qu’ils donnent leur retraite à leur fils ou leur petit-fils. 

Et dans tous les cas, le Par­ti, la police, les ser­vices sociaux sont invi­sibles, inexistants.
Du reste, les viols, les assas­si­nats, même les enlè­ve­ments contre ran­çon, sans comp­ter les drogues, la pros­ti­tu­tion et l’al­coo­lisme sont mon­naie courante.

La dynamique du régime

Certes, il y a déve­lop­pe­ment éco­no­mique, mais quel pays fas­ciste, capi­ta­liste, sous-déve­lop­pé, n’a pas connu depuis trente ans un tel développement ? 

Les hôpi­taux, les grands éta­blis­se­ments sco­laires, les suc­cès des hal­té­ro­phi­lies et des lut­teurs bul­gares [[Les lut­teurs sont d’o­ri­gine turque mais dans ce cas, ça ne gêne pas.]], tout cela est pré­sen­té comme le sym­bole de la réus­site du seul PC, c’est à dire Todor Jivkov.

En fait, dans cette socié­té fer­mée, pour sor­tir de la misère maté­rielle et morale, un jeune sans pis­ton a plus de chances de s’en sor­tir comme spor­tif, musi­cien folk­lo­rique ou clas­sique de qua­li­té, qu’à l’u­sine ou à l’é­cole. Il pour­ra voya­ger, faire du tra­fic de devises. 

Car en fait c’est là la réus­site du régime : ce qui le pro­tège, ce ne sont pas toutes les polices paral­lèles, les hôpi­taux et les médi­ca­ments occi­den­taux pour la classe diri­geante, c’est l’ap­pât du gain chez les pauvres. 

Nous pou­vons nous saou­ler, mais avec quoi ? L’al­cool de l’É­tat. On peut voler, mais pour­quoi ? Pour ache­ter l’État. 

Les vrais mani­fes­ta­tions d’op­po­si­tion sont les « goria­nite », ces gué­rille­ros mys­té­rieux, qui pré­fèrent mou­rir debout que vivre à genoux.

Il y a les rares grèves, comme celle des ouvriers bou­lan­gers d’un quar­tier de Sofia en jan­vier 76, mais les par­ti­ci­pants dis­pa­raissent. Le plus cou­rant c’est l’a­bou­lie, l’ab­sence d’i­ni­tia­tives, d’en­thou­siasme, c’est cela qui est le plus effi­cace contre les slo­gans, les direc­tives du Parti. 

Le Par­ti est d’ailleurs très conscient de la néces­si­té de récu­pé­rer, de dévier à son pro­fit la cri­tique. De façon arti­fi­cielle depuis une dizaine d’an­nées, des heb­do­ma­daires (genre Pogled, le pre­mier) lancent des cri­tiques contre tel ou tel aspect, la radio a même un pro­gramme quo­ti­dien sur les escro­que­ries, la T.V. pré­sente des sketches amu­sants. À ce pro­pos, un film russe montre assez bien « la réa­li­té » bul­gare qui avance (il n’y a guère que deux ou trois types d’im­meuble construits dans le pays). « X se saoule et ses amis le mettent dans le train de Mos­cou pour Lenin­grad. Il est per­sua­dé qu’il est arri­vé à sa ban­lieue près de Mos­cou. Il prend le tram n° 5, il arrive au Bou­le­vard Kali­nine, il prend sa rue Com­mune de Paris, il trouve sa porte, son appar­te­ment, il ouvre avec sa clef. Il va vers la pen­de­rie et là, éton­ne­ment, il y a un pyja­ma de femme, le calen­drier n’est pas le même… etc. » 

Star­chel, l’heb­do­ma­daire sati­rique, est éga­le­ment très bon. La presse quo­ti­dienne donne des exemples d’er­reurs. Mais tout cela est ponc­tuel, et ne va pas plus loin que le méchant bureau­crate. Le sys­tème reste intact. 

Seuls les « vit­sove », les blagues vont à la racine des choses, quand on est entre amis. Une blague polo­naise pour com­men­cer, mais carac­té­ris­tique de tous les pays de l’Est ? « Com­bien de membres a une famille Polo­naise ? le père, la mère, les enfants, le petit Cubain, le petit Viet­na­mien, le petit Arabe. » Les blagues sur le tra­vail : « les Fran­çais et les Anglais recherchent un devis peu éle­vé pour le canal sous la Manche, mais tout est cher. Sou­dain un ingé­nieur dit, deman­dons aux Bul­gares, ils enver­ront deux bri­gades de chaque côté de la Manche qui tra­vaille­ront en ému­la­tion socia­liste. Elles se croi­se­ront sans se ren­con­trer, et ça fera deux tun­nels pour le prix d’un ! » « Les ingé­nieurs essaient le Concorde, et à chaque fois une aile tombe ? Toutes les ten­ta­tives sont vaines ? Fina­le­ment arrive un indi­vi­du qui colle dif­fé­rents papiers sur l’a­vion. On essaie. Le Concorde vole enfin par­fai­te­ment. Tout le monde congra­tule notre homme. Qui êtes-vous, Mon­sieur l’in­gé­nieur ? Je ne suis pas ingé­nieur, répond-il. Je suis un ouvrier bul­gare. C’est facile. Je tra­vaille dans une usine de papier hygié­nique. Je perce les trous pour qu’on puisse les séparer ». 

Les blagues sur les mili­ciens : « Vous par­tez en vacances pour l’Au­triche demain à 7 h avec un auto­car et une remorque. Très bien, dit un mili­cien, et la remorque part à quelle heure ? ». « Arri­vés à Vienne, nos mili­ciens visitent un musée d’his­toire natu­relle, on leur pré­sente un œuf d’au­truche (Strauss en alle­mand et en bul­gare). Avez-vous des œufs d’autres com­po­si­teurs ? ». « Un pope arrange le toit de son église. Passe un mili­cien. Tiens, soi-disant tu es bien avec Dieu et tu ne sais pas s’il va pleu­voir et tu arranges ton toit. Le pope répond, soi-disant tu es avec le peuple et tu as un pis­to­let pour te pro­té­ger du peuple. Gare à ta langue, ou je t’emmène répond le mili­cien. Si tu veux, mais quand j’emmène quel­qu’un c’est tou­jours au cime­tière (allu­sion aux enterrements) ».

Les blagues de Todor Jiv­kov : « La voi­ture de Jiv­kov roule en pleine cam­pagne. Sou­dain, le chauf­feur freine. Un enfant est au milieu de la route. Que fais-tu petit, c’est très dan­ge­reux ! L’en­fant répond qu’il joue au conseil des ministres. Ah ! dit Jiv­kov, et com­ment fais-tu ? Voi­là, cette bouse de vache est le ministre de la culture, celle-là est celui de l’In­té­rieur, etc. Et où est Jiv­kov ? demande Jiv­kov. Oh, pour lui, je n’ai pas encore trou­vé une merde assez grosse ». 

Une autre, sur le cli­mat géné­ral, avant de conti­nuer avec Jiv­kov : « Les com­mu­nistes font de la pro­pa­gande dans les vil­lages. Arrive un ora­teur à la fin du dis­cours, il demande si les pay­sans ont quelque chose à dire. Per­sonne. Il insiste. Fina­le­ment Gara­bet lève le doigt et com­mence à réfu­ter tous les points et à affir­mer que les com­mu­nistes sont de nou­veaux tyrans. L’o­ra­teur répond : cama­rade je manque d’in­for­ma­tions pour répondre à tous ces points. Je revien­drai la semaine pro­chaine. La semaine sui­vante, nou­veau dis­cours, nou­velle ques­tion à la fin. Per­sonne ne parle. Le même ora­teur insiste. Un pay­san demande : où est pas­sé Garabet ? ». 

« Jov­kov arrive à Mos­cou, il visite un hôpi­tal où viennent de naître des tri­plés. En l’hon­neur de Jiv­kov et de Bre­j­nev qui sont là, les enfants sont appe­lés : Jiv­kov, Bre­j­nev et Bul­ga­rie. Quelque temps plus tard, Jiv­kov télé­phone de Sofia pour savoir com­ment vont les tri­plés. Bre­j­nev suce, Jiv­kov dort et la Bul­ga­rie pleure ». 

« Bre­j­nev arrive devant le Père éter­nel. As-tu une der­nière envie avant de quit­ter les vivants ? Je vou­drais que l’URSS réa­lise le socia­lisme. Et Bre­j­nev éclate en san­glots car c’est impossible. » 

« Ford arrive devant le Père éter­nel. As-tu une der­nière envie avant de quit­ter les vivants ? Je vou­drais que le monde vive dans le capi­ta­lisme. Et Ford éclate en san­glots car ce serait la misère pour les hommes ». 

« Jiv­kov arrive devant le Père éter­nel. As-tu une der­nière envie avant de quit­ter les vivants ? Je vou­drais que la Bul­ga­rie soit un pays indus­triel. Et le Père éter­nel éclate en sanglots ».

Bien sûr, mis à part quelques années de pri­son et la pri­va­tion des droits civiques, ces blagues ne vont guère au-delà des mots. Mais elles sou­tiennent, elles confortent un cer­tain bon sens qui est indis­pen­sable pour arri­ver à vivre sans se noyer dans la veu­le­rie, la dégueulasserie.

Merak­lia 1976 (Com­mu­ni­qué par Black Flag)

La Presse Anarchiste