La Presse Anarchiste

Lectures

« Le Discours de la dernière chance », par Paul Rassinier (Édition de La Voie de la Paix)

P. Ras­si­nier – qui a décrit son expé­rience de dépor­té dans « Pas­sage de la Ligne » et qui, dans « Le Men­songe d’Ulysse », a ten­té de refaire sur le thème concen­tra­tion­naire le tra­vail accom­pli par l’Américain Nor­ton Cru au sujet des témoi­gnages de guerre dans la lit­té­ra­ture euro­péenne de 1914 à 1930 – n’est pas un incon­nu dans les milieux d’avant-garde. Ancien rédac­teur en chef du « Tra­vailleur de Bel­fort », pas­sé à l’opposition com­mu­niste avec Sou­va­rine et Ros­mer, col­la­bo­ra­teur à la presse socia­liste SFIO, puis à divers organes liber­taires et paci­fistes, il est res­té un franc-tireur du jour­na­lisme et de la poli­tique, en marge de toutes les ortho­doxies de par­ti et de secte.

L’idée cen­trale de « La Der­nière chance » se trouve en germe dans l’exégèse de Lénine sur « L’Impérialisme, der­nière étape ». C’est l’idée qu’il y a cause de guerre entre les États, parce qu’il y a entre eux inégal rythme de déve­lop­pe­ment – et, par suite, inégale répar­ti­tion des capi­taux, des matières pre­mières, des sub­sis­tances néces­saires ; devant la légi­time reven­di­ca­tion des natio­na­li­tés déshé­ri­tées, récla­mant leur place et leur part au soleil, Lénine admet le prin­cipe de la guerre nationale.

Plus tard, le slo­gan des nations pro­lé­taires, lut­tant pour un espace vital, et celui de la croi­sade des frus­trés contre les nan­tis ont été abon­dam­ment repris par cer­taines puis­sances vic­times du trai­té de Ver­sailles ou désa­van­ta­gées dans le par­tage des dépouilles.

Enfin, la thèse du repar­tage mon­dial a pu trou­ver entre 1919 et 1939, un écho durable chez les paci­fistes, les idéa­listes, les non-vio­lents épris de conci­lia­tion et d’équité. Elle est aujourd’hui reprise par P. Ras­si­nier avec une sin­cé­ri­té et une élo­quence qui font le charme de son livre, et qui le conduisent aux consta­ta­tions que voici :

« Aujourd’hui (écrit-il), les accords de Yal­ta et de Pots­dam mettent de nou­veau à la dis­po­si­tion des démo­cra­ties bour­geoises, c’est-à-dire d’un peu moins de la moi­tié de la popu­la­tion du globe, les quatre cin­quièmes à peu près des richesses dis­po­nibles, tan­dis que le cin­quième res­tant est affec­té aux États tota­li­taires, c’est-à-dire à l’autre moi­tié. On ne sau­rait sou­te­nir que cette répar­ti­tion soit équi­table. Et il fau­drait être tota­le­ment dému­ni de sens pour par­ler de coexis­tence paci­fique des deux blocs dans ces condi­tions : la moi­tié frus­trée ne cesse de mon­ter à l’assaut de la moi­tié gras­se­ment nan­tie, et, si cette der­nière s’obstine à gar­der ses avan­tages, imman­qua­ble­ment, nous aurons la guerre. »

La conclu­sion saute aux yeux : il faut que les nan­tis, sous la pres­sion interne et externe, sacri­fient leurs pri­vi­lèges, en une nuit diplo­ma­tique du 4 août. Il faut fon­der la paix entre les nations en lui don­nant pour base la jus­tice entre les nations.

Que vaut cette thèse ? Deux points de vue s’affrontent ami­ca­le­ment par­mi les col­la­bo­ra­teurs de « Témoins », et c’est au lec­teur lui-même qu’il appar­tien­dra de les départager.

[|I|]

Je ne crois pas à la jus­tice entre nations, c’est-à-dire entre États sou­ve­rains. Je crois à l’équilibre pro­vi­soire entre nations et à l’établissement contrac­tuel de la jus­tice entre les individus.

Le droit natio­nal étant fon­dé sur les rap­ports pri­vi­lé­giés de « pro­prié­té col­lec­tive » entre un cer­tain espace et une cer­taine popu­la­tion – il me semble que pour évi­ter les que­relles de bor­nage entre ces bri­gands d’intention ou de fait qu’on nomme les États natio­naux le plus sûr moyen serait de les pri­ver le plus pos­sible de la sou­ve­rai­ne­té et de la pro­prié­té en trans­fé­rant celle-ci aux indi­vi­dus sans dis­tinc­tion de race ou de lieu d’origine, de façon à assu­rer de plus en plus à tous les vivants les mêmes droits d’accès per­son­nel ou fami­lial à la pos­ses­sion du sol et au bon usage de ce qui s’y trouve.

Les pas­se­ports Nan­sen, les cré­dits Mar­shall, le « point 4 », l’aide aux dépla­cés, sont de pâles esquisses de ce que pour­rait et devrait être l’entente humaine par-des­sus les fron­tières des nations. Par mal­heur, ces formes de soli­da­ri­té sont repous­sées avec vio­lence par les natio­na­lismes totalitaires.

Quelle est, en effet, l’attitude des gou­ver­ne­ments du bloc orien­tal à l’égard du cos­mo­po­li­tisme dont se réclament les par­ti­sans d’une répu­blique supra­na­tio­nale et devant l’individualisme des libé­raux qui demandent la cir­cu­la­tion sans entraves des per­sonnes, des idées et des richesses à tra­vers l’univers humain ? Cette atti­tude peut être expri­mée comme suit :

1. Le cos­mo­po­li­tisme et l’individualisme, de même que leur résul­tante ou syn­thèse, le fédé­ra­lisme sont consi­dé­rés par les États tota­li­taires comme une mons­truo­si­té abo­mi­nable et un crime de lèse-nation digne des plus ter­ribles châ­ti­ments. Leur poli­tique la plus constante est de se refu­ser à toute détente, à toute fusion, à tout modus viven­di, pour se char­ger de poten­tiel mili­taire et pour « éclater ».

2. En dehors de la mon­dia­li­sa­tion des res­sources et de la décom­po­si­tion indi­vi­dua­liste des États, la paix peut être sau­ve­gar­dée pro­vi­soi­re­ment par l’équilibre entre les puis­sances ; mais cette sau­ve­garde sup­pose un « sta­bi­lisme », dont l’élément de base est volon­tai­re­ment bat­tu en brèche par les tenants du « dyna­misme » tota­li­taire. Au lieu de frei­ner la crois­sance démo­gra­phique et de main­te­nir les pos­si­bi­li­tés de vie par la pré­ser­va­tion du cli­mat, du sol et des réserves natu­relles, les nations appar­te­nant au bloc des frus­trés s’ingénient à mul­ti­plier les nais­sances et à anéan­tir les sources de sub­sis­tances, sous pré­texte d’industrialisation. C’est ain­si que la Rus­sie, pen­dant les trente-six années du « socia­lisme » que lui ont impo­sé les bol­che­viks, a dou­blé sa popu­la­tion sans aug­men­ter son chep­tel et s’est ter­ri­to­ria­le­ment agran­di sans mul­ti­plier ses embla­vures. Les pays neutres semblent être aujourd’hui les seuls à se pré­oc­cu­per, d’ailleurs insuf­fi­sam­ment, de remé­dier à l’érosion et à la sur­na­ta­li­té selon les saines concep­tions des néo­phy­sio­crates et des néomalthusiens.

3. Dire que le bloc orien­tal a trop peu de sub­sis­tances, c’est dire qu’il a trop d’hommes : affir­ma­tion qui se heurte au mono­lithe des concep­tions sociales et éco­no­miques sacro-saintes des États tota­li­taires. Pour Marx, Lénine, Sta­line, Mus­so­li­ni, Hit­ler, Fran­co, Péron, Mal­en­kov, Mao Tsé-toung et leurs dis­ciples, l’homme est le capi­tal par excel­lence – le tra­vail est la richesse des nations – l’industrialisation et la cen­tra­li­sa­tion à outrance sont la clef de tous les pro­blèmes sociaux. Pour un État mar­xiste ou fas­ciste, il n’y a jamais trop d’hommes ; jamais trop de pro­lé­taires, jamais trop de sol­dats. Il est « inter­dit » aux citoyens des États tota­li­taires de cher­cher for­tune à l’étranger ; il leur est « inter­dit » de limi­ter les nais­sances d’une façon quel­conque ; il leur est « impo­sé » de croire que l’optimum démo­gra­phique coïn­cide théo­ri­que­ment avec l’infini !

4. Dans ces condi­tions, tout sup­plé­ment ou com­plé­ment d’espace vital ou de richesses natu­relles accor­dé aux États tota­li­taires serait sans effet modé­ra­teur quel­conque sur leur poli­tique et ne ferait qu’accélérer le carac­tère guer­rier de leurs reven­di­ca­tions. Il s’est avé­ré inutile de pré­tendre « dépro­lé­ta­ri­ser, rekou­la­ki­ser » et « rem­bour­geoi­ser » (par des conces­sions de ter­ri­toires fer­tiles et peu peu­plés tels que la Mand­chou­rie) un bloc de nations qui détruit sys­té­ma­ti­que­ment les sources de sub­sis­tance pour les rem­pla­cer par des indus­tries d’armement ; sans comp­ter que ce serait faire bon mar­ché de la vie et de la liber­té des habi­tants qui tout de même, ont bien voix au cha­pitre !… Quant à l’agriculture « socia­liste », elle tend à dépas­ser la folie « capi­ta­liste », par son carac­tère des­truc­tif des terres, des chep­tels, des élites pay­sannes, et de tout ce qui peut mettre un peu de beurre dans les épi­nards d’une popu­la­tion impé­riale ou satellite.

5. Four­nir au mili­ta­risme pan­so­vié­tique, pour « l’apaiser », ce qui peut lui man­quer encore de pétrole, d’acier, d’uranium, etc. (ce sont là, avant tout ses exi­gences en « matières pre­mières ») serait bien joli, comme geste… Mais je crois que cette façon d’égaliser les « richesses natu­relles » pri­ve­rait trop évi­dem­ment les hommes (sovié­tiques et occi­den­taux) de leur der­nière chance de ne pas finir leurs jours par les soins du napalm, des tanks, des bombes H et autres armes modernes de la révo­lu­tion mon­diale tota­li­taire, dont l’URSS par­tage si glo­rieu­se­ment le secret avec les USA – ou par ceux du NKVD-MVD, dont l’efficacité est encore aujourd’hui sans concurrence.

[/​André Pru­nier [Prudhommeaux]/]

[|II|]

Il n’est cer­tai­ne­ment pas dans les inten­tions de Ras­si­nier de pré­co­ni­ser, de la part des « nan­tis » occi­den­taux, la four­ni­ture sans mesure des pro­duits et matières néces­saires aux arme­ments des « frus­trés » tota­li­taires. Il pense sur­tout aux pro­duits de consom­ma­tion, « au beurre plu­tôt qu’aux canons », et sou­haite que les hommes, dans le monde entier, s’engagent dans la voie de l’élimination des engins destructeurs.

Mais rien ne nous prouve que le capi­ta­lisme occi­den­tal, en dépit de ses décla­ra­tions spec­ta­cu­laires sur l’interdiction des « four­ni­tures stra­té­giques » aux États soi-disant com­mu­nistes, n’approvisionne pas ses adver­saires comme il le fit jadis pour Hit­ler et Mus­so­li­ni. Nous savons que l’économie basée sur le régime du pro­fit ne peut mal­heu­reu­se­ment se main­te­nir sans recou­rir aux pro­duc­tions para­si­taires et que le libé­ra­lisme occi­den­tal, en ver­tu même des prin­cipes sur les­quels il s’est éta­bli, est abso­lu­ment inca­pable d’interdire le tra­fic, sur les routes du globe, des maté­riels théo­ri­que­ment pro­hi­bés, à plus forte rai­son des matières « libé­ra­le­ment exploi­tées ». Si M. de Roth­schild se refuse à pro­cu­rer du nickel à M. Mal­en­kow, nous nous dou­tons bien que cer­tains inter­mé­diaires bat­tant pavillon neutre se chargent de le faire. Et ain­si de toutes les « four­ni­tures stratégiques ».

Nous ne croyons pas Ras­si­nier assez naïf pour se faire illu­sion sur les pos­si­bi­li­tés d’une équi­table répar­ti­tion des biens en l’état pré­sent des struc­tures sociales et éco­no­miques du monde. Il ne doit pas igno­rer, en outre, l’extraordinaire pro­pen­sion du sys­tème sovié­tique à dévo­rer la sub­stance de ses satel­lites ni son inap­ti­tude fon­cière à exploi­ter « ren­ta­ble­ment », ses propres richesses, ce qui l’engage à étendre son para­si­tisme sur une aire de plus en plus vaste. Anti­sta­li­nien, comme il se doit, Ras­si­nier est aus­si antioc­ci­den­tal dans la mesure où l’Occident fait le jeu du com­mu­nisme mos­cou­taire en main­te­nant de ce côté-ci du « rideau de fer » les inéga­li­tés sociales les plus révol­tantes. Cela le conduit néces­sai­re­ment à faire figure d’utopiste, le pre­mier devoir étant, aux yeux des Anglo-Saxons et de leurs sup­por­ters, la lutte sans condi­tion contre le bolchevisme.

Se pla­çant volon­tai­re­ment au-des­sus de la mêlée, ana­ly­sant l’État moderne sous ses aspects his­to­rique, éco­no­mique, démo­gra­phique et idéo­lo­gique, Ras­si­nier démontre avec logique le méca­nisme de la guerre moderne, dont on peut dire qu’elle est une fois de plus au pre­mier rang de nos pré­oc­cu­pa­tions essentielles.

Il démontre que nous avons à lut­ter contre un sys­tème uni­ver­sel qui refuse aux hommes le pain et leur dis­tri­bue à foi­son les outils de leur anéan­tis­se­ment ; à exi­ger la pro­duc­tion des biens de consom­ma­tion et la des­truc­tion des armes ; à aider les peuples oppri­més, végé­tant sous la férule du par­ti bol­che­vik ou de la dic­ta­ture des trusts capi­ta­listes, à secouer leur joug pour obte­nir du beurre et non plus des canons.

Quelques réserves que l’on veuille faire sur ses vues et ses pro­po­si­tions, il sied de recon­naître que « le Dis­cours de la Der­nière Chance » est un livre hau­te­ment signi­fi­ca­tif ; il sied de consta­ter loya­le­ment, chez son auteur, un esprit d’indépendance, de dés­in­té­res­se­ment et de non-confor­misme assez inha­bi­tuel : n’est-ce pas le plus bel hom­mage que l’on puisse rendre aujourd’hui à tout bon ouvrier des lettres ?

[/​Robert Proix/​]

[|III|]

Il n’est pas ques­tion à pro­pos du livre de P. Ras­si­nier « Le Dis­cours de la Der­nière chance », que je m’avise d’exposer un troi­sième point de vue. Sim­ple­ment, il m’apparaît que le lec­teur est en droit d’être fixé, dans ce débat, sur la posi­tion qu’y croit devoir prendre le prin­ci­pal res­pon­sable de « Témoins ». Or, tout en ne pou­vant qu’approuver l’humaine com­pré­hen­sion avec laquelle notre ami Robert Proix s’est astreint à rendre jus­tice aux excel­lentes inten­tions de l’auteur du livre, et que tout mon pas­sé « non-violent », me porte à appré­cier, moi aus­si, je dois à la simple véri­té de dire qu’il m’est impos­sible de ne pas me ral­lier à la rigou­reuse fin de non-rece­voir oppo­sée par André Pru­nier à la solu­tion qu’en toute sin­cé­ri­té évi­dem­ment Paul Ras­si­nier nous propose.

J’avoue même que je n’arrive pas à bien com­prendre une actuelle résur­rec­tion de l’antithèse « frus­trés et nan­tis » qui pou­vait plus ou moins se défendre quand il s’agissait de l’Italie ou de l’Allemagne, pays coin­cés dans le cadre même de l’économie capi­ta­liste du pro­fit. J’entends bien que nos bons apôtres mos­co­vites, en dépit de toutes les belles his­toires qu’ils nous racontent sur l’abolition du pro­fit en URSS auraient de très sub­stan­tielles rai­sons d’en suivre cepen­dant les lois, qui n’ont cer­tai­ne­ment pas ces­sé de jouer sous pré­texte que le régime d’au-delà du rideau de fer éti­quette « socia­lisme », son capi­ta­lisme d’État. Certes, on peut conce­voir dans l’affreuse et per­pé­tuelle angoisse qui est deve­nue l’état « nor­mal » du monde, qu’un esprit méri­toi­re­ment étran­ger aux pré­ju­gés natio­naux et aux mys­ti­fi­ca­tions des idéo­lo­gies offi­cielles de l’un et de l’autre camp, cherche, par une détente de bon sens, à pré­ve­nir la catas­trophe apo­ca­lyp­tique qui menace le genre humain tout entier.

Hélas, l’exemple hit­lé­rien et mus­so­li­nien ne nous a que trop ouvert les yeux sur l’inutilité fon­da­men­tale de toutes les conces­sions consen­ties, à des régimes totalitaires.

Et puis, à quoi rimaient donc, jadis – pre­mière « jus­ti­fi­ca­tion », de la thèse du « socia­lisme dans un seul pays » – toutes les décla­ra­tions sovié­tiques sur l’état de Cocagne (au moins en puis­sance) de ce fameux sixième du globe, capable de se suf­fire à lui-même ? Or, entre-temps, ledit sixième du globe est deve­nu tout le bloc rus­so-chi­nois. Com­ment admettre, dans ces condi­tions, que la misère qui ne cesse d’y affli­ger les masses a son ori­gine dans une insuf­fi­sance de ter­ri­toire et de res­sources de toute sorte ? Nous savons bien que la racine du mal est ailleurs, et s’il est tout natu­rel que la bureau­cra­tie au pou­voir aime mieux par­ler d’autre chose, dénon­cer par exemple à ceux qu’elle frustre les nan­tis d’en face, un homme comme Ras­si­nier est vrai­ment trop bon de s’employer à lui four­nir tous les meilleurs argu­ments qu’il croit avoir trou­vés en la matière.

Bien sûr, c’est pour la bonne cause, la cause de la paix.

Du moins ce le serait-il si la posi­tion du pro­blème n’était en elle-même illusoire.

Heu­reu­se­ment, en un sens – car nous avons au moins cette der­nière chance que la paix ne peut pas s’acheter par un pour­boire à l’esclavagisme moscoutaire.

[/​Jean Paul Sam­son/​]

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