La Presse Anarchiste

Lectures

Dans ce second recueil d’articles ou d’allocutions pro­non­cées devant des cama­rades, Albert Camus, par hon­nê­te­té grande, répon­dant à une polé­mique de Leval dans « le Liber­taire » à pro­pos de « l’Homme révol­té », écrit : « En ce qui concerne la science, je donne rai­son à Leval. Ce n’est pas exac­te­ment contre la science que Bakou­nine s’élevait avec beau­coup de pers­pi­ca­ci­té, mais contre le gou­ver­ne­ment des savants. » (p. 84) Et comme les sou­ve­nirs très pré­cis que nous ont entre autres lais­sés nos tra­vaux pré­pa­ra­toires en vue de l’établissement du choix des écrits de Brup­ba­cher « Socia­lisme et liber­té », nous montrent bel et bien en Bakou­nine, au moins en cer­taines périodes de sa vie, un contemp­teur de la science et même de la rai­son consi­dé­rée par lui comme une ins­tance « auto­ri­taire » hos­tile à la « spon­ta­néi­té » de la vie, nous nous étions per­mis d’écrire à notre émi­nent cama­rade qu’il nous parais­sait trop accor­der à son cri­tique du jour­nal anar­chiste. À quoi Camus a bien vou­lu répondre que, si ce que nous disons est vrai, cela cepen­dant n’entrait point dans sa démons­tra­tion. Soit, – et l’on ver­ra peut-être pour­quoi tout à l’heure. Reste que l’on peut regret­ter qu’il se prive d’un si beau cas de nihi­lisme intel­lec­tuel, pour ne pas dire de berg­so­nisme avant la lettre, qui sans en rien dimi­nuer le rôle ni la gran­deur d’un des prin­ci­paux ancêtres de la pen­sée liber­taire, entre si bien, sous cet aspect pré­cis et déli­mi­té, dans la réa­li­té spi­ri­tuelle de cet « homme révol­té » des temps modernes que Camus s’est effor­cé de définir.

Mais lais­sons ce point, en somme par­ti­cu­lier et secon­daire, qui n’ôte rien de sa valeur humai­ne­ment et intel­lec­tuel­le­ment incom­pa­rable au der­nier livre de celui qui de plus en plus s’affirme comme le seul grand écri­vain vivant de langue fran­çaise qui ne démé­rite pas des quelques valeurs aux­quelles il vaille la peine de lier le des­tin de l’homme.

Tout d’abord « Actuelles II » nous per­met de com­prendre beau­coup mieux, beau­coup plus concrè­te­ment « l’Homme révol­té », de savoir que ce n’est pas du tout l’ouvrage essen­tiel­le­ment théo­rique que beau­coup, dont nous-mêmes, en un ancien article de la « Revue de Suisse » (et nous en avons avoué à Camus notre confu­sion), avaient plus ou moins cru y voir, mais au contraire une sorte de bio­gra­phie intel­lec­tuelle, de confes­sion. – Et voi­là sans doute bien pour­quoi, dans cette ques­tion ci-des­sus évo­quée du juge­ment de Bakou­nine sur la science, Camus écarte volon­tai­re­ment le pro­blème his­to­rique rela­tif à la concep­tion bakou­ni­nienne effec­tive des dis­ci­plines scien­ti­fiques, pour s’attacher plu­tôt à ce que lui-même en avait pro­ba­ble­ment sur­tout rete­nu dans les démarches d’une pen­sée qu’il a entre­pris de nous confes­ser pour faire la lumière, non seule­ment sur soi et sur nous tous, mais aus­si, très lit­té­ra­le­ment, dans notre nuit, dans notre monde : la lumière, ose-t-il espé­rer, et nous avec lui, d’une pos­sible résurrection.

Il écrit :

« Je ne suis pas un phi­lo­sophe, en effet, et je ne puis par­ler que de ce que j’ai vécu. J’ai vécu le nihi­lisme, la contra­dic­tion, la vio­lence et le ver­tige de la des­truc­tion. Mais, dans le même temps, j’ai salué le pou­voir de créer et l’honneur de vivre. Rien ne m’autorise à juger de haut une époque dont je suis tout à fait soli­daire. Je la juge de l’intérieur, me confon­dant avec elle. Mais je garde le droit de dire ce que je sais désor­mais sur moi et sur les autres, à la seule condi­tion que ce ne soit pas pour ajou­ter à l’insupportable mal­heur du monde, mais seule­ment pour dési­gner, dans les murs obs­curs contre les­quels nous tâton­nons, les places encore invi­sibles où des portes peuvent s’ouvrir. Oui, je garde le droit de dire ce que je sais, et je le dirai. Je ne m’intéresse qu’à la renaissance. »

Il est des livres dont on peut à peine par­ler, tant ils vous sont proches. Celui de Camus est l’une de ces œuvres, si rares, aujourd’hui, après la lec­ture des­quelles on se sent un peu moins seul. Et qu’importe si, ensuite, une espèce de gauche pudeur empêche d’en écrire, puisqu’au lieu de tou­jours plus ou moins vains com­men­taires on peut citer. Lisons, par exemple, ce que, dans « Actuelles II », Camus a écrit de la liberté :

« Quand, après Marx, le bruit a com­men­cé à se répandre et à se for­ti­fier que la liber­té était une balan­çoire bour­geoise, un seul mot n’était pas à sa place dans cette for­mule, mais nous payons encore cette erreur de place dans les convul­sions du siècle. Car il fal­lait dire seule­ment que la liber­té bour­geoise était une balan­çoire, et non pas toute liber­té. Il fal­lait dire jus­te­ment que la liber­té bour­geoise n’était pas la liber­té, ou dans le meilleur des cas, qu’elle ne l’était pas encore. Mais qu’il y avait des liber­tés à conqué­rir et à ne jamais plus aban­don­ner. Il est bien vrai qu’il n’y a pas de liber­té pos­sible pour un homme rivé au tour toute la jour­née et qui, le soir venu, s’entasse avec sa famille dans une seule pièce. Mais cela condamne une classe, une socié­té, et la ser­vi­tude qu’elle sup­pose, non la liber­té elle-même dont le plus pauvre d’entre nous ne peut se pas­ser. Car même si la socié­té se trou­vait trans­for­mée subi­te­ment et deve­nait décente et confor­table pour tous, si la liber­té n’y régnait pas, elle serait encore une bar­ba­rie. Et parce que la socié­té bour­geoise parle de la liber­té sans la pra­ti­quer, faut-il donc que la socié­té ouvrière renonce aus­si à la pra­ti­quer, en se van­tant seule­ment de n’en point parler ?»

[/​J. P. S./] 

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