À Maurice Saillet [[« Témoins » n’eût pas choisi de rendre compte du livre dont, directement et surtout indirectement, il est question ici, et pour lequel nous n’arrivons pas à partager l’indulgence des présentes pages. Mais il nous a semblé que Jean-Jacques Morvan avait remarquablement réussi une forme extrêmement rare de témoignage, – le témoignage de la « chose lue », osmose entre le lecteur et son livre. « Journées de lecture », eût dit Proust, à qui Morvan n’a très certainement pas pensé, car nous sommes loin du loisir proustien, ce paradis perdu : le monde, chez Morvan lecteur, fait irruption dans la lecture, notre joli monde à barbelés. Le plus étonnant, c’est que Morvan, de cette quatrième dimension ajoutée à ce qu’il a lu, – la dimension de la catastrophe – ait su faire beaucoup mieux qu’une note critique : presque un poème. (S.)]]
Il y a des faits insignifiants qui s’ajoutent les uns aux autres, et le tout vous marque, vous parle. Quelquefois cette suite de petites coïncidences prend une force de message. Ce n’est plus phrase lancée par un émetteur lointain, qu’un brouillard rendait presque inaudible, et que seuls les initiés pouvaient illustrer. Ces phrases possédaient un mystère, une force poétique, une irréalité. J’avais toujours du mal à croire que ces messages personnels pouvaient contenir la mort de milliers d’hommes – je n’avais, il est vrai, qu’entre treize et seize ans à cette époque. C’est cette force poétique, cette irréalité que Cocteau semble rechercher désespérément dans les messages dictés à Orphée par la voix d’un speaker au poste récepteur d’une voiture – la voiture de sa mort.
Je viens de revoir ce film, « Orphée », le dernier en date de Cocteau. Comme c’est ennuyeux, et loin de la vie. Non, ces petits messages dont je parle sont plus brutaux, plus anodins, et surtout sont devenus quotidiens.
Le jeudi 18 juin, je suis passé vous voir, Maurice Saillet, rue de l’Université. Nous avons pris rendez-vous pour le samedi matin suivant chez vous. La note que je vous avais donnée sur Paul Valet ne vous paraissait pas tout à fait au point, et nous devions la revoir ensemble. J’emportais aussi de cette visite un livre, « Les ramblas finissent à la mer » [[Par Josué Luis de Vilallonga, préface d’Emmanuel Roblès (Julliard).]]. La présentation de l’éditeur, les quelques lignes lues au hasard le soir même m’avaient mis en garde contre ce livre. Josué Luis de Vilallonga, l’auteur, appartient à l’une des plus grandes familles de l’aristocratie espagnole. Très jeune, il s’était engagé dans les rangs de Franco. Bien sûr, l’éditeur précisait que, depuis, ses yeux s’étaient ouverts. Mais que nous importe-t-il ? Qu’apportait-il que nous ne sachions déjà ? Pourtant, en sa faveur, il y avait la préface d’Emmanuel Roblès ; elle m’intriguait.
Le lendemain, vendredi, j’ai traîné dans Paris. Deux ou trois fois, je fus arrêté pour signer des pétitions demandant la grâce des Rosenberg. Ils devaient être exécutés le soir même. Je suis touché par le côté naïf, j’ai envie d’écrire le côté tendre de cette défense. Celle qui consiste à réunir des signatures, non que je me leurre sur son efficacité. Mais tous ces noms, la plupart illisibles et pourtant vrais, réunis sur la même feuille de papier, ça a tellement l’air ridicule, contre toutes les forces aveugles, casquées, anonymes, déchaînées. Certains moments, leur fragilité me faisait croire à leur force. L’une de ces listes, je l’avais signée, place de la Concorde, vers trois heures de l’après-midi. C’étaient des vieilles femmes, très dames patronnesses, qui se chargeaient de réunir toutes les signatures. J’étais resté quelques instants à l’écart, et je les avais regardées. Sous le soleil de juin, les chapeaux de paille noire à ruban blanc, les papotages ne faisaient pas très sérieux. Et devant ces vieux oiseaux noirs et blancs, à la paupière ridée, sautillant autour d’un ver de terre, j’avais pensé à ces quelques images vues dans le « Paris 1900 » de Nicole Vedrès, sur lesquelles des suffragettes défilaient, clamant leurs revendications. Mes vieilles dames de la Concorde doivent être ces mêmes suffragettes. Quarante ans ont passé.
Le soir, je buvais un verre boulevard Saint-Germain, avec deux copains. Nous avions dîné dans un petit troquet de la rue Mazarine. Vers onze heures, des tracts imprimés, ronéotypés, furent distribués – Les Rosenberg allaient mourir. « Faites tout ce qu’il est encore possible de faire. » – Les conversations montèrent. Quelques spécimens particulièrement réussis des pitié-mon-Dieu, c’est-pour-notre-patrie étaient nos voisins de table. C’était un bouquet de pensées fort chrétiennes : les traîtres, de l’autre côté, ça ne traîne pas (de quel autre côté s’agissait-il ?) – De quoi s’occupe-t-on. Si c’était pas des Juifs, on n’en ferait pas un tel plat. – Bien fait pour eux ! (ils ont crucifié le Christ, n’est-ce pas ?) – S’ils sont tellement rouges, ils n’ont qu’à aller vivre en Russie. (« Ils », étant tous ceux qui ne voulaient pas cet assassinat) –.
Comme le monde entier, le pays cartésien a la danse de Saint-Guy-Mac-Carthy. Du moment que vous n’êtes pas blanc, vous êtes rouge. Quand vous parlez chaise électrique, on vous répond Berlin-Est. Il y eut quelques mots acides échangés. Nous étions tous tendus. – J’avais une espèce de chair de poule constante. Il paraît que certains individus ressentent les mêmes symptômes au son de la musique militaire. – Je sentais toute l’absurdité qu’il y avait entre nous tous, attablés à la terrasse de la « Rhumerie », devant des punchs glacés, et ce couple qui, dans une prison, attendait la mort, la vie, depuis deux ans, deux mois, quatorze jours. J’avais honte.
Nous décidâmes, tous les trois, de pousser jusqu’à la place de la Concorde. Il devait être minuit moins quelques minutes quand nous y parvînmes. Toute la police parisienne était là, devant l’ambassade américaine. Et puis rue Royale, au pied d’un bec de gaz, sur une longueur d’un mètre, il y avait une flaque de sang. La police avait tiré à 23 heures 20. Quelques personnes, à distance respectueuse, hébétées, regardaient le sang. J’ai pensé : 1944 – libération de Paris.
Une femme hystérique criait la mort et tirait par la manche des passants qui ne voulaient pas voir. J’étais dans un état étrange de dédoublement, à la fois excité, secoué de rage, et attentif. Je guettais ceux qui m’entouraient. Nous redescendîmes vers la place de la Concorde. Là, un flic (n° 6464) hargneux, me harponna. – « Qu’est-ce que tu fais ici ? – Je me promène. – C’est pas l’heure. – ?… » Il me secoua, m’entraîna rudement et me projeta dans un car déjà bondé. Je ne fus pas le dernier, il y en eut d’autres. Une belle fille vint atterrir sur mes genoux.
Et l’on partit. Le trajet fut court. Quelqu’un reconnut l’ancien hôpital Beaujon. Le panier à salade stoppa dès le porche franchi, et vint l’ordre de descendre.
Des lampes torches nous éclairaient de plein fouet, nous aveuglaient. J’aperçus les bottes noires, les casques des CRS, les courtes mitraillettes qui n’ont jamais l’air finies, comme si leur possesseur, surpris, n’avait pas eu le temps de les remonter complètement. Nous fûmes poussés entre des haies de barrières blanches. – « Les mains en l’air !» – On nous fouilla deux fois. Là-bas, deux projecteurs à arc éclairaient la cour. Dans des barbelés, au bout des barrières, un groupe noir parqué ânonnait une « Marseillaise ». Ceux d’un voyage précédent nous accueillaient. Certains appelaient, cherchaient des amis.
Et ce fut l’attente. Le bruit régulier du groupe électrogène (tout était prévu). Et d’autres arrivées. Et les flics aux barrières, tentant d’engager la conversation, de se disculper. – Ils trouvaient des partenaires, il y a des lèche-cul partout. Et l’ironie trop voulue qui avorte. Implacable, anonyme, à quelques mètres tout autour de nous, le cordon noir des CRS. A chaque nouvelle arrivée, le même groupe entonne la même « Marseillaise ». Tout ça me rend mal à l’aise ; tout ça sent la caricature choquante, le déjà vu, la leçon trop bien apprise. Tout ça paraît prologue d’un autre chapitre concentrationnaire. Ça sent le roussi. Cette toute petite expérience en annonce d’autres. Deux vieilles femmes s’inquiètent du temps que nous passerons ici ; nous aussi. Un gosse de quatorze ans, partagé entre l’homme et l’enfance, retient ses larmes, puis pleure : sa mère l’attend à Issy-les-Moulineaux. Une Américaine va de groupe en groupe, brandissant un passeport. Je crois que dans les yeux d’à peu près tous une surprise amère a tué toute autre expression. Il y a deux heures : « ça » n’existait pas. Il y a deux heures : « ça » n’était pas possible en France. De temps en temps un cri : Assassins ! – Vie sauve aux Rosenberg ! – Mais la majorité du bétail est morne et morte.
Et puis moulu, traîné assis, debout, un interrogatoire idiot, une signature. Et relâchés le matin, par petits groupes de deux à trois.
Près des quais de la Seine, j’ai rencontré Cervantès. Nous avons fait ensemble le reste du chemin. Il avait renoncé à dormir (les vieux ne dorment presque plus), et il marchait pour tuer cette nuit d’été. « La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait fait aux hommes…» Nous étions seuls.
Un jour, Maurice Saillet, vous m’avez demandé, vous me rendiez un texte que je vous avais donné à lire, ce que j’entendais exactement par :
« J’ai le complexe du barbelé. »
Sur le coup, je fus noyé. C’était pour moi trop évident. Je ne trouvais pas de mot. Aujourd’hui, je vous répondrais : « Littéralement et dans tous les sens. »
Chaque jour s’enracine un peu plus cette certitude qu’un jour, une nuit, un matin, un soir, n’importe où, surgira quelque persécuteur qui nous privera de notre vie, de notre liberté, de notre femme, et fera de nous un chiffre. Et il faut s’habituer à cette idée. Elle fait dorénavant partie de notre paysage.
Ce samedi matin je suis arrivé chez vous, vous n’étiez pas encore sorti. Vous étiez « d’hier ». Moi, j’étais ce 20 juin et j’apportais les journaux. Les Rosenberg étaient morts. Lui en 2 minutes 45″, elle en 4 minutes et demie. Vous avez dit : « Je ne croyais pas qu’ils oseraient. » – Ils avaient osé.
J’ai lutté un peu contre le sommeil au début de notre travail. Et nous avons parlé, d’un peu de tout…
Je ne sais si c’était la nuit blanche que je venais de passer, mais je me souviens que je fus vite nerveux. Je voyais beaucoup de moulins, et je voulais me jeter dessus. Secouer ceux qui veulent à toute force dormir. Et joindre les copains encore inconnus. Et se compter, il le faut : « Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime, si ce n’est l’obstination du témoignage » [[Camus.]] Je crois que nous nous sommes connus un peu plus.
Ce soir-là non plus je n’ai pas trouvé le sommeil. J’ai quitté très tard une amie américaine. Je l’avais vue honteuse et, dans la rage, renier une terre, ne plus vouloir y retourner vivre. Très fatigué, j’ai quand même retraversé Paris à pied.
Le dimanche je suis parti au bord de la Seine, à quelques kilomètres d’Auvers, Oise. J’avais emporté « Les ramblas finissent à la mer ». Je me suis écroulé, j’ai dormi, puis j’ai lu.
L’Espagne en 1945. L’«immense escroquerie » dont ont été victimes des milliers d’adolescents. Barcelone, ses ruelles, son quartier du port, le Barrio Chino où les trafics, la prostitution et la misère viennent témoigner que l’ordre franquiste n’a rien résolu ; que l’Espagne est un immense camp de concentration où des millions d’hommes sont bouclés. Voilà le livre de José Luis de Vilallonga.
Un jeune noble espagnol, Rafael de Puerto Réal est le héros de ce roman. Il faut, je pense, une intercession avant de savoir ouvrir les yeux sur la réalité du drame et vaincre son envie de danser en rond. « Le monde a horreur des victimes inlassables. Ce sont elles qui pourrissent tout, et c’est bien leur faute si l’humanité n’a pas bonne odeur » [[Camus]]. C’est une nuit, dans la cour d’un hôpital transformé en prison, qui m’a rapproché des « Ramblas finissent à la mer ». C’est l’amour d’une fille de vingt ans, Fernanda, qui va faire connaître, comprendre et admirer à Rafael le peuple espagnol, dont il dira : « Ce qui restait de sain en Espagne, c’est le peuple qui le gardait, ce peuple cruel, insensé, courageux, qui donna son sang » – « l’assassinat de ce peuple devrait interdire désormais aux autres de lever haut la tête…»
Fernanda est l’enfant du guérillero Favala Olavarria, type d’homme qui revient sur la terre avec une inexplicable régularité, et répond au même signalement que quelques « faux passeports » de Plisnier, ou de Serge.
Livre violent, cruel, gênant : il paraît au moment où, prétextes stratégiques mis en avant une fois de plus, le peuple espagnol est bafoué.
Autour du drame, baignant les personnages, il y a toute une ville : Barcelone, ses noirs labyrinthes, « ses hommes à l’allure de loups affamés », les femmes, de la Rambla, blondes, brunes, grosses, maigres, délaissées ou aimées, à qui l’Espagnol décoche le long regard humide, interminable où éclate « le désir, la jalousie, l’envie, la luxure ».
Et les Ramblas, dans la nuit, sont balayés par le vent. Un vent de mer symbole de l’évasion, de la liberté. C’est là que Rafael vient mourir protégeant l’embarquement de Fernanda et de son père, et c’est le poète Alvarado, tombé à ses côtés qui hurle les derniers mots de cette histoire : « Assassins, fils de putes ».
Sur tout le livre plane une fatalité, un sens du tragique inséparable de l’âme espagnole. Jorge Gillon parle de la « fatalité d’être espagnol ».
Il y a des maladresses, mais c’est dense, plein de vie, et par dessus tout « présent » . Chaque chapitre commence par des extraits de journaux – nouvelles des quatre coins du monde – prouvant naïvement une volonté d’adhérer à l’actualité.
Luis de Vilallonga dénonce les plaies, les lèpres d’une aristocratie et d’une bourgeoisie pourrissantes et toutes-puissantes. Il honore un métier déshonoré, le journalisme. Il témoigne avec ses armes, le livre, en faveur de tout un « peuple qu’on punit en le désespérant de la grande peur qu’il avait provoquée ». En cela « Les Ramblas finissent à la mer » sont un cri réconfortant. Les violences, les lâchetés n’ont pu venir entièrement à bout d’une certaine flamme. Même si cette nuit espagnole a de fâcheuses tendances à devenir mondiale. Même si nous ne savons plus très bien où finit, où commence un immense camp de concentration.
… En reprenant le chemin de la gare, le dimanche soir, je me suis arrêté dans une auberge au bord de la Seine. J’y ai rencontré Fabra, un copain espagnol. Je venais de quitter les « Ramblas », j’étais encore plein de cheveux noirs, de sang et de cris rauques. Sa douceur, sa timidité racée m’ont frappé.
Le lendemain, lundi 22 juin, en feuilletant « Profils », revue américaine de langue française, j’ai trouvé cette phrase de Walt Whitman : « Lorsque la liberté s’en va de quelque part, elle n’est pas la première chose à s’en aller, ni la deuxième ni la troisième à s’en aller. Elle attend que toutes les autres s’en aillent, elle est la toute dernière. » Alors, à ces trois journées près du grand vieillard blanc, à l’ombre de ses mots, est venu s’asseoir Federico Garcia Lorca, – il était juste cinq heures du soir.
Je ne sais si j’ai réussi ce que je m’étais proposé de faire. Peut-être, relatés, les faits perdent-ils la « fatalité » que je leur ai reconnus.
Peut-être aussi n’ai-je pas réussi à me faire assez oublier, à montrer que dans cette tentative il y avait de l’humilité ; en ce cas ces lignes souffriraient d’un côté prétentieux qui serait insupportable au lecteur. Si cela était, ce serait malgré moi, et j’aurais entièrement échoué. – Je ne suis plus sûr de rien.
[/Paris, juillet 1953
Jean-Jacques