La Presse Anarchiste

Témoins intemporels

Il était assez de bon ton, sous la Troisième, spé­ciale­ment chez ceux (et c’était dans la con­frérie des « gens cul­tivés » presque tout le monde) qui pre­naient le la au dia­pa­son de Mau­r­ras, tout en admi­rant Saint-Simon pein­tre, de stig­ma­tis­er la vétilleuse et ran­cu­nière étroitesse d’esprit dont il aurait fait preuve en se mêlant de juger le Roi Soleil. Et certes les idées de der­rière la lune de cet entiché d’une pairie encore bien mal pat­inée n’ont pas lais­sé de l’aveugler sou­vent à l’endroit du père couron­né des enfants de la Mon­tes­pan. Il se peut donc fort bien que son por­trait de Louis XIV n’ait pas toute l’équité de l’histoire. Mais en his­toire pré­cisé­ment, et pas seule­ment en his­toire, il se passe ceci d’étrange – et dont nous ne sauri­ons trop recom­man­der la leçon à ceux de nos amis qui auraient ten­dance à pren­dre trop à la let­tre l’enseignement de cer­tain ratio­nal­isme absolu tel qu’il se man­i­feste, entre autres, dans la linéar­ité non éloignée quelque­fois d’être un peu naïve de la philoso­phie des Lumières en général (un retour à son esprit, nous le croyons égale­ment, s’impose, mais à la con­di­tion de s’accompagner de cri­tique, de pru­dence et du sens du con­cret) et, en par­ti­c­uli­er, de ce God­win que tant d’autres motifs nous font cepen­dant ici même offrir en exem­ple – il se passe, dis­ons-nous, ceci d’étrange que l’erreur, par­fois, con­duit à la vérité. Sans les préjugés qui, pour une si large part, lui ont dic­té sa rancœur envers le grand roi, Saint-Simon n’eût sans doute pas écrit les pages prophé­tiques qu’on va lire. Ou relire. Car prob­a­ble­ment sont-elles assez con­nues et plus d’un aura déjà souligné à quel point elles recè­lent l’annonce qua­si vision­naire de la cat­a­stro­phe révo­lu­tion­naire où devait som­br­er l’ancienne monar­chie. Toute­fois, si nous avons choisi de les repro­duire, ce n’est point tant à cause de la portée antic­i­pa­toire, en somme his­torique­ment assez lim­itée, qu’on est en droit de leur recon­naître, mais bien plutôt parce que, relues aujourd’hui, à la lumière – la lumière noire – des dic­tatures mod­ernes, elles pren­nent mutatis mutan­dis, ce sens comme d’une démon­stra­tion sur le vif, et dans quelle langue pres­tigieuse, de cette machine infer­nale que con­stitue par nature, par fatal­ité, tout pou­voir poli­tique dès qu’il a cette ver­tu d’oser être entière­ment fidèle à son essence : totalitaire.

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Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capa­ble de se for­mer, de se lim­iter, de se raf­fin­er, d’emprunter d’autrui sans imi­ta­tion et sans gêne, il prof­i­ta infin­i­ment d’avoir toute sa vie vécu avec toutes les per­son­nes du monde qui toutes en avaient le plus, et des plus dif­férentes sortes, en hommes et en femmes de tout âge, de tous gen­res et de tous per­son­nages. S’il faut par­ler ain­si d’un roi de vingt-trois ans, sa pre­mière entrée dans le monde fut heureuse en esprits dis­tin­gués de toute espèce. Ses min­istres au dedans et au dehors étaient alors les plus forts de l’Europe, ses généraux les plus grands, leurs sec­onds les meilleurs et qui sont devenus des cap­i­taines en leur école, et leurs noms aux uns et aux autres ont passé comme tels à la postérité d’un con­sen­te­ment unanime. Les mou­ve­ments dont l’État avait été si furieuse­ment agité au dedans et au dehors, depuis la mort de Louis XIII, avaient for­mé quan­tité d’hommes qui com­po­saient une cour d’habiles et d’illustres per­son­nages, et de cour­tisans raffinés…

C’est donc avec grande rai­son qu’on doit déplor­er avec larmes l’horreur d’une édu­ca­tion unique­ment dressée pour étouf­fer l’esprit et le cœur de ce prince, le poi­son abom­inable de la flat­terie la plus insigne qui le déi­fia dans le sein même du chris­tian­isme, et la cru­elle poli­tique de ses min­istres qui l’enferma, et qui, pour leur grandeur, leur puis­sance et leur for­tune, l’enivrèrent de son autorité, de sa grandeur, de sa gloire jusqu’à le cor­rompre, et à étouf­fer en lui, sinon toute la bon­té, l’équité, le désir de con­naître la vérité que Dieu lui avait don­né, au moins l’émoussèrent presque entière­ment, et empêchèrent sans cesse qu’il fît aucun usage de ses ver­tus, dont son roy­aume et lui-même furent les vic­times. De ces sources étrangères et pesti­len­tielles lui vint cet orgueil tel que ce n’est point trop de dire que, sans la crainte du Dia­ble que Dieu lui lais­sa jusque dans ses plus grands désor­dres, il se serait fait ador­er et aurait trou­vé des adorateurs…

Il aima en tout la splen­deur, la mag­nif­i­cence, la pro­fu­sion. Ce goût, il le tour­na en maxime par poli­tique, et l’inspira en tout à sa cour. C’était lui plaire que de s’y jeter en tables, en habits, en équipages, en bâti­ments, en jeu. C’étaient des occa­sions pour qu’il par­lât aux gens. Le fond était qu’il tendait et parvint par là à épuis­er tout le monde, en met­tant le luxe en hon­neur, et, pour cer­taines par­ties en néces­sité, et réduisit ain­si peu à peu tout le monde à dépen­dre entière­ment de ses bien­faits pour sub­sis­ter. Il y trou­vait encore la sat­is­fac­tion de son orgueil par une Cour superbe en tout, et par une plus grande con­fu­sion qui anéan­tis­sait de plus en plus les dis­tinc­tions naturelles.

C’est une plaie qui, une fois intro­duite, est dev­enue le can­cer intérieur qui ronge tous les par­ti­c­uliers, parce que de la Cour il s’est prompte­ment com­mu­niqué à Paris et dans les provinces et les armées où les gens en quelque place ne sont comp­tés qu’à pro­por­tion de leur table et de leur mag­nif­i­cence, depuis cette mal­heureuse intro­duc­tion qui ronge tous les par­ti­c­uliers, qui force ceux d’un État à pou­voir vol­er, à ne s’y pas épargn­er pour la plu­part, dans la néces­sité de soutenir leur dépense : et par la con­fu­sion des états, que l’orgueil, que jusqu’à la bien­séance entre­ti­en­nent, qui, par la folie du gros, va tou­jours en aug­men­tant, dont les suites sont infinies, et ne vont à rien moins qu’à la ruine et au ren­verse­ment général.)] 


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