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Nous donnons sous ce titre un second fragment de notre traduction du roman d’Arrigo Benedetti, « Femmes fantasques », dont on a déjà pu lire, dans notre no 2, quelques pages. Alors que ces dernières retraçaient une partie de la confession à demi-mot faite certaine nuit à une amie par la jeune Maria Giulia de l’aventure tout ensemble banale et exaltante qu’elle a vécue à la ville, nous retrouvons ici l’héroïne du livre alors qu’elle entreprend d’obtenir enfin d’elle-même d’écrire à l’homme qui l’a séduite, et qui, depuis qu’elle est revenue à la campagne sous le toit paternel, ne lui donna plus jamais signe de vie.)]
Maria Giulia dit à sa mère : « Je ne mettrai pas une robe faite de cette étoffe. » En proie à une soudaine exaltation, elle froissait nerveusement un morceau de tissu vert à raies rouges. « Moi, Mlle Maria Giulia, fit la couturière, je veux aller au devant de vos goûts simples. » Mais Maria Giulia sortit, gravit hâtivement l’escalier, entra dans sa chambre, s’assit devant son petit bureau et, ayant pris une feuille de papier à lettre, se mit à écrire.
« Cher Tito, si je vous écris, ce n’est pas pour revenir sur des sentiments qui, à présent, ne comptent plus ni pour vous ni pour moi. J’ai renoncé à bien des choses, et suis heureuse de l’avoir pu faire. On n’est pas seulement vieux par l’âge. Il est des êtres qui, lorsque leur jeunesse ne fait encore que commencer, dès l’instant, dirais-je, qu’ils sortent de l’enfance, se révèlent incapables de la moindre illusion. Mais n’allez pas, à cause de ce que je viens de dire, imaginer que je mène une vie triste et déraisonnable, n’attendant plus autre chose que de devenir vieille et de mourir. Je ne suis pas triste et trouve même un réconfort à savoir ce que ma vie sera désormais. Je pourrais, je crois, décrire de quelle façon je passerai ma vie dans les années à venir, et peut-être ne me tromperais-je que dans quelques détails. Il n’est pas impossible qu’un jour je reste seule au monde, le sort pouvant demain éloigner les êtres avec qui je vis ; mais s’il doit en être ainsi (et il pourrait aussi en être autrement, encore que je ne veuille point me le souhaiter, craignant, si j’exprimais pareil vœu, que vous ne me croyiez pas), je n’en resterais pas moins seule que je ne le suis à présent. Il ne faut pas croire, à cause de cela, que je n’aime ni mon père ni ma mère ; bien plus, sachez-le, ce sont les deux seuls êtres à qui j’aie jamais été vraiment liée d’affection. »
Arrivée à ces mots, Maria Giulia, cessant d’écrire, demeura indécise. Si la dernière phrase avait été rédigée comme par divination des sentiments que les précédentes pouvaient éveiller chez un possible lecteur, cette phrase-ci, à son tour, exigeait une nouvelle correction. Constituant une déclaration d’affection envers les parents faite à un être qui pouvait se croire le dépositaire de tout sentiment profond, elle parut à Maria Giulia plus emphatique qu’elle ne l’était en réalité. Tout le temps que l’occupèrent ces pensées, la jeune fille resta la plume en suspens au-dessus du papier, puis, l’abaissant, elle fit en sorte qu’un réseau de traits compliqués rendît illisibles les dernier mots. Mais jugeant aussitôt que toutes ces ratures avaient gâté sa lettre, elle se leva et courut à la recherche d’un canif, dans l’intention de gratter l’encre encore fraîche. À tout autre moment, Maria Giulia eût déchiré la feuille et recommencé sa lettre ; mais, cette fois-ci, une étrange pudeur lui ôtait jusqu’à l’envie de relire les phrases déjà écrites.
Un canif ! Elle alla fouiller dans une boîte placée sur sa commode, mais ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, sortit de sa chambre et passa dans un petit salon adjacent où, pendant un certain temps, selon un arrangement combiné par son père, la maîtresse de maison avait été censée devoir passer une grande partie de ses journées à broder et à recevoir les dames des villas du voisinage. (Et Maria Giulia se souvenait d’avoir vu sur ces petits divans instables Mme Enrica, d’une cordialité toujours assez retenue pour prévenir tout épanchement, assise en face de sa mère, elle-même avare du moindre signe d’amabilité, au point d’en paraître habitée par une incompréhensible rancœur.) Elle fouilla dans une petite armoire, mais sans résultat. Elle ne s’en attarda pas moins dans la pièce, qui ne semblait pas faire partie de la maison. Elle ouvrit un volet, laissant entrer un peu de jour, considéra les meubles d’un maigre style floral, regarda la tapisserie ; alors, elle décida de faire à son père une proposition : que cette pièce lui fût concédée. Elle-même la transformerait en un modeste studio : une table, une bibliothèque, une chaise. Mais bientôt elle revint à la pensée de ce canif qu’il lui fallait absolument, vu qu’elle ne voulait ni récrire sa lettre ni l’expédier avec cette horrible rature.
Sortie du petit salon, Maria Giulia se rendit dans la chambre de sa mère, mais aussi inutilement. C’était une vaste pièce que son lourd mobilier matrimonial n’arrivait pas à remplir. On n’eût point dit la chambre d’une dame, mais plutôt d’une femme de charge. Les meubles étaient luxueux et riches, mais peut-être l’absence de soins que montraient des vêtements abandonnés un peu partout, donnait-elle à ce lieu quelque chose de plébéien. Maria Giulia demeura longtemps dans cette chambre, puis, se secouant soudain comme si elle se fût surprise dans une situation baroque et déplaisante, elle se retira. Elle descendit l’escalier, pénétra dans la salle à manger. « Je cherche un canif, voulut-elle dire, il faut que je taille un crayon. » Mais elle ne parla point : son père, penché sur la radio, écoutait avec grande attention quelque conférence. Maria Giulia, obéissant alors à une soudaine impulsion, remonta l’escalier et se dirigea vers la chambre où, depuis de nombreuses années, dormait son père. Rectangulaire, cette chambre était tapissée d’un papier à fleurs. Le lit, étroit, avait une couverture de soie ancienne ; sur la table de nuit s’accumulaient de nombreux volumes, Augusto ayant la mauvaise habitude de toujours lire plusieurs livres à la fois. Tout était bien en ordre. Maria Giulia connaissait peu cette pièce, assez cependant pour savoir que son père rangeait sur un petite table, près de la fenêtre, les objets lui servant à se faire la barbe. Toute la collection des rasoirs, des menus appareils rassemblés par Augusto, avec la persévérance d’un collectionneur, sur la foi des annonces lues dans les journaux, brillait dans la clarté du beau jour d’hiver, blanchie d’être filtrée par de candides rideaux de lin amidonnés. Maria Giulia, rapidement, s’avança, vibrant d’un léger orgasme ; de tous les rasoirs, elle choisit celui qui lui parut le moins coûteux et, par conséquent, le moins exposé à pâtir du fait d’être utilisé comme grattoir. Après quoi, furtivement et sur la pointe des pieds, comme pour le plaisir de mener avec virtuosité à bonne fin une expédition déjà si bien commencée, elle retourna dans sa chambre où, après avoir fermé la porte à double tour, elle alla s’asseoir à son bureau, commençant aussitôt l’opération qu’elle s’était proposée. Pour ne pas entamer le papier, elle s’essaya à gratter le plus légèrement possible, tâche difficile et qui l’astreignit à une grande attention, lorsque, tout à coup, elle poussa un léger cri. Il y avait du sang qui coulait de l’index de sa main droite. Ce n’était rien de grave, à peine une égratignure, mais, de toute façon, la page, maintenant, était maculée. S’étant levée, Maria Giulia s’efforça de soigner son doigt blessé, mais précipitamment et comme sous l’obsession d’achever quelque urgente entreprise. En fait, à peine le doigt coupé eut-il été bandé tant bien que mal qu’elle retourna à son bureau et saisit sa plume, apparemment dans la hâte de jeter sur le papier une phrase enfin possible. Peut-être voulait-elle écrire : « Cher Tito, c’est avec mon sang que je trace ces lignes », ou quelque chose de semblable. Mais elle fut prise d’une rage soudaine qui la fit changer d’intention. Elle saisit la feuille, la déchira, en dissimula les morceaux au fond d’une poche, sans doute dans le dessein de les jeter dans le poêle à un moment où ses parents seraient sortis de la salle à manger ou ne feraient pas attention à elle. Toujours fébrilement, elle prit le rasoir et, ayant ouvert un tiroir où elle conservait de vieux papiers, elle y jeta brusquement l’appareil. Puis, se trouvant à nouveau devant une page blanche, elle reprit la plume : « Cher Tito, écrivit-elle, tu ne peux te représenter combien je suis heureuse, maintenant que j’ai enfin su renoncer à tout. Je n’ai plus personne : je renonce à mon père, à ma mère. Je renonce à tous les liens et méprise les amitiés avec les êtres qui ne peuvent faire autrement que de s’abaisser à ce que je considère comme vil. » Mais une fois de plus, elle ne fut point satisfaite, et la seconde feuille, elle aussi, fut déchirée. Alors, Maria Giulia chercha dans une boîte, y trouva une carte postale faisant partie d’une série de vues que lui avait données son père et représentant les principaux monuments d’Italie, puis, l’adresse de Tito une fois mise, elle écrivit, sur la partie gauche réservée à la correspondance : « Adieu !», Elle hésita, se demandant si elle signerait, brûlant de mettre son nom sous ce mot qui, maintenant, l’enivrait ; pourtant, elle ne signa point, car il lui plaisait aussi de ne pas céder à sa faiblesse. Elle entendit des pas. Rapidement, elle ouvrit le tiroir aux vieux papiers et laissa tomber la carte à côté du rasoir. Un livre à la main, elle alla ouvrir la porte et se trouva face à face avec sa mère, qui lui dit : « La couturière attend, il faut que tu choisisses une étoffe. – Je ne veux pas de robe, je ne veux rien, cria Maria Giulia. Lorsque quelqu’un s’enferme dans sa chambre, cela veut dire qu’il désire n’être pas dérangé. »
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