La Presse Anarchiste

Lectures

Albert Camus : « L’été », Gallimard.

« Oui, il y a la beau­té et il y a les humi­liés. Quelles que soient les dif­fi­cul­tés de l’entreprise, je vou­drais n’être jamais infi­dèle ni à l’une ni aux autres. »

C’est en ces termes que Camus défi­nit très exac­te­ment, non seule­ment son propre pro­blème, mais bien celui de toutes les âmes encore libres qui, dans ce monde épou­van­table – camps de tra­vail for­cé, bombe H, etc. – s’efforcent de ne lais­ser faire bon mar­ché ni du sou­ci de la jus­tice ni du main­tien des plus hautes valeurs de l’esprit, sans le res­pect, sans l’amour des­quelles, sous pré­texte de défendre l’homme, on ne défen­drait, en véri­té, que son cadavre.

De là le sens infi­ni­ment humain de ces essais – il fau­drait presque dire, par endroits, de ces poèmes en prose dont la langue garde le convain­cant pres­tige de « Noces » – pour une grande part consa­crés à l’Algérie natale d’un homme qui, bien heu­reu­se­ment, de plus en plus pré­fère à la phi­lo­so­phie – la pensée.

Com­bien de têtes livresques n’avaient-elles pas accueilli d’une affli­geante incom­pré­hen­sion les pages déjà dédiées par Camus, dans « L’Homme révol­té », à l’esprit de mesure, à l’âme médi­ter­ra­néenne ? Parce qu’un Maur­ras, un Bar­rès aus­si, en un sens, ont eux-mêmes livres­que­ment, et par natio­na­lisme, fait jadis l’apologie que l’on sait de la tra­di­tion gré­co-latine, devra-t-on pour autant être taxé de réac­tion­naire. Dès que, comme Camus (ou comme Simone Weil), l’on oppose à la bar­ba­rie de notre âge l’irremplaçable exemple des civi­li­sa­tions dont le miracle grec demeure le prototype ?

S’il nous est per­mis de nous citer nous-même : « La liber­té dont, écri­vons-nous dans les quelques lignes d’introduction à la page de Mari­vaux plus haut repro­duites ici même. Les meilleurs d’entre nous s’obstinent à pour­suivre le rêve ne vaut tout à fait que dans sa fleur. » Or, c’est cette fleur-là ; cette plé­ni­tude vers laquelle celui qui a écrit aus­si « Les Justes » nous invite aujourd’hui pour nous adju­rer de ne point nous tra­hir, ni en même temps la jus­tice, à tour­ner les regards.

Qu’à la dif­fé­rence, heu­reu­se­ment, de son épa­nouis­se­ment dans les civi­li­sa­tions pré­mo­dernes, cette même fleur, à pré­sent, pour nous, humi­liés et frères des humi­liés, ne puisse éclore que dans le cli­mat de l’amour, de l’amour des hommes, Camus le sait aus­si, qui écrit dans « L’Été » : « Car il y a seule­ment de la mal­chance à n’être pas aimé ; il y a du mal­heur à ne point aimer. »

« Le héros, écrit-il encore dans les pages admi­rables inti­tu­lées “Pro­mé­thée aux enfers”, main­tient dans la foudre et le ton­nerre divins sa foi tran­quille en l’homme. » « Mieux que sa révolte », la « longue obs­ti­na­tion » de celui qui bra­va les décrets du ciel récon­ci­lie notre cœur dou­lou­reux et « les prin­temps du monde », cet appel du bon­heur que Camus se refuse à refu­ser ; car, pour reprendre le titre d’un non moins admi­rable essai figu­rant dans le livre, nos rêves, nos véri­tés ne seront vrai­ment au monde que lorsque aura ces­sé – ban­nis­se­ment de la beau­té au nom de l’utile, des idéo­lo­gies ou des morales – l’exil d’Hélène.

[/J.P.S./]

Jean Giono : « Voyage en Italie », Gallimard.

Nous qui avons tant aimé et qui n’aimons pas moins encore « Un de Bau­mugnes » et « Le Ser­pent d’étoiles », com­ment pour­rions-nous ne pas être dérou­té par les romans de Gio­no, « nou­velle manière » ? C’est peut-être tout à fait injuste, mais un Gio­no sten­dha­lien, trous­seur de contes à la fran­çaise, nous en venons à nous deman­der : où donc était, ou bien où donc est la galé­jade ? – Mais avec le « Voyage en Ita­lie », c’est une autre paire de manches. Ici, nous n’attendons pas une créa­tion d’art, et ces notes prises au vol au pays de ses ancêtres pater­nels montrent un Gio­no qui ne se monte pas le cou, ni sur lui-même ni sur cette Ita­lie qu’il par­court et qui ne nous en appa­raît que plus embal­lant. Qu’on lise, entre autres, les pages sur Bres­cia, sur l’hôtel à Bologne, sur la Tos­cane ou sur cette place qua­si désaf­fec­tée de Padoue, han­tée de vagues sta­tues, qu’écoutant Gio­no nous la dire nous eus­sions cru être encore au jour où nous-même en fai­sions l’invraisemblable décou­verte. –  Mais après tout, peut-être n’avons « bu » ce livre avec tant de ravis­se­ment qu’en rai­son de la pas­sion que nous par­ta­geons avec l’auteur pour tout ce qui fait la vie de tous les jours chez nos cou­sins de la péninsule ?

Pierre Emmanuel : « L’Ouvrier de la onzième heure », éditions du Seuil.

Témoi­gnage éton­nant et, puisqu’il s’agit d’un docu­ment auto­bio­gra­phique, vrai­ment méri­toire sur le mélange d’inconscience et de vani­té qui conduit tant d’intellectuels à se prê­ter à l’entôlage des cocos. Mal­heu­reu­se­ment, ce livre, que nous devons d’ailleurs être recon­nais­sant à Emma­nuel d’avoir osé écrire, en dépit du grand effort de sin­cé­ri­té qui s’y mani­feste, ne laisse pas d’être, dans l’ensemble, moins accom­pli que l’incomparable « Qui est cet homme ?» Bien sûr il y a d’admirables choses vues et de non moins admi­rables ana­lyses d’états d’âme ; sous la signa­ture d’Emmanuel, com­ment pour­rait-il en être autre­ment ? Mais pour avoir per­cé le bla-bla-bla des autres, Emma­nuel ne semble pas encore – c’est peut-être le fait de sa jeu­nesse pro­lon­gée de vrai poète – en assez grande défiance des crises d’inflation sen­ti­men­tale qu’il lui arrive de « faire », comme on dirait en méde­cine. Témoin les pages qu’il consacre à l’affaire Rosen­berg. Elles partent du meilleur sen­ti­ment. Mais qu’elles sont gênantes ! Quelle fami­lia­ri­té, là-dedans, avec l’holocauste !… Le fond de tout cela, chez ce très hon­nête homme presque tra­hi par l’excès – magni­fique – de ses dons ver­baux, n’est pro­ba­ble­ment pas, comme il semble le croire en par­tie, sa posi­tion plus ou moins en porte-à-faux entre le catho­li­cisme et la confes­sion réfor­mée, ni même le confu­sion­nisme encore mal sur­mon­té héri­té de cer­taine Résis­tance, mais le fait, appa­rem­ment mal conscient chez lui, qu’Emmanuel, tout en res­tant ouvert aux idées les plus géné­reuses, est au fond un auto­ri­taire qui s’ignore. Sa han­tise d’un « ordre » éga­li­taire est à cet égard signi­fi­ca­tive, non moins que cette consta­ta­tion qui l’amène à dire : « Je mesure com­bien est grand notre désir d’être déchar­gés du faix de la liber­té » (p. 128). Et quand il écrit (p. 86) : « On est liber­taire avant d’être tota­li­taire », sans doute a‑t-il psy­cho­lo­gi­que­ment rai­son dans plus d’un cas, hélas ; mais la péné­tra­tion dont il fait preuve ici devrait le mettre lui-même quelque peu en arrêt. À Emma­nuel, qui voit une grande part (presque trop grande) de la pos­si­bi­li­té de notre salut dans un retour à la vraie pro­prié­té des mots, nous deman­de­rons de réflé­chir, avec toute 1’honnêteté de cœur dont nous le savons capable, au sens de ce mot de liber­té, qui ne doit pas faire tour­ner les têtes, loin de là, mais les tenir droites.

« Les Gazettes » d’Adrienne Monnier, Juillard.

Pour­quoi être allé jusqu’à par­ler d’un Léau­taud fémi­nin ? Madame Adrienne Mon­nier ne pré­tend évi­dem­ment ni à la plé­thore d’écriture (plé­thore heu­reuse) ni à la pro­fon­deur de méchan­ce­té (bien amu­sante) de notre ter­rible ori­gi­nal. Mais on est bien content de retrou­ver dans ce volume les alertes pen­sées et choses vues notées au vol par celle qui, sans pré­cio­si­té ni esprit de cha­pelle, aura été, en sa bou­tique de la Mai­son des Amis des Livres, le très probe et infa­ti­gable agent de liai­son de la lit­té­ra­ture vivante, de 1913 à nos jours.

Renée Lang : Rilke, Gide et Valéry, collection Études gidiennes, éd. de la revue « Prétexte ».

C’est avec une louable fer­veur que Madame Renée Lang, dont le pre­mier numé­ro de « Témoins » a déjà signa­lé la per­ti­nente intro­duc­tion à la Cor­res­pon­dance de Gide et de Rilke publiée par ses soins chez Cor­rêa, pour­suit ses savantes inves­ti­ga­tions sur les rap­ports spi­ri­tuels entre non seule­ment Gide et Rilke, mais encore entre Rilke et Valé­ry. Le livre que nous avons sous les yeux, qui cepen­dant n’a pas plus de quelque quatre-vingts pages, n’en apporte pas moins la docu­men­ta­tion la plus pré­cise, jointe à l’interprétation la plus fine, quant aux échanges et mutuels enri­chis­se­ments de ce « rare trio », qui incar­na l’un des grands moments de la culture euro­péenne. Échanges inégaux ; très jus­te­ment Mme Renée Lang écrit en conclu­sion : « Ces clairs Latins… res­tèrent en der­nière ins­tance étran­gers à l’expérience inté­rieure et à la magie du poète des Élé­gies… (Des trois) Rilke (dont le sens de divi­na­tion s’assimilait) l’être et l’œuvre qu’il avait élus… avait sans doute été le plus riche. » – Signa­lons en outre que l’ouvrage anté­rieur de Mme Renée Lang sur « André Gide et la pen­sée alle­mande » (luf) va pro­chai­ne­ment paraître en alle­mand dans une édi­tion consi­dé­ra­ble­ment augmentée.

Montaigne en allemand : traduction de l’essentiel des « Essais », par Herbert Lüthy, éd. du Manesse Verlag, Zurich.

Alors que Mon­taigne a tou­jours été pour les Anglais un clas­sique vivant (on sait ce que Sha­kes­peare lui doit), l’Allemagne, en géné­ral, – au reste on conçoit assez bien pour­quoi… – l’ignore presque. La tra­duc­tion de Lüthy aide­ra peut-être, il faut l’espérer, à com­bler cette grave lacune. Elle est remar­quable, autant du moins qu’une tra­duc­tion de Mon­taigne peut l’être, – car com­ment rendre en alle­mand le charme, la patine de la langue cepen­dant tou­jours jeune et ver­dis­sante de l’original ? – Her­bert Lüthy, en outre, a écrit une longue intro­duc­tion des plus péné­trantes : sans doute, même, a‑t-il rai­son d’y insis­ter sur l’«indifférentisme » de Mon­taigne à l’égard des fac­tions de son temps, encore qu’il y eût là sans doute un peu de cette même pru­dence qui devait faire dire à Des­cartes : « Je m’avance mas­qué. » Lüthy, deman­de­rons-nous en toute ami­tié, a‑t-il eu, du fait de quelque actuelle orien­ta­tion de sa pen­sée, cer­taine pro­pen­sion à exa­gé­rer chez le si fidèle ami de l’auteur du « Contr’un » la ten­ta­tion d’une sagesse qui ne serait que – sage ?

R. Carette : « Sartre et la philosophie du possible », Ed, J.-D. S. Gand.

L’auteur pré­sente lui-même cette étude comme un à côté de ses propres tra­vaux sur le pro­blème du pos­sible. Autant que nous avons pu la suivre, cette œuvre tend à mon­trer ce qu’auraient de com­mun cer­tain pos­si­bi­lisme et l’existentialisme sar­trien. Nous y revien­drons volon­tiers quand nous serons en pré­sence des autres tra­vaux de l’auteur, qui ne sont pas encore publiés. Mais ce que nous tenons à rete­nir dès main­te­nant, c’est la sui­vante cita­tion d’un pas­sage de « L’Être et le Néant » (p. 669), où Sartre, et nous sommes éber­lués que M. Carette paraisse trou­ver cela très à son goût, a magni­fi­que­ment défi­ni à l’avance la posi­tion d’irresponsabilité qui ne carac­té­rise que trop bien le point de vue (ou de céci­té) du sym­pa­thi­sant pro-sta­li­nien dont il s’entête à s’octroyer l’alibi :

« Nous nous en vou­drons…, écrit M. Carette, de ne pas signa­ler… les pages… où Sartre pré­sente le glis­se­ment comme « une admi­rable image de la puis­sance ». De là, dit-il, le fameux conseil : « Glis­sez, mor­tels, n’appuyez pas », qui ne signi­fie pas : « Demeu­rez super­fi­ciels, n’approfondissez pas, mais, au contraire : Réa­li­sez des syn­thèses en pro­fon­deur, mais sans vous compromettre. »

Même Molière, de nos jours, met­tant Jean-Paul Sartre sur la scène, n’eût pas inven­té la trou­vaille d’un si bel aveu… 

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