[(
Le lecteur se demandera peut-être pourquoi nous reproduisons ici, sur le conseil de l’ami qui l’a transcrite à cette intention, la page ci-dessous de Marivaux. Rien au premier abord, en effet, n’y semble offrir l’une de ces prises de conscience dont nous demandons d’ordinaire à nos « témoins intemporels » de nous aider à mieux comprendre les problèmes, très temporels, du monde présent. Bien au contraire, cette page, on va le voir, est en elle-même comme un témoignage de ce qu’il faudrait peut-être appeler la plus belle inconscience d’une perfection poussée jusqu’à la pointe extrême de la finesse et d’un certain jeu tout naturel de l’esprit. Mais précisément : que tel siècle ait pu connaître le bonheur d’une réussite où tout cela, en somme, allait de soi, voilà bien qui doit nous faire honte, nous obliger à mesurer ce que nous avons perdu, à tenter donc, autant que faire se pourrait, d’en retrouver au moins un peu le bienfait irremplaçable. Car la liberté dont les meilleurs d’entre nous s’entêtent à poursuivre le rêve ne vaut tout à fait que dans sa fleur.)]
Nous dînâmes. Quelque novice et quelque ignorante que je fusse en cette occasion-ci, comme l’avait dit Madame de Miran, j’étais née pour avoir du goût, et je sentis bien avec quels gens je dînais.
Ce ne fut point à force de leur trouver de l’esprit que j’appris à les distinguer ; pourtant, il est certain qu’ils en avaient plus que d’autres, et que je leur entendais dire d’excellentes choses, mais ils les disaient avec si peu d’effort, ils y cherchaient si peu de façon, c’était d’un ton de conversation si aisé et si uni, qu’il ne tenait qu’à moi de croire qu’ils disaient les choses les plus communes. Ce n’était point eux qui y mettaient de la finesse, c’était de la finesse qui s’y rencontrait ; ils ne sentaient pas qu’ils parlaient mieux qu’on ne parle ordinairement ; c’étaient seulement de meilleurs esprits que d’autres, et qui par là tenaient de meilleurs discours qu’on n’a coutume d’en tenir ailleurs, sans qu’ils eussent besoin d’y tâcher, et je dirais volontiers sans qu’il y eût de leur faute ; car on accuse quelquefois les gens d’esprit de vouloir briller ; oh ! il n’était pas question de cela ici ; et, comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien.
… Il n’y avait rien ici… qui me fît craindre de parler, rien au contraire qui n’encourageât ma petite raison à oser se familiariser avec la leur ; j’y sentis même une chose qui m’était fort commode, c’est que leur bon esprit suppléait aux tournures obscures et maladroites du mien. Ce que je ne disais qu’imparfaitement, ils achevaient de le penser et de l’exprimer pour moi, sans qu’ils y prissent garde ; et puis ils m’en donnaient tout l’honneur.
(La vie de Marianne)