La Presse Anarchiste

Y a‑t-il encore, en France, une droite et une gauche ?

Il serait temps, si l’on veut com­pren­dre quelque chose au XXe siè­cle, de renon­cer à la ter­mi­nolo­gie poli­tique du XIXe et de sub­stituer de nou­veaux critères à ceux de la topogra­phie par­lemen­taire française, imitée dans un cer­tain nom­bre de pays.

Remar­quons d’abord que rien n’enracine, sym­bol­ique­ment ou mythique­ment, les notions « droite » et « gauche », au sens banal et usé de ces mots, dans une tra­di­tion de quelque valeur ou de quelque durée. Le fait que, chez la plu­part des peu­ples, le côté gauche soit celui du mal­heur, le côté droit celui de la force et de la légitim­ité – les con­stata­tions des anatomistes et des phys­i­ol­o­gistes sur l’asymétrie des organes et des fonc­tions humaines – la véri­fi­ca­tion expéri­men­tale, qui démon­tre qu’un homme s’efforçant de marcher, de nag­er ou de ramer, en ligne droite, décrit, dans la nuit ou dans un espace sans points de repère, un cer­cle d’un ray­on don­né, tou­jours sur la gauche – l’usage con­stant de la main droite pour saisir et du pied droit pour sauter, et la répro­ba­tion attachée au non-con­formisme des gauch­ers – tout cela rend par­faite­ment compte philologique­ment de l’histoire des mots droi­ture, dex­térité, gaucherie, sin­istre, etc., – mais ne nous éclaire guère sur l’origine d’une cou­tume poli­tique qui sem­ble née du hasard.

Au Par­lement bri­tan­nique, depuis tou­jours, la majorité gou­verne­men­tale et l’opposition siè­gent, comme l’on sait, face à face. À la Con­ven­tion, en 1793, la dis­tinc­tion topographique des par­tis s’établit entre les gradins les plus élevés qu’occupaient les Mon­tag­nards et les gradins du bas, où était relégué le Marais. Il est pos­si­ble qu’en adop­tant cette dis­po­si­tion, les divers par­tis de la pre­mière République aient obéi à un instinct les rap­prochant ou les éloignant des tri­bunes où le peu­ple sou­verain était, en général, représen­té par l’élément « démoc­ra­tique » ou, si l’on veut, « dém­a­gogique », de la pop­u­la­tion parisi­enne, tou­jours prête à encour­ager les siens du geste et de la voix.

Com­ment s’est insti­tué la cou­tume voulant que dans l’hémicycle par­lemen­taire, le « par­ti du mou­ve­ment » soit à gauche, et le « par­ti de la résis­tance » à droite (non pas de l’Assemblée elle-même, mais du Prési­dent qui lui fait face et qui sym­bol­ise le pou­voir) cela je crois n’a point été élu­cidé. Peut-être la Restau­ra­tion monar­chiste, en plaçant ses par­ti­sans les plus zélés d’un côté plutôt que de l’autre, crut-elle leur con­fi­er une place d’honneur (celle des élus dans le mythe chré­tien du juge­ment dernier) ? Peut-être faut-il voir au con­traire dans le déploiement de l’avant-garde sur la gauche l’application d’un usage mil­i­taire qui date, sem­ble-t-il des Romains ? Tou­jours est-il que, depuis lors, et pour une durée d’un siè­cle, tous les nou­veaux par­tis qui firent leur entrée dans l’arène par­lemen­taire française, le firent par la porte de gauche, refoulant ain­si, vers des posi­tions de droite les par­tis de plus anci­enne for­ma­tion ; ceux-ci sans chang­er d’étiquette, se pas­saient de l’un à l’autre leur clien­tèle, dans l’ordre ain­si fixé par leur anci­en­neté – non sans lutte, bien enten­du, mais avec des résul­tats con­nus d’avance.

C’est ain­si que l’on est arrivé, dans la pre­mière moitié du XXe siè­cle, en France, à une struc­ture para­doxale dans laque­lle per­son­ne n’assumait plus, à la Cham­bre ou au Sénat, les noms de réac­tion­naires, ni même de con­ser­va­teurs ou de mod­érés, mais où les noms de « pro­gres­sistes », de « répub­li­cains de gauche », voire de « rad­i­caux » ou « rad­i­caux-social­istes » désig­naient des par­tis déjà usés par le pou­voir, ayant réal­isé leur pro­gramme (dans la mesure où ils avaient encore un pro­gramme), et siégeant, topographique­ment par­lant, à droite et au centre.

« Par­ti du mou­ve­ment », « par­ti de la résis­tance » (accéléra­teur et frein), ces ter­mes et ces fonc­tions antin­o­miques n’ont un sens pré­cis qu’en fonc­tion d’une cer­taine direc­tion don­née, d’une idée com­mune de l’évolution, de l’avenir humain, des réformes inévita­bles dont on désire accélér­er la venue néces­saire, ou frein­er les effets destruc­teurs. Pour qu’il y ait gauche et droite, au sens de par­ti de l’avant-garde et par­ti de pru­dence, ou par­ti des chauf­feurs de chaudières et par­ti des serre-freins, encore faut-il qu’il y ait, à la base, una­nim­ité quant au sens de l’histoire, quant à l’orientation inflex­i­ble des rails sur lesquelles le train social ne peut qu’avancer, ralen­tir, stop­per, reculer, manœu­vr­er et repar­tir, mais dont il ne peut s’arracher que par une catastrophe.

Or, le point de départ du XIXe siè­cle, c’était, qu’on le veuille ou non, l’acceptation d’un précé­dent et d’un état de fait – l’héritage jacobin de la Révo­lu­tion française (et, par delà le jacobin­isme, de la monar­chie bour­geoise et gal­li­cane). Le pro­gramme et l’axe dic­té par le « devenir his­torique » restait patri­o­tique au sens antiféo­dal du mot : unité et sou­veraineté nationales ; cen­tral­i­sa­tion poli­tique ; supré­matie de l’État sur l’Église ; arme­ment et édu­ca­tion générale des citoyens, égal­ité crois­sante des con­di­tions sociales. Per­son­ne de 1814 à 1914 (sauf, au début, une poignée d’Ultras) ne niait la néces­sité de refaire ce chemin, déjà par­cou­ru super­fi­cielle­ment et hâtive­ment, au milieu de la Ter­reur, par notre pre­mière République ; pour tous, ent­hou­si­astes ou réti­cents, c’était bien là le des­tin his­torique du siè­cle, sa tâche con­struc­tive défini­tive­ment réal­is­able (au prix de vio­lences tran­si­toires ou d’aménagements néces­saires). Et il en était ain­si, non seule­ment en France, mais partout dans le monde. Entre les réti­cences de droite et les hâtes de gauche, il y avait en poli­tique un dénom­i­na­teur com­mun à tous les par­tis ; la Restau­ra­tion elle-même ne devait que don­ner des bases plus solides à l’accomplissement du grand œuvre pro­posé par la Révolution.

De 1814 à 1914, si nous suiv­ons l’ordre des ques­tions autour desquelles le par­lement français et le pays légal se partageaient en deux moitiés droite et gauche, nous voyons qu’il fut d’abord ques­tion de l’indemnité aux « sin­istrés » de l’expropriation révo­lu­tion­naire, con­sid­érée comme un fait acquis (biens nationaux, mil­liard des émi­grés). Puis écla­ta la rival­ité économique et poli­tique entre la France rurale et la France cita­dine – la pre­mière attachée à la tra­di­tion agraire et la sec­onde s’orientant vers la « révo­lu­tion indus­trielle ». Vers 1848 se posa la ques­tion de savoir si « ceux qui n’ont rien » voteraient (par man­dataires) le bud­get et l’impôt – avec, comme con­séquence prévis­i­ble, l’accroissement illim­ité des dépens­es, de la puis­sance, des dettes et du per­son­nel de l’État. Enfin, la réal­i­sa­tion de l’unité idéologique de la nation éten­due jusqu’aux mass­es pop­u­laires par l’enseignement laïque, gra­tu­it et oblig­a­toire, fut l’œuvre de la IIIe République et com­plé­ta la struc­ture d’un État néo-jacobin, car­ac­térisé par l’intégration du peu­ple armé dans l’État.

Lorsque écla­ta la guerre de 1914, la France était prête à renou­vel­er, à l’échelle de la total­ité nationale, l’exemple des lev­ées en masse révo­lu­tion­naire et napoléoni­enne de 1792–1814. À tra­vers la Mobil­i­sa­tion générale, la Grande Guerre, l’Union sacrée, à tra­vers la con­ver­sion du gou­verne­ment par­lemen­taire en comité de Salut pub­lic dis­posant de tout et de tous, à tra­vers la trans­for­ma­tion de dix mil­lions de Français en sol­dats-citoyens – nour­ris, vêtus, logés, soignés, com­mandés, sac­ri­fiés, tués ou récupérés, par l’État – se renou­vela l’épopée de la Lutte con­tre l’Europe, et de l’Enthousiasme patri­o­tique appuyée sur la Ter­reur. Et cette grande base mythique de la vie nationale depuis un siè­cle, cette Bible de la théolo­gie poli­tique des Français se trou­va inté­grale­ment mise en appli­ca­tion et revécue pen­dant qua­tre années, dans les ter­mes mêmes qu’avaient pro­mul­gués un Cam­bon ou un Carnot : « Les hommes jeunes com­bat­tront ; les hommes mûrs forg­eront des armes ; les femmes et les filles fer­ont de la charpie pour les blessés ; les vieil­lards se fer­ont trans­porter sur les places publiques pour élever le moral des citoyens par des dis­cours patri­o­tiques. » Par­venu à ce som­met de sou­veraineté et d’unité nationales, de cen­tral­i­sa­tion poli­tique, de supré­matie du lien civique sur tout lien con­fes­sion­nel, d’égalité des citoyens devant les armes et devant la mort, il sem­blait impos­si­ble d’aller plus loin. Le tra­jet con­sciem­ment prévu – le voy­age pour lequel avait été lancée sur les rails du XIXe siè­cle la loco­mo­tive de l’histoire – était accom­pli. Tout ce que la réal­i­sa­tion d’un pro­gramme social peut apporter aux hommes de sat­is­fac­tions et de décep­tions, – habi­tudes désor­mais con­trac­tées qui émoussent et sta­bilisent les nou­veautés, fatigues, regrets et nos­tal­gies dans la vic­toire même – bri­sait main­tenant l’élan d’un peu­ple qui avait vécu pen­dant qua­tre ans la prise en charge, morale, intel­lectuelle et physique, de l’individu par la collectivité.

Sans même s’en douter, la France (et avec elle l’Europe entière) avait bouclé la boucle du retour his­torique. Croy­ant aller en ligne « droite », et tour­nant sans s’en douter sur la gauche, comme le nageur ou le rameur isolé en pleine mer, elle était rev­enue à la sit­u­a­tion trau­ma­tique de 1793, et à cette pre­mière esquisse du total­i­tarisme mod­erne que fut la dic­tature de Robespierre.

Et depuis lors, il n’y a plus en France de rails posés par l’idéologie nationale devant la loco­mo­tive de l’histoire ; il n’y a plus de par­ti du mou­ve­ment et de par­ti de la résis­tance ; il n’y a plus de gauche ni de droite ; il n’y a que des sur­vivances théoriques et des luttes rétro­spec­tives. Le jacobin­isme tra­di­tion­nel s’est incar­né dans un nou­veau par­ti, le Par­ti com­mu­niste, qui essaye de sauver à son prof­it l’idée de néces­sité his­torique, de par­ti du mou­ve­ment, et d’exploiter cette con­fu­sion de valeurs entre les « deux révo­lu­tions français­es » (la Libérale et la Total­i­taire) que Guil­lel­mo Fer­rero avait dénon­cée avant de mourir.

Mais, dans ce par­ti, le plus nom­breux et le plus puis­sant de France, y a‑t-il beau­coup de gens qui voudraient vrai­ment vivre en Russie ?

Les deux pôles de ten­sion entre lesquels se place depuis trente ans notre his­toire con­tem­po­raine, ce ne sont plus la gauche et la droite par­lemen­taires, mais l’affirmation et la néga­tion absolues de l’État. Or, l’anarchie authen­tique et le total­i­tarisme véri­ta­ble sont, par déf­i­ni­tion, en dehors de l’éventail par­lemen­taire ; ils sont, à la gauche et à la droite poli­tiques, ce que le Nord et le Sud sont à l’Est et l’Ouest – ou, mieux encore, ce que le haut et le bas sont à un plan hor­i­zon­tal : quelque chose d’irréductiblement extérieur.

Les ques­tions à l’ordre du jour, en France, celles qui divisent à peu près égale­ment le pays, sont celles du mono­pole et de la lib­erté de l’enseignement ; de l’inflation ou de la défla­tion budgé­taires et moné­taires, des rap­ports entre secteurs nation­al­isés et secteurs privés, et en défini­tive du social­isme (d’État) ou du libéral­isme (gou­verne­men­tal). Ce n’est que par le plus anachronique des abus de lan­gage que l’on peut con­tin­uer à insér­er de tels con­trastes dans le dilemme tra­di­tion­nel du « mou­ve­ment » ou de la « résis­tance », c’est-à-dire de la gauche et de la droite.

L’activité humaine – une fois éman­cipée du mythe que lui impose le retour à un arché­type – est un choix entre une infinité de pos­si­bles, comme l’itinéraire du sub­mersible, de la voiture tous ter­rains et de l’hélicoptère. Il n’y a de loco­mo­tive his­torique, de rails et de par­cours néces­saire, qu’autant qu’on accepte d’y croire. « L’homme est libre, dès lors qu’il veut l’être », a dit Voltaire.

Le par­ti de l’effort respon­s­able est aus­si celui de la liberté.

[/Jean Cel­lo]


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