Comme tous les romans qui s’inspirent plus ou moins des incidents de l’actualité, le roman de M. Bonnamour a le défaut de présenter des faits et des personnages qui semblent cacher tel fait, ou telle individualité dont aurait eu à s’occuper le fait divers quotidien. Le lecteur croit mettre des noms réels sur des types qui, ne sont, en réalité, que des personnages de fantaisie.
Mais, cette petite réserve faite, le Trimardeur est un livre fort intéressant, où l’auteur nous fait assister au calvaire de ceux qui ne veulent se plier sous le joug de fer du capital, qui veulent conserver leur libre arbitre, garder intacte leur dignité d’homme.
À ceux-là, plus de travail régulier, plus de pitance assurée ; mise à l’index, élimination lente, mais sûre, d’une localité à l’autre, il ne leur reste plus qu’une ressource : prendre leur baluchon sous le bras, se mettre sur la grande route, s’arrêtant lorsqu’un fermier en campagne veut bien les occuper, ou qu’un travail pressé force un usinier à leur ouvrir les portes de ses ateliers.
Mais ce n’est qu’une halte ! le fermier n’a besoin que d’un coup de main ; l’usinier, qui a l’habitude de commander à des êtres qui lui obéissent servilement, ne peut garder longtemps un ferment de révolte qui pourrait gangrener son troupeau. La grande route étale son ruban, là-bas, au loin, menant à l’inconnu. Et, que le soleil darde ses rayons de feu, ou que la neige la couvre de son froid manteau, le moderne Juif errant doit l’arpenter sans cesse, ni trêve, jusqu’à ce qu’un beau jour il échoue à la correctionnelle pour un vol de poules, ou pour vagabondage. C’est la fin pour lui ; gibier de prison, il ne quittera plus la route que pour la geôle, la geôle pour la route.
Cela n’est pas tout à fait le sort de celui que nous raconte M. Bonnamour. Dès le commencement du livre, nous le trouvons aux débuts de son existence de trimardeur. Ayant frappé à la porte d’un sordide paysan, il demande sa part d’une soupe qui mijote dans l’âtre. Le paysan, pourrait, sans se priver, partager sa soupe avec l’affamé, mais il est avare, il est tard, il a peur de cet homme qui semble réclamer comme un dû le droit de vivre et de se réchauffer.
Le paysan a peur d’être volé, il montre la porte au misérable, alors qu’il est hypnotisé par cette soupe qui lui chante le bien-être, alors que, sur la route, la neige tombe froide et serrée.
L’homme a faim, il a froid, il veut manger, et il veut prendre de force ce qu’on lui refuse de bonne volonté : dans la lutte, le paysan tombe sous son agresseur et se tue !
Le meurtrier, atterré de son crime, reste prostré près de sa victime ; mais la faim le réveille, il mange enfin cette soupe qu’il a conquise de haute lutte. Rassasié, l’instinct de la conservation le reprend, il dévalise le mort et continue sa route, reprenant sa vie errante : mangeant lorsque les exploiteurs veulent bien l’employer, ou lorsque la solidarité des camarades lui vient en aide, « vivant » de misère et de privations lorsque les portes se ferment sur lui, devant les idées d’indépendance qu’il sème sur sa route.
Mais, entre temps, il s’est trouvé en contact avec des anarchistes, ses idées se précisent, sa révolte prend conscience d’elle-même, il arrive à Paris, se trouve en contact avec des partisans de la propagande par le fait, et nous assistons ici à une réminiscence des événements de 1893 – 94. Cette évocation d’événements mitigée de faux et de réel nuit un peu à l’intérêt du livre — selon nous — mais, là encore, il y a de fort belles pages de révolte et de solidarité qui méritent d’être lues, pendant que, sur le tout, se détache l’épisode des amours de Jean et de Marie, ainsi que la fin tragique de cette dernière, tuée dans un accès de jalousie par sa rivale, Chatte-chatte.
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Nous avons reçu :
Les Villages illusoires, par E. Verhaeren ; une plaquette chez Edmond Deman, éditeur, 16, rue d’Arenberg, Bruxelles.
L’Archipel en fleurs, 1 volume en vers, 3 fr. 50, par A. Retté ; Bibliothèque artistique de la Plume, 31, rue Bonaparte.
De chez Charpentier, 11, rue de Grenelle : Journal des Goncourt, tome VIII. — Émaux et Camées, par Théophile Gautier ; 1 volume, 3 fr. 50, orné de 110 aquarelles.
Le Roman d’un singe, par Armand Charpentier ; 1 volume chez Ollendorff, 28 bis, rue Richelieu.
Les Décorés, ceux qui ne le sont pas, par F. Jourdain ; 1 volume, 3 fr. 50, chez S. Empis, 21, rue des Petits-Champs.
La Propriété, origine et évolution, par P. Lafargue, avec réfutation de Y. Guyot ; chez Delagrave, 15, rue Soufflot.
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Les Convulsées[[Librairie Marseillaise à Marseille]], par Étienne Bellot, un volume de vers, jeunes, vibrants, robustes, clamant la haine aux oppresseurs du corps et de la pensée. Fadeurs, rêveries vaines et mièvreries n’encombrent point la route. Le poète aspire aux meilleurs devenirs. Au plein air, comme sous des orages, marchent, déchevelés, des poèmes, errants, vagabonds. Ces pages ne sont point nées sous des coupoles académiques. Elles sentent la plèbe ; et c’est pour les déshérités qu’elles chantent, pensent et flagellent, et pour l’idéal justicier. Citables seraient de beaux cris, des strophes en révolte et d’harmonieuse envolée. Si, au point de vue art et formel, comme devers certaines fluctuations idéelles, sont à noter des réticences, l’indéniable n’en est pas moins l’effort magnifique, la tendance libertaire, l’expression spontanée. Par dessus tout, ardente, sociale et de combat, cette oeuvre est un espoir viride et viril de lignes futures et décisives.
Théodore Jean