La Presse Anarchiste

Godot à Zurich

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Nous-même – c’est une sorte d’excentricité – n’avons pas vu « En atten­dant Godot ». Sur la foi des lettres enthou­siastes d’un ami pari­sien qui eût vou­lu nous per­sua­der d’accourir à cette « révé­la­tion » (« Ima­gine, écri­vait cet ami, une toile abs­traite qui aurait un sens »), nous avions ache­té le livre. Tout au début, nous nous sommes certes repré­sen­té ce que de bons acteurs pou­vaient arri­ver à faire de ce genre de clow­ne­rie méta­phy­sique. Mais, avouons-le, nous nous repré­sen­tions en même temps que ces mêmes acteurs ima­gi­naires eussent encore été mieux ser­vis par l’absence de tout « livret », quelque pro­fond que celui-ci vou­lût paraître. Impres­sion qui de page en page allait s’aggravant, au point qu’à la cin­quan­tième le livre nous tom­ba des mains. Et lorsque « Godot », loin de gar­der le mérite de conti­nuer à se faire attendre, vint dans la ville où nous habi­tons, notre sainte hor­reur de l’ennui et des migraines qu’il engendre nous fit nous abs­te­nir. Et pour­tant, il y avait tout ce suc­cès autour, les rou­cou­le­ments (plu­tôt dodé­ca­co­pho­niques) de nos Cathos et Mag­de­lon, comme aime­rait à dire, se sou­ve­nant à bien juste titre de Molière, Charles Vil­drac. Ah oui, nous avions été faible, nous aurions dû nous contraindre à aller prendre sur le fait ce « signe des temps ». Mais fort heu­reu­se­ment, Mme Éli­sa­beth Brock-Sul­zer, qui assume avec tant de per­ti­nence la cri­tique dra­ma­tique dans le jour­nal zuri­chois « Die Tat », don­na, sur la repré­sen­ta­tion fran­çaise de « Godot » à Zurich, un article si admi­ra­ble­ment « cli­nique » que nous nous féli­ci­tons tout par­ti­cu­liè­re­ment de pou­voir (en par­tie dans sa propre tra­duc­tion) le repro­duire ici, comme elle a eu l’extrême obli­geance de nous y autoriser.)]

« Godot » à Zurich

Zurich a eu l’honneur d’une repré­sen­ta­tion d’«En atten­dant Godot » de Beckett, don­née par la troupe qui a créé la pièce à Paris. Le Théâtre de Baby­lone pré­sente en effet l’ouvrage sur nombre de scènes des pays de langue alle­mande, bien que « Godot » soit éga­le­ment joué en ver­sion ger­ma­nique dans quan­ti­tés de théâtres. « Godot » est pour ain­si dire deve­nu le signe de la sai­son. Pièce, ou plu­tôt mor­ceau de lit­té­ra­ture dra­ma­tique évi­dem­ment osé. Presque pas d’action. Deux actes seule­ment, et qui se dif­fé­ren­cient fort peu l’un de l’autre. Un sujet, jusqu’à pré­sent réser­vé au mode nar­ra­tif – le thème de l’attente vaine – pré­tend être ici trai­té pour la scène. Un mélange de sym­boles et des élé­ments les plus tri­viaux, de phi­lo­so­phie et de clow­ne­rie. Si l’on veut : un diver­tis­se­ment dans le désert. Où encore un tis­su dont les trous semblent consti­tuer l’essentiel. Trou par exemple que ce nom de Godot, que les spec­ta­teurs se sont volon­tiers com­plu à prendre pour un rébus. Et com­bien de trous aus­si dans l’action, laquelle ne paraît avoir d’autre pro­pos que de faire pas­ser le temps, ce temps qui, dans l’œuvre, occupe cepen­dant le centre même du sen­ti­ment et de la pen­sée. « Ce n’est pas le vide qui nous manque », dit un des per­son­nages. Pen­dant de longues minutes, les pro­ta­go­nistes res­tent là en scène, on ne sait pour­quoi, ne lais­sant tom­ber leurs paroles dans le vide que dans le seul but de s’assurer que leur voix résonne encore et que l’espace la leur renvoie.

La sub­stance du tout est à ce point diluée, raré­fiée qu’elle n’est plus, bien sou­vent, qu’absence. Une déso­lante ina­ni­té règne, d’un règne abso­lu. L’on attend, un être dont le nom ne signi­fie rien, dont la venue ne cesse d’être ajour­née ; dont, bien plus, on ne sait même pas ce qu’on lui deman­de­rait s’il consen­tait enfin à paraître. Sorte d’équation uni­que­ment com­po­sée d’inconnues ; de jeu mathé­ma­tique qui conti­nue pour cette seule rai­son qu’il n’y a pas de solu­tion. La plus morne his­toire que l’on puisse ima­gi­ner, le cau­che­mar de nos heures per­dues, en véri­té l’image, l’incarnation du mot ennui, d’un ennui qui s’étend à volon­té de l’inepte au désespoir.

Deux fois donc presque le même acte, pour que l’on com­prenne à coup sûr que la chose pour­rait tout aus­si bien se répé­ter des cen­taines de fois. Plus avi­sé encore celui qui s’apercevrait que, de ces deux actes, un seul est déjà de trop. Là où il n’y a plus de mesure, la ques­tion du plus ou moins se réduit d’elle-même à l’absurde.

J’avais vu la pièce à Paris, il y a de cela à peu près un an. Alors, elle m’avait sur­tout irri­tée par ce que je lui trou­vai d’indigent. À Zurich, elle m’a davan­tage sai­sie, bles­sée, davan­tage fait mal par sa déso­la­tion suf­fo­cante et sans issue. Que ceci soit l’un des aspects du monde moderne, voi­là qui ne fait point de doute ; mais que, de cette image que l’on nous en donne, nous ne soyons pas éclai­rés, voi­là qui est éga­le­ment cer­tain. Ah comme il serait peut-être agréable d’être l’un de ceux pour qui il faut un Beckett pour s’entendre révé­ler que notre tris­tesse a ce goût nau­séa­bond, qu’elle est plus près que ne le fut jamais tout autre « mal du siècle » de cette « ace­dia » où saint Tho­mas voyait un péché mor­tel. … Mais au fait, ne sont-ce point là déjà de ces réflexions faus­se­ment phi­lo­so­phiques qu’un Beckett, selon le texte publié dans le pro­gramme, avoue craindre sur­tout de la part du public de langue alle­mande ? Pru­dence, par consé­quent, – et tenons-nous en donc à ces cri­tiques abon­dam­ment cités par le pro­gramme en ques­tion, les­quels se sont mis en tête de nous démon­trer que « Godot » est une pièce hau­te­ment comique (et cela non pas invo­lon­tai­re­ment), une pièce qui fait rire, ou tout au moins sourire.

Et de fait, à Zurich aus­si on a ri. Pas tou­jours, ni non plus tou­jours aux endroits vou­lus. Sou­vent, il suf­fi­sait d’un gros mot, bien en chair, notre public ne tenant à rien si fort qu’à don­ner l’illusion qu’il est au fait des der­nières trou­vailles de l’argot. De temps en temps aus­si on riait de ce que l’on ne fichait pas le camp. Recon­nais­sons-le : l’habitué qui, tout en mou­rant d’ennui, tient bon sur son fau­teuil est, lui, un per­son­nage authen­ti­que­ment comique. Donc, on res­tait, en atten­dant – au fait, quoi ? Un drame ? Une fin ? Ou tout bon­ne­ment la fin de la repré­sen­ta­tion ? Laquelle dura deux bonnes heures. Comme l’a dit Karl Kraus : « Il y a des écri­vains capables d’exprimer déjà en vingt pages ce que je ne sau­rais par­fois dire en moins de deux lignes. » Deux heures de nar­cose. De quoi anéan­tir les toutes der­nières vel­léi­tés de résis­tance d’un public. Ah, si ce petit machin de rien du tout n’avait pas dépas­sé la durée qu’eussent dû lui pres­crire les règles dra­ma­tur­giques les plus élé­men­taires, – je veux dire : s’il s’était agi uni­que­ment d’une seule scène de caba­ret, peut-être aurions-nous été secoués, sti­mu­lés, réveillés, accu­lés au bien­fait de quelque libé­ra­tion cruelle ? Seule­ment, bien sûr, une telle scène eût récla­mé l’active col­la­bo­ra­tion morale du spec­ta­teur, et qui sait si elle n’eût point pas­sé inaper­çue aux yeux du grand public ?

Non que l’important soit que Beckett donne ici un croc-en-jambe aux véné­rables lois, que l’on croyait inébran­lables, de l’art dra­ma­tique. C’est un bobo, qui gué­ri­ra de lui-même. Qu’on veuille bien nous assé­ner sur la tête une dou­zaine de pièces à la Godot, et tous, sans excep­tion nous implo­re­rons le par­don de ces vieilles lois tant déni­grées. Elles en ont vu d’autres ! : Et les tenants de la dra­ma­tur­gie tra­di­tion­nelle ne feront pas, alors, si mau­vaise figure que cela à côté des actuels par­ti­sans har­dis (ou qui se croient tels) du der­nier bateau bap­ti­sé godotisme.

Au vrai, il n’y a dans cette pièce qu’un seul per­son­nage inté­res­sant : c’est son public. Elle n’a de pas­sion­nant que d’être un suc­cès mon­dial. Déjà dans le cas – autre­ment sérieux – de Kaf­ka, l’inquiétant n’était pas, loin de là, l’inquiétude kaf­kaïenne, mais l’engouement de la mode qui a amoin­dri, obs­trué, sali l’authentique angoisse que Kaf­ka incarne. Kaf­ka, l’antipode de toute mode, deve­nant lui-même une mode, n’est-ce pas là l’un des symp­tômes les plus graves du mal dont souffre notre temps ? On l’a dégra­dé au rôle de ces nour­ri­tures fre­la­tées qui consti­tuent l’ordinaire de l’homme d’aujourd’hui.

On le sait : l’obèse a un irré­sis­tible besoin de tout ce qui engendre l’obésité. D’une façon ana­logue, « Godot », pour reve­nir à notre pièce, est pas­sé au rang d’amusement public. Car la vacui­té se nour­rit de vide, l’aboulique de son abou­lie. Et si ce n’est pas exac­te­ment en riant, que ce soit en sou­riant quand même. Keep smi­ling de la lit­té­ra­ture noire. – Certes, rien à dire contre ceux qui ont été sin­cè­re­ment bou­le­ver­sés par cette pièce. Les trous qui la criblent, c’est de leur sub­stance vitale qu’ils les ont com­blés. Ils ver­ront bien un jour si cela en valait la peine. Mais tout contre les snobs de la déso­la­tion et de l’informe, qui jamais n’est pour eux vir­tua­li­té mul­tiple, mais veule com­mo­di­té d’éléments arbi­trai­re­ment interchangeables.

Ni rien à dire non plus contre les acteurs de cette repré­sen­ta­tion. On ne peut guère mieux jouer qu’ils n’ont fait. Du bon tra­vail tout ensemble solide et sub­til… Mais en disant que c’est là sans doute le meilleur des « Godot » pos­sibles, l’on n’a pas encore dit grand-chose. Car la tâche n’est pas tel­le­ment dif­fi­cile. Tout acteur tant soit peu doué pour la charge et capable d’entrer dans l’univers de Beckett s’en acquit­te­ra sans trop de peine. Consta­ter cela, c’est tout bon­ne­ment faire acte de jus­tice, – la plus élé­men­taire. Com­bien prompts ne sommes-nous pas à cri­ti­quer lorsqu’il s’agit de quelque grand rôle du réper­toire, comme à char­ger l’auteur de tous les défauts de l’acteur ! Un Karl Moor nous fait-il défaut, nous avons vite fait de nous tirer d’affaire en pro­cla­mant Schil­ler mort et enter­ré. Et que l’actrice char­gée d’incarner Andro­maque ne soit pas égale à son rôle, tout de suite nous nous met­tons à par­ler de la froi­deur de Racine. La plus petite scène des grands clas­siques demande plus d’art scé­nique que tout « Godot ». Que l’on confie à ces acteurs si justes dans la pièce de Beckett le rôle d’un fou de Sha­kes­peare, et eux-mêmes nous don­ne­ront raison.

Mais encore une fois : là où il n’y a plus de mesure, tout devient incom­men­su­rable, voire immense. Même la louange. C’est alors, et alors seule­ment que le néant montre toute son impor­tance. D’où qu’il est si fré­né­ti­que­ment choyé par des époques qui ne croient plus pou­voir beau­coup exi­ger d’elles-mêmes.

[/​Élisabeth Brock-Sul­zer/​]

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