La Presse Anarchiste

Boucheries humaines

Quelle dis­tinc­tion matérielle y a‑t-il, cepen­dant, entre l’as­sas­si­nat en temps de paix et le meurtre en temps de guerre — celui qu’on châtie et celui qu’on récom­pense ? Quelle mar­que spé­ci­fie cela sur les corps char­cutés ? Quelle estampille classe les plaies ?

Com­ment s’y recon­naître ? Tiroirs for­cés, enfants égorgés, le chien mort en tra­vers du seuil, des morceaux de cervelle aux murs, du sang partout… le chouri­nage ou la gloire ont passé là !

Il faut faire de la casu­is­tique, arguer qu’en plus de la diver­gence morale (!) des buts, l’opéra­tion change de nature selon qu’ac­com­plie en fraude ou par principe, pour qu’on arrive à démêler une ombre de dif­férence entre mobiles ayant de si iden­tiques résultats.

Et mal­gré tout, obstiné­ment, je pense aux innom­brables holo­caustes de chair enfan­tine au noire ou jaune, per­pétrés dans les ténèbres de l’Afrique, dans les brumes de l’Asie, sans qu’on en ait plus cure, chez nous, que de chats crevés !

C’est par cen­taines, c’est par mil­liers que les petits Chi­nois, embrochés au bout des baïon­nettes, éven­trés sur le sein mater­nel, rejetés dans les maisons flam­bantes, pré­cip­ités dans les fleuves boueux de charognes humaines, ont attesté la puis­sance et la grâce de la civil­i­sa­tion occidentale !

On ne les a pas plaints, ceux-là ; on n’a pas recousu leur flanc ; on ne leur a pas fait de funérailles !…

Et comme c’é­tait loin, trop loin pour que la pitié y puisse attein­dre, elle ne s’y est pas effor­cée. Et comme les vic­times étaient d’autres races, d’épi­derme brun ou cit­ron­né, l’e­spèce à peau blanche a jugé nég­lige­able que le grain suive l’épi, que l’en­fant suive le père sous la hache ou la lance, dans la flamme ou le flot !

Ils étaient, cepen­dant, de chair et d’os comme les nôtres, ces petits ! Ils avaient une mère, dont ils étaient la joie, un père dont ils étaient l’e­spoir, des aïeux dont ils étaient le renou­veau ! On les aimait, on les choy­ait, on les gâtait ! Ils riaient à la lumière, entre leurs langes ; bégayaient des mots ; chan­taient de puériles chan­sons ; jouaient à la poupée, appre­naient les signes dont la pen­sée se traduit, se fixe et se com­mu­nique ; s’es­sayaient à vivre, enfin !

Soudain des hommes passent, en armes — et toute une généra­tion est fauchée dans sa fleur !

Voulez-vous me dire ce qui dis­tingue ceci de cela ; le mail­let sous lequel ont éclaté les cinq crânes, comme des grenades mûres, de la crosse des fusils ?

Et c’est pourquoi, ne trou­vant point exces­sive l’é­mo­tion que soulève le drame de Corancez, je la voudrais moins restreinte, moins exclu­sive, moins réservée unique­ment à ce qui est proche, mais s’é­ten­dant aus­si loin que s’ex­erce la frénésie du meurtre sur de pau­vres petits innocents.

La morale est une, voyez-vous, quoi que pré­ten­dent cer­tains. À bas l’as­sas­si­nat ! qui fait cinq vic­times. Mais, alors, à bas la guerre ! qui mul­ti­plie le chiffre et l’hor­reur de l’acte à l’infini !

Séver­ine (Jour­nal)


Publié

dans

par

Étiquettes :