La Presse Anarchiste

L’Anarchie (3)

En dehors de ce grand mou­ve­ment qui trans­forme gradu­elle­ment la société tout entière dans le sens de la pen­sée libre, de la morale libre, de l’ac­tion libre, c’est-à-dire de l’a­n­ar­chie dans son essence, il existe aus­si un tra­vail d’ex­péri­ences directes qui se man­i­feste par la fon­da­tion de colonies lib­er­taires et com­mu­nistes : ce sont autant de petites ten­ta­tives que l’on peut com­par­er aux expéri­ences de lab­o­ra­toire que font les chimistes et les ingénieurs. Ces essais de com­munes mod­èles ont toutes le défaut cap­i­tal d’être faits en dehors des con­di­tions ordi­naires de la vie, c’est-à-dire loin des cités où se brassent les hommes, où sur­gis­sent les idées, où se renou­vel­lent les intel­li­gences. Et pour­tant on peut citer nom­bre de ces entre­pris­es qui ont pleine­ment réus­si, entre autres celle de la Jeune Icarie, trans­for­ma­tion de la colonie de Cabet, fondée il y a bien­tôt un demi-siè­cle sur les principes d’un com­mu­nisme autori­taire : de migra­tion en migra­tion, le groupe des com­mu­niers, devenu pure­ment anar­chiste, vit main­tenant d’une exis­tence mod­este dans une cam­pagne de l’Iowa, près de la riv­ière des Moines.

Mais là où la pra­tique anar­chiste tri­om­phe, c’est dans le cours ordi­naire de la vie, surtout par­mi les gens du pop­u­laire, qui cer­taine­ment ne pour­raient soutenir la ter­ri­ble lutte de l’ex­is­tence s’ils ne s’en­tr’aidaient spon­tané­ment, igno­rant les dif­férences et les rival­ités des intérêts. Quand l’un d’en­tre eux tombe malade, d’autres pau­vres pren­nent ses enfants chez eux : on le nour­rit, on partage la mai­gre pitance de la semaine, on tâche de faire sa besogne, en dou­blant les heures. Entre les voisins une sorte de com­mu­nisme s’établit par le prêt, le va-et-vient con­stant de tous les usten­siles de ménage et des pro­vi­sions. La mis­ère unit les mal­heureux en une ligue frater­nelle : ensem­ble ils ont faim, ensem­ble ils se ras­sas­ient. La morale et la pra­tique anar­chistes sont même la règle dans les réu­nions bour­geois­es d’où, au pre­mier abord, elles nous sem­blent com­plète­ment absentes. Que l’on s’imag­ine une fête de cam­pagne où soit l’hôte, soit l’un des invités affecte des airs de maître, se per­me­t­tant de com­man­der ou de faire pré­val­oir indis­crète­ment son caprice ! N’est-ce pas la mort de toute joie, la fin de tout plaisir ? Il n’est de gai­eté qu’en­tre égaux et libres, entre gens qui peu­vent s’a­muser comme il leur con­vient, à part ou par groupes dis­tincts ; si cela leur plaît, mais qui préfèrent rester ensem­ble parce que les heures passées ain­si leur sem­blent plus douces.

Ici je me per­me­t­trai de vous nar­rer un sou­venir per­son­nel. Nous vogu­ions sur un de ces beaux navires mod­ernes qui fend­ent les flots superbe­ment avec la vitesse de 15 ou 20 nœuds à l’heure, et qui tra­cent une ligne droite de con­ti­nent à con­ti­nent, mal­gré vent et marée. L’air était calme, le soir était doux et les étoiles s’al­lumaient une à une dans le ciel noir. On cau­sait sur la dunette, et de quoi pou­vait-on causer si ce n’est de cette éter­nelle ques­tion sociale qui nous étreint, qui nous saisit à la gorge comme la sphinge d’Œdipe. Le réac­tion­naire du groupe était vive­ment pressé par ses inter­locu­teurs, tous plus ou moins social­istes. Il se retour­na soudain vers le cap­i­taine, le chef, le maître, espérant trou­ver en lui un défenseur né des bons principes : « Vous com­man­dez ici ! Votre pou­voir n’est-il pas sacré ? Que deviendrait le navire s’il n’é­tait dirigé par votre volon­té con­stante ?» — « Homme naïf que vous êtes, répon­dit le cap­i­taine. Entre nous, je puis vous dire que d’or­di­naire je ne sers absol­u­ment à rien. L’homme à la barre main­tient le navire dans sa ligne droite ; dans quelques min­utes un autre pilote lui suc­cédera, puis d’autres encore, et nous suiv­rons régulière­ment, sans mon inter­ven­tion, la route accou­tumée. En bas, les chauf­feurs et les mécani­ciens tra­vail­lent sans mon aide, sans mon avis et mieux que si je m’ingérais à leur don­ner con­seil. Et tous ces gabiers, tous ces matelots savent aus­si quelle besogne ils ont à faire, et, à l’oc­ca­sion, je n’ai qu’à faire con­corder ma petite part de tra­vail avec la leur, plus pénible, quoique moins rétribuée que la mienne. Sans doute, je suis cen­sé guider le navire. Mais ne voyez-vous pas que c’est là une sim­ple fic­tion ? Les cartes sont là, et ce n’est pas moi qui les ai dressées. La bous­sole nous dirige et ce n’est pas moi qui l’in­ven­tai. On a creusé pour nous le chenal du port d’où nous venons, celui du port dans lequel nous entrerons. Et le navire superbe, se plaig­nant à peine dans ses mem­brures sous la pres­sion des vagues, se bal­ançant avec majesté dans la houle, cinglant puis­sam­ment sous la vapeur, ce n’est pas moi qui l’ai con­stru­it. Que suis-je ici, en présence des grands morts, des inven­teurs et des savants, nos devanciers, qui nous apprirent à tra­vers­er les mers ? Nous sommes tous leurs asso­ciés, nous, et les matelots mes cama­rades, et vous aus­si les pas­sagers, car c’est pour vous que nous chevau­chons les vagues, et, en cas de péril, nous comp­tons sur vous pour nous aider frater­nelle­ment. Notre œuvre est com­mune, et nous sommes sol­idaires les uns des autres !» Tous se turent et je recueil­lis pré­cieuse­ment dans le tré­sor de ma mémoire les paroles de ce cap­i­taine comme on n’en voit guère.

Ain­si ce navire, ce monde flot­tant où, d’ailleurs, les puni­tions sont incon­nues, porte une république mod­èle à tra­vers l’Océan, et mal­gré les chi­nois­eries hiérar­chiques. Et ce n’est point là un exem­ple unique. Cha­cun de vous con­naît, du moins par ouï-dire, des écoles où le pro­fesseur, en dépit des sévérités du règle­ment, tou­jours inap­pliquées, a tous les élèves pour amis et pour col­lab­o­ra­teurs heureux. Tout est prévu par l’au­torité com­pé­tente pour mater les petits scélérats, mais leur grand ami n’a pas besoin de tout cet atti­rail de répres­sion ; il traite les enfants comme des hommes, faisant con­stam­ment appel à leur bonne volon­té, à leur com­préhen­sion des choses, à leur sens de la jus­tice, et tous répon­dent avec joie. Une minus­cule société anar­chique, vrai­ment humaine, se trou­ve ain­si con­sti­tuée, quoique tout sem­ble ligué dans le monde ambiant pour en empêch­er l’é­clo­sion : lois, règle­ments, mau­vais exem­ples, immoral­ité publique.

Des groupes anar­chistes sur­gis­sent donc sans cesse, mal­gré les vieux préjugés et le poids mort des mœurs anci­ennes. Notre monde nou­veau pointe autour de nous, comme ger­merait une flo­re nou­velle sous le détri­tus des âges. Non seule­ment il n’est pas chimérique, comme on le répète sans cesse, mais il se mon­tre déjà sous mille formes ; aveu­gle est l’homme qui ne sait pas l’ob­serv­er. En revanche, s’il est une société chimérique, impos­si­ble, c’est bien le pandé­mo­ni­um dans lequel nous vivons. Vous me ren­drez cette jus­tice que je n’ai pas abusé de la cri­tique, pour­tant si facile, à l’é­gard du monde actuel, tel que l’ont con­sti­tué le soi-dis­ant principe d’au­torité et la lutte féroce pour l’ex­is­tence. Mais enfin, s’il est vrai que d’après la déf­i­ni­tion même, une société est un groupe­ment d’in­di­vidus qui se rap­prochent et se con­cer­tent pour le bien-être com­mun, on ne peut dire sans absur­dité que la masse chao­tique ambiante con­stitue une société. D’après ses avo­cats, — car toute mau­vaise cause a les siens, — elle aurait pour but l’or­dre par­fait par la sat­is­fac­tion des intérêts de tous. Or, n’est-ce pas une risée que de voir une société ordon­née dans ce monde de la civil­i­sa­tion européenne, avec la suite con­tin­ue de ses drames intestins, meurtres et sui­cides, vio­lences et fusil­lades, dépérisse­ments et famines, vols, dols et tromperies de toutes espèces, fail­lites, effon­drements et ruines. Qui de nous, en sor­tant d’i­ci, ne ver­ra se dress­er à côté de lui les spec­tres du vice et de la faim ? Dans notre Europe, il y a cinq mil­lions d’hommes n’at­ten­dant qu’un signe pour tuer d’autres hommes, pour brûler les maisons et les récoltes ; dix autres mil­lions d’hommes en réserve hors des casernes sont tenus dans la pen­sée d’avoir à accom­plir la même œuvre de destruc­tion ; cinq mil­lions de mal­heureux vivent ou du moins végè­tent dans les pris­ons, con­damnés à des peines divers­es, dix mil­lions meurent par an de morts anticipées, et sur 370 mil­lions d’hommes, 350, pour ne pas dire tous, frémis­sent dans l’in­quié­tude jus­ti­fiée du lende­main, car mal­gré l’im­men­sité des richess­es sociales, qui de nous peut affirmer qu’un revire­ment brusque du sort ne lui enlèvera pas son avoir ? Ce sont là des faits que nul ne peut con­tester, et qui devraient, ce me sem­ble, nous inspir­er à tous la ferme réso­lu­tion de chang­er cet état de choses, gros de révo­lu­tions incessantes. 

J’avais un jour l’oc­ca­sion de m’en­tretenir avec un haut fonc­tion­naire, entraîné par la rou­tine de la vie dans le monde de ceux qui édictent des lois et des peines : « Mais défend­ez donc votre société ! lui dis­ais-je. — Com­ment voulez-vous que je la défende, me répon­dit-il, elle n’est pas défend­able !» Elle se défend pour­tant, mais par des argu­ments qui ne sont pas des raisons.

D’autre part, ceux qui l’at­taque­nt peu­vent le faire dans toute la sérénité de leur con­science. Sans doute le mou­ve­ment de trans­for­ma­tion entraîn­era des vio­lences et des révo­lu­tions, mais déjà le monde ambiant est-il autre chose que vio­lence con­tin­ue et révo­lu­tion pen­sante ? Et dans les alter­na­tives de la guerre sociale, quels seront les hommes respon­s­ables ? Ceux qui procla­ment une ère de jus­tice et d’é­gal­ité pour tous, sans dis­tinc­tion de class­es ni d’in­di­vidus, ou ceux qui veu­lent main­tenir les sépa­ra­tions et par con­séquent les haines de castes, ceux qui ajoutent lois répres­sives à lois répres­sives, et qui ne savent résoudre les ques­tions que par l’in­fan­terie, la cav­a­lerie, l’ar­tillerie ! L’his­toire nous per­met d’af­firmer en toute cer­ti­tude que la poli­tique de haine engen­dre tou­jours la haine, aggra­vant fatale­ment la sit­u­a­tion générale, ou même entraî­nant une ruine défini­tive. Que de nations périrent ain­si, oppresseurs aus­si bien qu’op­primés ! Périrons-nous à notre tour ? J’e­spère que non, grâce à la pen­sée anar­chiste qui se fait jour de plus en plus, renou­ve­lant l’ini­tia­tive humaine. Vous-mêmes n’êtes-vous pas, sinon anar­chistes, du moins forte­ment nuancés d’a­n­ar­chisme ? Qui de vous, dans son âme et con­science, se dira le supérieur de son voisin, et ne recon­naît pas en lui son frère et son égal ? La morale qui fut tant de fois proclamée ici en paroles plus ou moins sym­bol­iques devien­dra cer­taine­ment une réal­ité. Car nous, anar­chistes, nous savons que cette morale de jus­tice par­faite, de lib­erté et d’é­gal­ité, est bien la vraie, et nous la vivons de tout cœur, tan­dis que nos adver­saires sont incer­tains. Ils ne sont pas sûrs d’avoir rai­son ; au fond, ils sont même con­va­in­cus d’être dans leur tort, et, d’a­vance, ils nous livrent le monde.

Élisée Reclus


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