La Presse Anarchiste

L’antisémitisme

Dans une petite ville, quel­conque, un jeune homme vient de Paris voir son oncle, un vieux savant, enfoui dans ses livres et ses revues. L’on­cle l’in­ter­roge avide­ment sur la Ville-Lumière.

— « Ah ! elle est jolie, la Baby­lone mod­erne ! s’écrie le neveu. Pas une femme hon­nête, pas un esprit élevé ! il n’y a que des joueurs, des ras­tas, des tripo­teurs, des noceurs ! Seuls, les cafés, brasseries, champs de cours­es et autres lieux de débauch­es regor­gent de monde…» Et, à l’ap­pui de son dire, le neveu cite des faits écœu­rants qu’il a vus de ses pro­pres yeux, en nom­mant même les personnages.

Pen­sif, l’on­cle fixe ses in-quar­to et ses in-octavo.

Eh quoi ! la Ville-Lumière ne serait-elle pas, selon son ent­hou­si­aste con­cep­tion, le foy­er de la Sci­ence, de la Lit­téra­ture, des Arts ? Son neveu ne se trompait-il pas ?… Mais non ! habi­tant Paris depuis de longues années, il en dévoile, les turpi­tudes avec une pré­ci­sion qui ne per­met pas le doute…

Peu après, passe en la même petite ville un jeune savant, venant égale­ment de Paris, et qui va vis­iter le vieil éru­dit. On par­le de la capitale.

« Ah ! quelle ville ! quelle armée de penseurs, de cerveaux féconds, de grands cœurs qui se pas­sion­nent pour l’af­fran­chisse­ment de l’hu­man­ité ! La masse y adopte de jour en jour les grandes idées, la jeunesse y est altérée de vérité…

— « Quoi ! dit le vieux, stupé­fait, mais mon neveu me traçait de Paris un tout autre tableau, me citant des mil­liers de scan­dales qui prou­vent la pour­ri­t­ure de la grande ville… et il sem­blait sincère.

— « Certes, il pou­vait l’être et ne rien inven­ter. Coudoy­ant sans doute ce qu’on est con­venu d’ap­pel­er le demi et le grand monde, il a pu en touch­er du doigt les vices ; mais pren­dre cette minorité bruyante, engloutie dans la fange, pour l’hu­man­ité entière, et vouloir con­clure que, de ce qu’ils sont pour­ris, la nation est per­due, ne serait vrai­ment pas le fait d’un sage.

« Mal­heureuse­ment, beau­coup sont ahuris par cette poignée de cor­rup­teurs et de cor­rom­pus qui se ruent dans toutes les jouis­sances, au détri­ment de la grande masse qui peine, et ils cri­ent : C’est la fin du monde ! Fin de la société bour­geoise, oui, mais der­rière elle se dressera l’hu­man­ité affranchie, vic­to­rieuse et heureuse !»

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Cette anec­dote me revient en mémoire à pro­pos de l’an­tisémitisme. En effet, parce qu’une poignée de juifs, cap­i­tal­istes avides, spécu­la­teurs éhon­tés, escrocs bruyants, nous dégoû­tent, on en veut ren­dre respon­s­able toute leur race. On con­fond, on sac­ri­fie une masse entière pour quelques vam­pires qui se nour­ris­sent de la sueur des autres. Toute une majorité souf­frante, tra­vailleuse, mis­érable, est éclip­sée par sa classe bour­geoise, qui est absol­u­ment iden­tique aux class­es bour­geois­es des autres races. Rem­plac­er les juifs rich­es par des chré­tiens rich­es n’est certes pas une solu­tion, pas même une amélio­ra­tion de la ques­tion sociale, et ceux qui s’y prê­tent comptent tir­er les mar­rons du feu avec les mains des autres.

Ne se sert-on pas déjà de la soi-dis­ant ques­tion juive, aux jours d’or­age, comme de para­ton­nerre pour sauve­g­arder la peau des bour­geois ? En Russie et en Alle­magne, quand la révolte grondait dans le cœur des peu­ples, quand la chaîne de l’esclavage menaçait d’être brisée, n’a-t-on pas habile­ment dirigé cette soif de vengeance con­tre les arti­sans, les tra­vailleurs juifs, pau­vres et mis­érables aus­si, tan­dis que la police défendait les palais des « puis­sants » de la même race ?

Prenons donc garde ! nous qui défendons toutes les souf­frances, tous les déshérités, nous qui récla­m­ons pour tous le droit de vivre ; prenons garde de ne pas nous laiss­er engluer aux coter­ies des intri­g­ants intéressés. En fla­gel­lant nos enne­mis, les acca­pareurs de toutes les races, aimons et relevons les opprimés de toutes les races.

Au nom de la vérité, et quand l’oc­ca­sion s’en présen­tera, nous con­terons la mis­ère de ces juifs qu’on nous représente comme tous rich­es, cupi­des et voleurs. Mais nous nous refu­sons à toute polémique, n’en­vis­ageant que le but human­i­taire de la défense des mal­heureux. Et nous dis­ons à tous : « Que les bons se réjouis­sent et que les méchants tremblent !»

Vox Pop­uli


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