La Presse Anarchiste

Le frère aîné

[/ Lire la parabole de l’En­fant Prodigue. — Évangile selon Saint-Luc chap. XV, ver­set 11 à la fin.
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La vilaine créa­ture que ce Frère Aîné dont la parabole nous a tracé un por­tait à jamais mémorable. Acca­pareur, envieux, jaloux, coléreux, le tableau est com­plet. Comme on a du plaisir à le démas­quer et à le mon­tr­er tel qu’il est der­rière son patois de Canaan et son man­teau de pro­pre justice.

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Hélas le Frère Aîné est tou­jours un juste, un de ces impec­ca­bles qui n’ont jamais enfreint d’un iota la loi morale ou divine. Il est d’une ortho­dox­ie ter­ri­fi­ante et la let­tre du texte sacré n’a pas de secret pour lui. Il la médite jour et nuit, en temps et hors de temps ; que dis-je, il s’en nour­rit et per­son­ne, plus que lui, ne prêche avec autant de force le salut pour le plus coupable. C’est un homme à qui on ne peut pas reprocher la mil­lième par­tie d’un accroc dans le Déca­logue ; n’est-il pas tou­jours avec le Père ?

Tout cela n’empêche pas qu’il se proclame un pécheur tiré de « bien bas », qu’il est con­fit en humil­ité, far­ci de textes bibliques, beur­ré de paroles mielleuses ; il est tout cela, pos­sède bien d’autres qual­ités encore. Il ne lui manque qu’une chose : l’amour.

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L’amour pra­tique, bien enten­du, car, quant à la char­ité théorique, per­son­ne n’en a jamais pos­sédé autant que le Frère Aîné. Il prend en paroles le par­ti de Madeleine con­tre Simon, du bon Samar­i­tain con­tre les lévites et les rab­bins, des ouvri­ers de la onz­ième heure con­tre les mécon­tents, de la femme adultère con­tre les phar­isiens. Chose curieuse, son texte favori lorsqu’il adresse ses appels à la con­science est pré­cisé­ment la Parabole de l’En­fant Prodigue !

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Le Frère Aîné peut être un chré­tien social, c’est-à-dire un des intel­lectuels du chris­tian­isme amené à partager des vues avancées dans le sim­ple but de se mêler au mou­ve­ment pour le diriger. Vous le recon­naîtrez à ce signe : c’est que tout chré­tien social qu’il est, il a tou­jours lieu où repos­er sa tête et qu’il est sûr du lende­main. Au con­traire, le chré­tien vrai­ment con­ver­ti à l’É­vangile inté­gral ignore, lui, ce que lui apportera le jour qui suit, et quand il prêche l’É­vangile, c’est sans savoir, le matin, s’il aura, pour lui et les siens, de quoi sub­sis­ter le soir.

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Mais tout cela serait encore par­donnable, car nul n’est par­fait. Le crime du Frère Aîné n’est pas tant de se met­tre en colère, comme cer­tains le lui ont reproché, que la rai­son qui l’y pousse. Vous la con­nais­sez. Cap­i­tal­iste gorgé de biens dans la mai­son du Père, il ne peut sup­port­er que celui-ci traite mieux que lui ce va-nu-pieds de Fils Prodigue, ce vicieux encore mal débar­rassé de ses vices, ce pécheur encore mal net­toyé de son péché, ce con­temp­teur des morales divines et humaines : « Com­ment ! moi Église ; moi, œuvre d’é­vangéli­sa­tion ; moi, feuille pop­u­laire, moi, chré­tien archi-con­ver­ti et mem­bre respec­té de ma dénom­i­na­tion, com­ment, dis-je, je souf­frirai qu’un péager, qu’un incon­nu, un ivrogne mal dégrisé ou un voleur ren­du hon­nête d’hi­er, je souf­frirai que trans­for­mé par l’ac­cueil du Père, encour­agé par Sa bon­té, il se mêle de créer tout seul, s’il vous plaît, quelque chose d’indépen­dant et de nou­veau ! Mais mon Père, s’ou­blie dans sa bon­té. Imag­inez-vous qu’il lui per­met même une cer­taine réus­site ! On dit bien qu’il a réparé, mais cette répa­ra­tion ne l’a pas ren­du par­fait, comme moi, par exem­ple, qui sert mon Père depuis des années sans même recevoir de témoignage autre de son con­tente­ment que l’as­sur­ance con­tin­uelle de sa Présence. »

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Et sa langue de marcher ; comme la colère est tou­jours mau­vaise con­seil­lère, elle lui fait à plaisir grossir les faits réels. Relisez la parabole de l’En­fant. Prodigue. La pre­mière par­tie du réc­it nous racon­te que le mal­heureux avait dis­sipé son bien, le Frère Aîné traduit char­i­ta­ble­ment dévoré. Dans la débauche ajoute le réc­it, avec des femmes débauchées renchérit le bon Apôtre. C’est qu’il a l’or­eille aux aguets et qu’il écoute tous les racon­tars, tous les bruits, exacts ou non, col­portés sous le man­teau et que les soi-dis­ant chré­tiens sont renom­més pour accueil­lie chaleureuse­ment. Vous me direz peut-être que dans son culte mati­nal, il a médité le chapitre XIII des Corinthiens…

La char­ité ne soupçonne point le mal… elle croit tout… elle espère tout : Quel baume pour son âme, quel velours pour son cœur ! Mais le moment de la pra­tique est venu et autant en a emporté le vent !

Le Frère Aîné s’est attaqué à l’Ère Nou­velle. C’é­tait inévitable. Mais son joug nous pèse depuis trop longtemps pour que nous n’es­sayions pas de le sec­ouer. Ne vous déplaise, ici, on défend les péagers et les gens de mau­vaise vie, les Madeleine, les Levi, les Zac­chée, les malan­drins, les faus­saires, les pros­ti­tuées amenés à l’É­vangile et trans­for­més par Sa puis­sance. Au sec­ond rang, les justes. Votre jus­tice a dégoûté le monde. C’est aux « péagers et aux gens de mau­vaise vie » vous dis-je, à fig­ur­er en pre­mière place. Nous en sommes, nous, et si nous n’en sommes pas, nous nous con­sid­érons en tout cas ; sem­blables à eux. Pas de place dans l’Ère Nou­velle pour les pro­pres-justes. Point d’il­lu­sion. Si vous voulez être des nôtres, descen­dez jusqu’à nous, frayez avec nous ; partagez nos souf­frances, nos luttes, nos mis­ères, nos man­que­ments même, car nous comp­tons dans nos rangs de ces âmes que seule une évo­lu­tion lente, pénible, douloureuse a pu con­duire ou con­duira à la com­préhen­sion véri­ta­ble de l’É­vangile inté­gral. Le monde, même chré­tien, peut les mépris­er, les avilir, les soupçon­ner d’insincérité, railler leur ent­hou­si­asme, affich­er leurs chutes, ils n’en ont cure, ils ont de leur cote Jésus-Christ l’a­mi des pécheurs, le com­pagnon des mal­heureux, l’en­ne­mi des Phar­isiens, le dénon­ci­a­teur du Frère Aîné, c’est bien suffisant !

Jacques Le Péager 


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