La Presse Anarchiste

Dans le carnaval de l’histoire

Le livre de Plioutch veut dépeindre deux aspects : l’é­vo­lu­tion sub­jec­tive de l’au­teur, « l’i­ti­né­raire d’un homme se libé­rant des pré­ju­gés sta­li­niens », et les rai­sons du com­bat de ses amis en URSS et les per­sé­cu­tions qu’ils subissent. Sur l’Ouest, l’au­teur ne dit rien par manque d’in­for­ma­tions, encore qu’il lutte « contre tous les actes de tous les gou­ver­ne­ments d’Est et d’Ouest diri­gés contre l’homme ». 

Il est évident qu’on se demande aus­si­tôt si « sta­li­nien » englobe aus­si « léni­niste » et quels sont les actes des gou­ver­ne­ments contre les­quels il faut lut­ter (la xéno­pho­bie sans doute, mais le dépla­ce­ment de popu­la­tion pour trou­ver du tra­vail dans l’in­té­rieur d’un pays, entre les pays, l’emploi de l’éner­gie nucléaire, les dos­siers mili­taires et poli­ciers sur ordi­na­teurs, sont-ils en cause ?). 

Cette impres­sion de « flou » vient pro­ba­ble­ment du fait que Plioutch ne connaît pas encore les ques­tions que se posent les mili­tants occi­den­taux. On retrouve ce pro­blème dans l’ex­po­sé des faits ; Plioutch traite à plu­sieurs reprises l’op­po­si­tion ouvrière, le mar­xisme, le natio­na­lisme, etc., au fur et à mesure de son évo­lu­tion, mais sans don­ner sa posi­tion finale. 

Aus­si, je ferai briè­ve­ment 2 com­men­taires : le pre­mier sur l’au­teur le second sur la syn­thèse des dif­fé­rentes remarques qu’il fait sur des points qui m’intéressent. 

Il est remar­quable que mal­gré la misère, l’an­ti­sé­mi­tisme, la délin­quance, l’al­coo­lisme, la cor­rup­tion et la démerde, le pis­ton, Plioutch se soit for­mé une éthique à laquelle il soit res­té fidèle jus­qu’à l’asile. 

Cette morale est cepen­dant nuan­cée par un fort sens pra­tique, par­fois réfor­miste : Plioutch est d’a­bord un membre zélé des jeu­nesses com­mu­nistes (p. 24), puis un ensei­gnant puis un cher­cheur (non sans avoir uti­li­sé le pis­ton p. 48) qui le serait sans doute res­té, si le pas­sé n’a­vait fait irrup­tion pour bri­ser les idoles. 

Cette intru­sion, cette conquête du pas­sé (le sta­li­nisme, les camps, les autres cou­rants révo­lu­tion­naires et non révo­lu­tion­naires) est la clef qui per­met de redé­cou­vrir le pré­sent (p. 20, 44). On s’a­per­çoit ain­si que le Russe non poli­ti­sé n’en sait pas plus sur son pays ― et plu­tôt moins ― que n’im­porte quel occi­den­tal qui s’in­té­resse à l’URSS. 

Et ce pré­sent est sans issue aus­si bien à l’u­ni­ver­si­té, p. 92, qu’à usine, p. 133, donc il y a un désir de fuir, d’é­chap­per au car­can du Par­ti, p. 96, mais le Par­ti est omni­pré­sent et il ne reste que la cas­sure, l’ex­pul­sion (quand on a de la chance) être bri­sé (le sort le plus banal) si on per­siste à ne pas faire sem­blant de céder, et faire sem­blant, c’est au moins dénon­cer ses cama­rades… Et Plioutch doit par­tir parce qu’il veut la jus­tice et un pays meilleur, p. 295, 440.

― O ―

Plioutch est-il léni­niste ? Quelle est son ana­lyse de l’URSS ? Que veut-il faire ? 

Plioutch fait des réserves sur la concep­tion de l’É­tat de Lénine, en sou­li­gnant que Marx dans ses écrits de jeu­nesse, inter­dits en URSS, en a don­né une des­crip­tion plus com­plète, p. 88 ; ses goûts lit­té­raires étaient « pri­mi­tifs et arrié­rés » (p. 201) ; et à pro­pos d’une lettre attri­buée selon lui, authen­tique selon d’autres, de Lénine sur l’or­ga­ni­sa­tion d’une pro­vo­ca­tion contre l’É­glise, Plioutch écrit : « Je déci­dais de ne tirer aucune conclu­sion de cette lettre et de mettre en marge un point d’in­ter­ro­ga­tion, à défaut de garan­tie de son authen­ti­ci­té. Ces garan­ties en main j’au­rais mis une croix sur Lénine. Cette façon d’a­gir n’é­tait que du net­chiae­visme [[Agir comme Net­chaiev ― que Bakou­nine admi­ra puis repous­sa ― en sacri­fiant les mili­tants à la cause (Voir une étude dans Spar­ta­cus, une autre chez Mas­pé­ro).]], du machia­vé­lisme, une atti­tude étran­gère au mar­xisme et au socia­lisme, digne des héros des Pos­sé­dés (p. 230). 

On aurait pu pen­ser qu’en Occi­dent Plioutch aurait eu le temps de véri­fier ce point et bien d’autres sem­blables de Lénine (uti­li­sa­tion des otages ― voir « Kro­pot­kine », Mas­pé­ro ―, créa­tion de la Tché­ka, des camps, de la répres­sion ― texte du 2528 ― 12 – 1917 ―, et de la dis­ci­pline de haut en bas en poli­tique et en éco­no­mie ― 1917 « Tâches immé­diates du pou­voir soviétique »).
Quant à l’URSS, Plioutch ne par­tage pas l’a­na­lyse de Dji­las sur la nou­velle classe (p. 190,191), il pense l’URSS « comme un capi­ta­lisme d’É­tat sur le plan éco­no­mique, poli­ti­que­ment comme une idéo­cra­tie, bref comme une struc­ture sociale ana­logue à une théo­cra­tie qui implique la toute puis­sance d’une couche par­ti­cu­lière (cler­gé ou bureau­cra­tie) » p. 215 (curieu­se­ment, il semble qu’il dise le contraire p. 136). 

Plioutch aborde aus­si le fameux pro­blème de la misère de la popu­la­tion et en même temps des réus­sites scien­ti­fiques sur le plan mili­taire (p. 122) qui serait dû à « cer­tains avan­tages de la pro­prié­té d’É­tat, qui per­met de concen­trer tout l’ef­fort éco­no­mique » et ensuite à la « logique for­melle » des mathé­ma­tiques. Cette expli­ca­tion me semble fan­tai­siste dans sa briè­ve­té, mis à part le rôle des savants alle­mands pri­son­niers de guerre (de 1945 à leur mort) ; si elle était vraie, elle devrait l’être dans tous les domaines. Or à part l’in­dus­trie de guerre, l’URSS est tech­no­lo­gi­que­ment peu effi­cace, et ses pro­grès actuels ne viennent que des contrôles ― payés en devises fortes ― de Krupp et autres firmes d’Al­le­magne de l’Ouest, et de Fiat pour l’automobile. 

Quant aux Russes eux-mêmes, leurs réac­tions envers les « dis­si­dents » est par­ta­gée : les lais­ser tom­ber (même la famille) ― p. 269, 310 ―, être soli­daires ― p. 271, 292. Plioutch conclut au moment de son arres­ta­tion : « Ces quatre années avaient été des années de bon­heur et de digni­té. Au bout du compte ce n’est pas pour des idées qu’on va en pri­son, mais pour le res­pect l’un de l’autre et de soi-même » (p. 324). 

Bien sûr, c’est là un résu­mé sque­let­tique de ce livre, qui est impor­tant et à lire mal­gré son sché­ma­tisme sur l’at­ti­tude de la Police (p. 251), les rap­ports avec les droits com­muns, le séjour en asile (p. 385) où les pires indi­vi­dus sont les méde­cins (p. 386 etc.) 

Mes deux reproches sont l’ab­sence de posi­tion poli­tique résu­mant cette expé­rience et l’ab­sence du contexte russe pour res­ti­tuer les détails (la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive chère à Lénine est la clef de la répres­sion froide : refus du droit au tra­vail pour le dis­si­dent et refus de prendre sa fille à la crèche (p. 203 voir aus­si 185 – 188). 

Le pre­mier point peut être com­plé­té par une inter­view en russe où il se déclare en faveur de la décen­tra­li­sa­tion de l’é­co­no­mie sovié­tique et l’au­to­ges­tion par les tra­vailleurs, du droit de grève. Mais comme depuis des dizaines d’an­nées le men­songe règne, il n’y a pas de réflexion poli­tique dans le peuple. « C’est pour­quoi je pense que la révo­lu­tion ne peut se pro­duire en grande par­tie que d’en haut ». Cepen­dant Plioutch ne croit pas à des chan­ge­ments à la suite de l’ar­ri­vée de nou­veaux groupes au pou­voir (thèse de presque tous les dis­si­dents, Sol­je­nit­sine inclus). Mais ces groupes devront faire des réformes éco­no­miques, qui entraî­ne­ront des réformes poli­tiques. Et il faut comp­ter sur « le mou­ve­ment ouvrier inter­na­tio­nal » (« CCCF démo­cra­tit­ches­kie alter­na­ti­vi », Ach­ber­ger, 1976). 

Pour le 2e aspect, on peut lire Hedrick R. Smith : Les Russes. La vie de tous les jours en Union Sovié­tique, en livre de poche. Mais je pren­drai mes réfé­rences dans l’é­di­tion Bel­fond. Ce livre en poche est d’un point de vue inté­rêt et du nombre de pages beau­coup plus valable que La vie sovié­tique (Q. S. J.), trop pro-sovié­tique ; quant au livre du Seuil de Mara­bi­ni, il a l’air un peu vieux ; pour le pas­sé il y a le fameux Les archives de Smo­lenk de Merle Fainsod. 

Le livre de Smith est super­fi­ciel, répé­ti­tif (au moins un tiers de bara­tin) mais il aborde tous les aspects et l’au­teur, s’il est pour l’Oc­ci­dent, n’a pas l’air trop mani­pu­lé par la CIA, moins en tout cas que les socia­listes par la pro­pa­gande pro-russe. 

Quatre élé­ments me semblent vrais : la classe diri­geante, les points forts du régime, la vie quo­ti­dienne, l’économie. 

La classe diri­geante ne jouit pas for­cé­ment d’un salaire plus éle­vé, mais de la dis­po­si­tion (de plus en plus grande au fur et à mesure qu’on monte dans la hié­rar­chie) de biens col­lec­tifs : voi­tures d’en­tre­prises, congés payés très bon mar­ché dans les sta­tions bal­néaires ou de mon­tagne, soins médi­caux sérieux dans des cli­niques appa­rem­ment publiques. En outre, il y a des maga­sins aus­si dis­crets que spé­ciaux ― pour le gra­tin ― où on trouve ce qui existe théo­ri­que­ment sur le mar­ché, et des pro­duits occi­den­taux, le tout à des prix infé­rieurs aux prix officiels. 

Les points forts sont l’ab­sence de licen­cie­ments et l’o­bli­ga­tion de tra­vailler (pas de chô­mage, encore que le sous-emploi et les chan­ge­ments de pro­fes­sions soient fré­quents) ; les loyers très bon mar­ché, les soins médi­caux gra­tuits dans les hôpi­taux (mais fan­tai­sistes, et les médi­ca­ments sont payants en phar­ma­cie et jamais rem­bour­sés) ; la sta­bi­li­té des prix, sur­tout ali­men­taires (tout ce qui est manu­fac­tu­ré tend à aug­men­ter et le jeu de la pénu­rie fait que les pro­duits « manquent » !). Enfin , le pis­ton, les pri­vi­lèges sont deve­nus une habi­tude qui per­met à un cer­tain nombre de faire leur trou. De plus, le régime dis­pense dans la presse la radio et la TV des tas de cri­tiques, qui sont autant de sou­papes d’é­chap­pe­ment au pro­tes­ta­tions. Mais Smith fait très bien remar­quer que ce sont tou­jours des cas par­ti­cu­liers : « mon­trer les failles pour conso­li­der l’é­di­fice » et qu’ils sont dénon­cés par la « sagesse infaillible du parti ». 

La vie quo­ti­dienne, c’est tous ces défauts que nous venons d’é­vo­quer, avec en plus l’al­coo­lisme, qui est une indus­trie, d’une part pour l’E­tat, d’autre part pour les gens qui semblent vou­loir se sui­ci­der à petit feu, mais qui s’en­traident spon­ta­né­ment sans se connaître, tant que le cas ne dépend pas de la police politique. 

L’é­co­no­mie est fan­tai­siste (voir La cor­rup­tion en Union Sovié­tique d’I­lya Zem­sov, bien que tout le livre et l’in­tro­duc­tion d’A­lain Besan­çon ― tout comme le Court trai­té de sovié­to­lo­gie à l’u­sage des auto­ri­tés civiles, mili­taires et reli­gieuses de ce der­nier auteur ― me semblent par­ti­cu­liè­re­ment creux, soit par manque d’in­for­ma­tions, soit par exa­gé­ra­tions.) Un cas type : pour­quoi les conserves Bul­gares sont-elles meilleures que les russes ? Réponse d’un res­pon­sable Bul­gare : « nous sui­vons à la lettre les recettes et la tech­no­lo­gie sovié­tiques, mais il y a une telle désor­ga­ni­sa­tion dans la pro­fu­sion d’ordres et de modi­fi­ca­tions que chaque bri­gade impro­vise à par­tir des consignes. Le film russe La prime (qui ne semble pas très connu en URSS), avec une équipe sur un chan­tier du bâti­ment qui refuse la prime de ren­de­ment, parce que les ouvriers se sont aper­çus que le pain a été bais­sé par les res­pon­sables qui se la coulent douce, est un exemple de cela ; bien sûr le film finit bien, les méchants se rendent compte de leurs erreurs, grâce à un jeune (donc pas ex-sta­li­nien) et beau res­pon­sable du par­ti, et un jour nou­veau s’annonce…

Dans le même ordre d’i­dées, il faut lire Salaires aux pièces de Mik­los Haras­zi, Seuil. C’est court et clair, mais peut-être que l’en­vo­lée finale sur la per­ruque et la fauche, le détour­ne­ment du tra­vail for­cé par un tra­vail per­son­nel, est un peu exa­gé­rée. Mais de toute façon, on remarque la simi­li­tude avec n’im­porte quel bou­lot du même genre dans n’im­porte quelle usine.

Dang Spar­ta­cus, revue n° 5 avril — mai 77, on a l’ha­bi­tuelle étude de Galar sur les Pays de l’Est. Tou­jours bien infor­mé (sources occi­den­tales) Galar pense que l’URSS se mili­ta­rise de plus en plus et en même temps réprime de plus en plus. Il est cer­tain que la logique condui­rait à la guerre mon­diale. Il est non moins évident que la répres­sion aggra­vée tra­duit une forte désta­bi­li­sa­tion du sys­tème et crée les condi­tions d’une révolte géné­ra­li­sée au moindre indice de faiblesse ».

Il est cer­tain que si l’on prend Sol­jé­nit­sine « Lettres aux diri­geants… » et sa croyance à l’i­né­vi­ta­bi­li­té de la guerre chi­no-russe (ce qui est le reflet de ce que pense la majo­ri­té des Sovié­tiques), le juge­ment de Galar parait juste. Per­son­nel­le­ment, je pense que la répres­sion est moindre au niveau des tra­vailleurs qu’il y a dix ans. Plioutch cite 2 exemples de grèves en Ukraine, noyées dans le sang des mitrailleuses. Mais il semble que le régime soit moins bru­tal, sauf avec les dis­si­dents qui repré­sentent ces cadres.

Je crois plu­tôt que l’exemple Titiste, mal­gré l’é­chec de la libé­ra­li­sa­tion tchèque, exerce tou­jours un attrait sur cer­tains groupes proches du pou­voir en URSS et ailleurs. Du reste, le cas polo­nais, et la sou­plesse du gou­ver­ne­ment, sans oublier la Hon­grie qui depuis 1956 n’a pas eu de gros pro­blèmes au prix d’un chan­ge­ment d’at­ti­tude du P.C. ; montrent que les pou­voirs à l’Est et à l’Ouest savent récu­pé­rer et mani­pu­ler cer­tains mécon­ten­te­ments (la cri­tique ponc­tuelle déjà évo­quée, le chau­vi­nisme et le foot­ball, la xéno­pho­bie contre cer­tains groupes, une cer­taine tolé­rance pour la drogue etc.). 

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