Comme l’anarchiste, le franc-maçon admet le libre examen comme mobile de ses actes. Le Grand Orient de France déclare dans ses principes (déclaration de principes, page 17) : « Nul dogme n’est imposé à ceux qui ont adhéré à l’Ordre. » On lit également : « La Franc-Maçonnerie ne cherche l’origine des idées de devoir, de bien, de mal et de justice, ni dans de prétendues révélations divines, ni dans les conceptions de la métaphysique ; car la science les lui montre, naissant des rapports familiers et sociaux que les hommes entretiennent et qui leur sont imposés par les lois naturelles les plus implacables. La science établit, en effet, d’une manière irréfutable que la vie sociale, dans l’espèce humaine, ainsi que dans toutes les espèces animales ou végétales, est l’arme la plus indispensable dans la lutte pour l’existence à laquelle toutes sont condamnées par les lois naturelles. Elle montre les individus qui s’isolent, succombant sous les causes multiples de destruction qui les environnent, tandis que ceux-là résistent et forment des races et des espèces durables qui vivent en commun et s’associent pour le rude et incessant combat de la vie. » (même brochure, pages 7 et 8). Cette conception peut être rapprochée de la conception kropotkinienne (nous nous bornons ici à constater les analogies sans discuter de la valeur des idées exprimées).
On lit encore dans les principes du Grand Orient : « Elle (la F.M.) honore également le travail manuel et le travail intellectuel. » Ce principe est le même que celui des syndicalistes révolutionnaires.
L’article 7 de la constitution du Grand Orient de France déclare : « Au sein des réunions maçonniques tous les francs-maçons sont placés sous le niveau de l’égalité la plus parfaite. Il n’existe entre eux d’autres distinctions que celle de la hiérarchie des offices. » Les anarchistes ne combattent-ils pas la hiérarchie sociale pour qu’en fait n’apparaisse dans la société que la « hiérarchie des offices » ?
Mais hélas, là s’arrête notre accord avec les francs-maçons. Il faut reconnaître qu’il est bien mince en regard des principes de notre lutte.
Quel est donc le principe fondamental de la Franc-Maçonnerie ? On lit dans la brochure no 2 du Foyer philosophique (cycle 54 – 55), sous la plume d’un membre du Grand Collège des Rites : « la mission essentielle de la Franc-Maçonnerie a été définie avec précision lors de sa fondation. Son but est d’assurer la concorde entre les hommes ; elle rejette ce qui divise et veut ce qui unit. Sa méthode est d’assembler en toute cordialité, afin qu’ils se connaissent, s’estiment et se pénètrent, tous les hommes de haute valeur morale qui, en raison de leurs divergences spirituelles, ou de leur état social (c’est nous qui soulignons) se seraient sans elle, ignorés ou méconnus. »
Il résulte de cette déclaration que la Franc-Maçonnerie veut ignorer la condition sociale de ses membres. Ce qui signifie qu’elle veut ignorer l’existence des classes sociales. Un ouvrier peut être aussi bien franc-maçon qu’un banquier et pourquoi pas, un préfet de police. Certes, les grands tenants du régime économique sont plutôt cléricaux, mais, le général Joffre a été franc-maçon et, plus près de nous, M. Baylot, Préfet de Police de triste mémoire, qui faisait matraquer les ouvriers. Il nous est permis de sourire quand nous apprenons par la déclaration du Grand Orient que ces gens : « les plus opposés et aux religions les plus diverses » se réunissent dans les Loges : « pour y travailler EN COMMUN à l’émancipation de l’esprit humain, à l’indépendance des peuples, et AU BONHEUR SOCIAL DE L’HUMANITÉ. » !
Imaginons maintenant un militant anarchiste membre d’une Loge. Il y rencontre par exemple M. Ramadier. Il l’appelle son « frère » et le combat à l’extérieur dans son action anarchiste (toujours au nom de la liberté de penser évidemment). Voilà, tout de même, une curieuse attitude, car nous lisons dans la déclaration de principes : « la Franc-Maçonnerie recommande à ses adeptes la propagande par l’exemple, la parole et les écrits. » De quelle propagande s’agit-il ? De quels écrits ?
Mais soyons clairs : « la Franc-Maçonnerie (nous dit encore le Grand Orient) a pour objet la recherche de la Vérité, l’étude de la Morale et la pratique de la solidarité. » Quels sont les résultats pratiques de cette recherche de la Vérité ? Notre anarchiste-franc-maçon estimera ne pas posséder à lui tout seul la vérité et il aura raison. Mais il se trouve que lorsqu’il rencontrera les tenants des idéologies bourgeoises ou des membres de partis réformistes, le résultat de la discussion qui se traduira en résolution parvenant au Convent des Loges sera l’expression de la Vérité relative prêchée par la Franc-Maçonnerie. Cette expression de vérité à laquelle il aura participé sera OBLIGATOIREMENT un compromis. Il ne pourra à aucun moment mettre le régime en question.
La présence d’un militant révolutionnaire dans une Loge peut-elle cependant se justifier ? Il existe, en effet, d’autres organisations qui n’ont pas pour principe premier la transformation sociale par la Révolution et où les anarchistes révolutionnaires peuvent aller et faire valoir loyalement leurs idées. Il en est ainsi des syndicats, des Auberges de Jeunesse, de la Libre Pensée etc. Pourquoi, ne pourrait-on pas faire de même dans les Loges où la liberté de pensée est respectée ? Parce que la Loge n’a pas un but défini et que les idées d’un anarchiste ne sont destinées qu’à une élaboration en vue justement de cette fameuse Vérité maçonnique. Un mien ami, franc-maçon notoire me disait : « Ce n’est pas la Franc-Maçonnerie qui t’apportera quelque chose, c’est toi qui peut lui apporter. » Nous connaissons l’histoire. Vous vous plaigniez que la Franc-Maçonnerie n’est plus révolutionnaire, venez‑y et vous la changerez ! À ce compte, nous irions aussi au Parti Socialiste et pourquoi pas dans l’Église. Reste à savoir s’il y a des institutions qu’il est utile de sauver. Il se trouve que nous avons assez de cette forme de raisonnement où il n’y a pas un seul exemple de réussite. Ceci ne signifie pas que nous suspectons la bonne foi de certains camarades anarchistes d’autres tendances que la nôtre qui sont francs-maçons dans cet esprit.
Quand un individu se rend dans une assemblée pour y défendre ses idées on peut penser, en bonne logique, surtout s’il est de bonne foi, qu’il convaincra les autres ou se laissera convaincre par les autres. Le Grand Orient définit ainsi ce fait : « Chacun apporte dans les discussions en commun et dans la conduite de sa vie les principes qui lui sont personnels. Il les modifie s’il le juge bon dans la seule mesure où ils s’écartent de la Vérité qu’une connaissance plus étendue et les faits plus nombreux lui présentent. » Du strict point de vue éthique nous n’avons rien à redire à ce principe. Cependant, étant donné la composition d’une Loge, cela signifie que l’anarchiste sincère qui en est membre ABANDONNERA tout ou une partie de ses idées et de sa lutte s’il a été influencé par d’autres, de tendances réformistes par exemple. Étant donné le devoir premier d’un maçon qui est « puiser directement à cette source pour les répandre dans le monde », loin de quitter le mouvement anarchiste dont il devrait reconnaître les principes opposés à sa nouvelle conception (ce qui serait la véritable honnêteté tant prônée par les maçons), il transmet tout cela au Mouvement Libertaire. C’est à notre point de vue, comme cela qu’il faut expliquer les tendances affaiblissantes que l’on constate dans le Mouvement anarchiste en général et français en particulier. On se trouve en face de certains camarades qui professent en lieu et place de la doctrine et des principes révolutionnaires un vague humanisme qui risque souvent d’être très complaisant aux divers réformismes qui font le jeu du régime d’exploitation.
Si nous nous trompons : qu’on nous explique pourquoi des penseurs anarchistes éminents, tels Sébastien Faure, n’ont jamais consacré leur talent à la lutte sociale RÉELLE et se sont contentés d’être des tribuns, utiles certes à notre cause, mais nullement engagés dans la lutte ouvrière et syndicale ! Il est juste de dire que Sébastien Faure, homme intègre et militant anarchiste authentique, se retira de la Franc-maçonnerie au cours des dernières années de sa vie.
Et nous assistons à un révisionnisme des idées anarchistes qui se manifeste jusque chez des militants par ailleurs opposés personnellement à l’appartenance à la Franc-Maçonnerie. Nous nous souvenons d’un article de PRUNIER paru dans CONTRE-COURANT en automne 1953 qui déclarait que les anarchistes étaient les gardiens du régime démocratique. Leur opposition était constructive car ils concourraient, par leurs critiques, à l’amélioration de la société. Ils étaient le plus sûr garant du maintien de la Liberté. Nous savons que le camarade Prunier n’est pas maçon et cela ne nous empêche pas de lui faire remarquer fraternellement que sa conception relevait, à nos yeux, de la pensée maçonnique. Voilà bien le compromis dont nous parlions plus haut PRUNIER déclarait dans le numéro d’octobre du « Monde Libertaire » :
« L’Anarchisme tend à la libération de tous les hommes, quelle que soit la classe ou la nation à laquelle ils appartiennent ; or, cette libération ne saurait avoir lieu, ni par l’intermédiaire de la classe, ni par l’intermédiaire de la nation…» […] «… comme la guerre des nations, la guerre de classe divise perpétuellement l’Humanité en vainqueurs et en vaincus, les premiers jouissant de leur triomphe, les autres guettant leur revanche. En outre, au nom de son égoïsme, chaque classe ou nation sacrifie constamment l’individualité, les intérêts et la vie de ses propres composants humains aussi bien de ceux qui s’inclinent devant le devoir collectif que ceux qui le repoussent ou cherchent à s’y dérober. » «[…] Au lieu de céder à la facilité qui consiste à définir, classer, expliquer, une fois pour toutes, chacun son appartenance à un État, une Église, une classe, un parti etc., la pensée anarchiste cherche à comprendre les rapports intimes qui relient un homme à sa situation et ceux qui tendent à l’en détacher…» «[…] Ce qui sépare l’activité réelle du simple fonctionnement chez tous les êtres vivants et chez l’homme, en particulier, est précisément la « part d’anarchie » dans le monde et doit être quotidiennement reconnu, défendu, élargi et réaffirmé par les anarchistes conscients. »
Nous voici devant une véritable doctrine qui est affirmée par PRUNIER comme étant l’Anarchisme et non SA PROPRE CONCEPTION de l’Anarchisme. Même si le camarade PRUNIER est antimaçon, il vient d’exposer le seul compromis possible entre l’Anarchisme et la Franc-Maçonnerie. On trouve ici toute la pensée maçonnique Négation de la lutte de classes, recherche par l’étude des rapports intimes. Enfin, on trouve l’idée que l’Anarchie n’est qu’un apport comme les autres dans l’évolution de l’humanité. Part, dit Prunier, qui doit être élargie… Une telle forme de pensée nuit grandement à la lutte révolutionnaire des anarchistes et ne peut se concevoir dans des groupes qui se fixent pour but la Révolution. Car il n’y a pas de RÉVOLUTION pour PRUNIER. Il y a seulement la « part de l’Anarchie dans le monde ». La majorité des francs-maçons admettent cette part d’Anarchie comme utile. Mais ils admettent du même coup l’utilité d’une part de socialisme, d’une part de mysticisme, etc. Et ces parts différentes se traduisent dans les faits par l’action de la Franc-Maçonnerie qui transmet des idées réformistes ne mettant nullement le régime en question.
Nous exagérons ? Le Grand Orient déclare :
« Une telle liberté de pensée ne se rencontre à ce degré dans aucune autre association et il est presque déconcertant pour les adversaires de celle-ci de voir qu’il en résulte UNE ACTION COLLECTIVE aussi COORDONNÉE et aussi PUISSANTE. »
L’action d’un anarchiste maçon est donc COORDONNÉE avec l’action d’un socialiste franc-maçon ou d’un radical franc-maçon, etc.
Pour tout franc-maçon, ces actions ont toutes la même valeur !
GUY