La Presse Anarchiste

Franc-Maçonnerie et révolution sociale

Le prob­lème de la Franc-Maçon­ner­ie dépasse large­ment l’in­sti­tu­tion elle-même et doit être con­sid­éré par nous comme un prob­lème idéologique.

Il ne fait pas de doute pour nous que l’A­n­ar­chisme a un con­tenu de classe, qu’il est né dans la lutte de classe et qu’il n’a son sens que dans la lutte des opprimés con­tre les oppresseurs. Que cette lutte de classe ne présente pas le car­ac­tère sché­ma­tique élaboré par le marx­isme, ce n’est pas dou­teux. Que les class­es sociales ne soient pas absol­u­ment délim­itées en France et dans d’autres pays d’Eu­rope occi­den­tale, que dans les pays dits « social­istes » une tech­nocratie et une bureau­cratie aient don­né nais­sance à une nou­velle forme d’ex­ploita­tion ce n’est pas dou­teux non plus. Mais nous devons observ­er une con­stante dans la lutte de l’homme pour sa réal­i­sa­tion totale et cette lutte passe par une prise de con­science : la prise de con­science de l’op­primé. Prise de con­science qui a lieu dans son col­lec­tif comme dans son indi­vidu­el. Il y a, avant tout, pour nous, en dehors même des con­sid­éra­tions économiques, un REFUS. REFUS de par­tic­i­pa­tion au régime, refus de col­la­bor­er à la pré­ten­due civil­i­sa­tion chré­ti­enne. Ce refus implique un choix de lutte sur le plan éthique autant que sur le plan économique. Aux esprits « lucides » qui pré­ten­dent la lutte de classe dépassée, nous dis­ons qu’elle est pour nous un choix et que nous tra­vail­lons à ce qu’elle existe, que nous tra­vail­lons à cette prise de con­science des exploités et de ceux qui veu­lent lut­ter avec eux et dans le sein de leur « classe » (même s’ils n’ap­par­ti­en­nent pas au pro­lé­tari­at pris dans son sens économique). Sur le plan du mou­ve­ment anar­chiste, ce CHOIX de classe nous paraît une exi­gence fon­da­men­tale, faute de quoi, l’a­n­ar­chisme som­bre dans un vague « rad­i­cal­isme » petit-bour­geois. La seule autre solu­tion est la PARTICIPATION, par­tic­i­pa­tion au régime de ceux qui croient le rénover, le faire évoluer. Il n’y a pour nous, idéologique­ment, que deux camps dans le monde, celui de la RÉVOLUTION et celui de la RÉACTION. Les idées qui opposent les réformistes de tout poil aux réac­tion­naires clas­siques ne sont que des nuances. En fait, le réformisme cor­re­spond à la pen­sée dite de « droite » qui est la pen­sée de l’Église catholique.

Il nous paraît, néces­saire, afin de bien pré­cis­er notre pen­sée sur la RÉVOLUTION opposée aux Réformes, de citer les pages admirables de James Guil­laume en intro­duc­tion à son livre : « Idées sur l’Or­gan­i­sa­tion Sociale » :

« Il ne manque pas de gens qui se dis­ent social­istes, et qui pré­ten­dent que la trans­for­ma­tion sociale doit s’opér­er par degrés, sans brusques sec­ouss­es ; l’idée d’une révo­lu­tion qui se don­nerait pour pro­gramme de chang­er du jour au lende­main les bases de l’or­dre établi est con­traire à la nature même des choses, dis­ent-ils ; le pro­grès lent et con­tinu, voilà la loi du développe­ment humain, loi que nous enseigne l’his­toire et à laque­lle des impa­tients, avides de coups de théâtre et de change­ment à vue se flat­teraient en vain de sous­traire la société moderne.

« Ceux qui raison­nent ain­si con­fondent deux choses dif­férentes. Certes, ce n’est pas nous, matéri­al­istes, qui mécon­naîtrons cette grande vérité, la base même de notre théorie sur le développe­ment des êtres ani­més : à savoir que les change­ments dans la nature ne s’opèrent point par brusque saut mais par le mou­ve­ment con­tinu et insen­si­ble (Théorie de 1876, NDLR)… Cette trans­for­ma­tion s’ac­com­plit peu à peu, c’est une évo­lu­tion insen­si­ble et gradu­elle tout à fait con­forme à la théorie sci­en­tifique ; mais chose dont ne tien­nent pas compte ceux à qui nous répon­dons ici, l’évo­lu­tion en ques­tion n’est pas libre ; elle ren­con­tre une oppo­si­tion sou­vent vio­lente ; les intérêts anciens qui se trou­vent lésés, la force de résis­tance qu’op­pose l’or­dre établi, met­tent obsta­cle à l’ex­pan­sion nor­male des idées nou­velles ; celles-ci ne peu­vent se pro­duire à la sur­face, elles sont refoulées, et leur opéra­tion, au lieu d’être com­plète est for­cé­ment réduite à un tra­vail de trans­for­ma­tion intérieure, qui peut dur­er longtemps avant de devenir appar­ent. Extérieure­ment, rien ne sem­ble changé ; la forme sociale est restée la même, les vieilles insti­tu­tions sont debout ; mais il s’est pro­duit dans les régions de l’être col­lec­tif une fer­men­ta­tion, une désagré­ga­tion qui a altéré pro­fondé­ment les con­di­tions mêmes de l’ex­is­tence sociale, en sorte que la forme extérieure n’est plus l’ex­pres­sion vraie de la sit­u­a­tion. Au bout d’un cer­tain temps, la con­tra­dic­tion devenant tou­jours plus sen­si­ble entre les insti­tu­tions sociales, qui se sont main­tenues, et les besoins nou­veaux, un con­flit est inévitable, UNE RÉVOLUTION ÉCLATE…»

Ceux qui veu­lent arriv­er à l’é­man­ci­pa­tion de l’Hu­man­ité unique­ment par l’évo­lu­tion nient, en fait, la résis­tance des anci­ennes formes ; ce que nous appelons com­muné­ment la Réac­tion. Leur par­tic­i­pa­tion au régime devient logique. Ils pré­conisent et réalisent des réformes qui ne font que ren­forcer le régime exis­tant en le ren­dant plus viable pour les opprimés qui pren­nent leur mal en patience. Mais il peut exis­ter une rai­son éthique à cet état d’e­sprit c’est celui de ne vouloir RIEN apporter à l’Hu­man­ité par le moyen de la vio­lence. Et c’est juste­ment cette vio­lence qui se pro­duit d’une manière regret­table, mais inévitable, au moment du fait révo­lu­tion­naire. Ceux qui raison­nent ain­si, oublient que c’est le régime d’ex­ploita­tion et le Pou­voir qui imposent la vio­lence, puisqu’ils spolient le pro­duc­teur du fruit de son tra­vail par l’é­tat de fait qui est, en fait, la VIOLENCE elle-même : C’est ain­si que raison­nent les syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires. Pour nous, l’a­n­ar­chiste en lutte con­tre l’op­pres­sion ne fait que ren­dre VIOLENCE pour VIOLENCE. Dans la déf­i­ni­tion clas­sique que l’on donne du Com­mu­nisme et à laque­lle nous souscrivons, il est dit qu’il sera la société où l’homme pour­ra se dévelop­per indéfin­i­ment. Cela implique que la société pour­ra évoluer sans vio­lence, la Révo­lu­tion ayant liq­uidé les forces de résis­tance (ou Réac­tion). On pour­rait dire sché­ma­tique­ment que si les objec­tifs de la Révo­lu­tion étaient réal­isés, sous réserve qu’il n’y ait aucune pos­si­bil­ité de renais­sance de l’Au­torité, nous seri­ons réformistes en société com­mu­niste libertaire.

Revenons à l’analyse de James Guil­laume : Nous avons à notre portée des faits his­toriques qui ten­dent à prou­ver l’ex­ac­ti­tude de l’évo­lu­tion décrite. Il s’ag­it de la Révo­lu­tion de 1789. Bien avant 1789, la classe priv­ilégiée, qui se trou­vait être la noblesse, ne jouait plus son rôle his­torique qui était la défense du tra­vail paysan, au cours de la féo­dal­ité. La classe bour­geoise avait, à la veille des évène­ments qui con­stituent le fait révo­lu­tion­naire lui-même, pris en main la force économique. Les idées nou­velles se répandaient « ne pou­vant se pro­duire à la sur­face », provo­quaient une « action intérieure ». Extérieure­ment, le régime était le même. Lorsque le rap­port de force fut ren­ver­sé, la Révo­lu­tion éclatait alors, don­nant à la bour­geoisie le pou­voir poli­tique qui ne fai­sait que sanc­tion­ner l’é­tat de fait économique. MATHIEZ dis­ait que la « Grande Révo­lu­tion » avait com­mencé, en fait, non en 1789, mais en 1492, date de la décou­verte de l’Amérique qui devait assur­er la prospérité des marchands.

James Guil­laume dit encore :

« Il y a donc deux faits suc­ces­sifs, dont le sec­ond est la con­séquence néces­saire du pre­mier : d’abord la trans­for­ma­tion lente des idées, des besoins, des moyens d’ac­tion au sein de la société ; puis, quand le moment est venu où cette trans­for­ma­tion est assez avancée pour pass­er dans les faits d’une manière com­plète, il y a crise brusque et déci­sive, la RÉVOLUTION, qui n’est que le dénoue­ment d’une lente ÉVOLUTION, la man­i­fes­ta­tion subite d’un change­ment dès longtemps pré­paré et devenu inévitable. »

Mais il y a tou­jours un instru­ment de cette trans­for­ma­tion en pro­fondeur. Un organe où se con­cen­trent les forces nou­velles. Surtout lorsque ces forces sont encore minori­taires. C’est ce qu’il est con­venu d’ap­pel­er dans le mou­ve­ment lib­er­taire : l’or­gan­i­sa­tion spé­ci­fique de la Révo­lu­tion. C’est notre ambi­tion que le mou­ve­ment anar­chiste devi­enne un jour dans les faits, cette organ­i­sa­tion spécifique.

Avant 1789, on peut dire que l’or­gan­i­sa­tion spé­ci­fique était la Franc-Maçon­ner­ie. C’est dans les loges que se pro­dui­sait ce tra­vail souter­rain qui ne pou­vait appa­raître à la sur­face. Pour bien com­pren­dre la pen­sée maçon­nique, il est impos­si­ble de nég­liger ce fait. Organ­i­sa­tion spé­ci­fique de la Révo­lu­tion bour­geoise, la Franc-Maçon­ner­ie vit main­tenant sur l’ac­quit. Elle con­sid­ère donc, que la révo­lu­tion est faite, une fois pour toutes, et que le règne de la vio­lence a cessé avec Ther­mi­dor. Elle pense que la société bour­geoise est celle qui peut apporter à l’homme un développe­ment indéfi­ni. Il y a donc, entre les maçons et les anar­chistes révo­lu­tion­naires, un décalage de Révo­lu­tion, la révo­lu­tion indus­trielle du XIXe siè­cle, la nais­sance de la con­cep­tion du « pro­lé­tari­at » n’a pas du tout changé la con­cep­tion des loges. Il est logique, dans ce cas, que la notion de classe n’y inter­vi­enne pas. Il est logique, qu’un anar­chiste franc-maçon soit opposé à notre notion de lutte de classe, même sur le plan du choix éthique dont nous par­lions au début.

On peut véri­fi­er ce que nous avançons par une cita­tion de la Déc­la­ra­tion du Con­seil de l’Or­dre du Grand Orient :

« Le fait que tout homme libre et de bonnes mœurs peut faire par­tie d’une loge, intro­duit dans ce milieu, en apparence fer­mé, les principes et les aspi­ra­tions les plus divers, mélange les opin­ions poli­tiques et les con­di­tions sociales, per­met le choc des pen­sées d’où jail­lit, comme de la pierre heurtée, un jet de lumière. Mais, grâce au cadre organ­isé, au cen­tre duquel se meu­vent ces pen­sées dis­parates, à l’or­dre absolu main­tenu dans la dis­cus­sion, elles s’ap­préhen­dent, se cri­tiquent, se pré­cisent, se puri­fient les unes les autres ; il se dégage d’elles toutes, non la vaine et stérile fer­men­ta­tion indi­vidu­elle, mais une opin­ion COMMUNE réfléchie, dis­cutée où cha­cun vient con­fron­ter les pro­pres modal­ités de sa pen­sée… La vérité morale que l’ate­lier maçon­nique a créée à l’abri des non-ini­tiés, fil­tre d’elle-même dans la société pro­fane où elle s’a­grège aux notions anci­ennes et aide ain­si SANS HEURT au pro­grès des idées. »

Si le lecteur se reporte à la déc­la­ra­tion de James Guil­laume, il ver­ra que, dans le monde actuel, la Franc-Maçon­ner­ie, sous des dehors éthiques voisins, se place, en fait, à l’op­posé total de la con­cep­tion révo­lu­tion­naire des anar­chistes. Ain­si, la loge est le lab­o­ra­toire du régime démoc­ra­tique bour­geois et c’est est elle qui le fait évoluer. Nous assis­tons ici au tri­om­phe total de l’idéolo­gie réformiste. Il ne fait pas de doute que ce sont les par­tis soci­aux-démoc­rates qui sont les meilleurs véhicules de la pen­sée maçon­nique. Nous l’al­lons voir !

la Déc­la­ra­tion du Grand Ori­ent dit encore :

« Dans le domaine social, la Franc-Maçon­ner­ie ne reste pas moins fidèle aux don­nées de la sci­ence que dans ceux de la morale et de la poli­tique. Sachant, par les obser­va­tions des savants et des philosophes, que l’homme a hérité de ses ancêtres, à la fois, les sen­ti­ments indi­vid­u­al­istes où est la source de tous les droits et de toutes les lib­ertés, et les sen­ti­ments altru­istes où se trou­ve le fonde­ment de la famille et de la société, elle s’est don­né pour mis­sion de faire réalis­er PAR DES LOIS, LA CONCILIATION DES INTÉRÊTS DE LA SOCIÉTÉ avec ceux de cha­cun de ses mem­bres, de telle sorte que la lég­is­la­tion sociale con­tribue au développe­ment par­al­lèle et au bon­heur simul­tané des indi­vidus, des familles et de la société. »

Ain­si, le rôle réel de la Franc-Maçon­ner­ie est de pré­par­er des lois. C’est à dire de par­ticiper de la façon la plus totale au régime bour­geois. C’est à dire d’en­voy­er des députés au Par­lement et d’ex­ercer une action sur eux. En fait, agir sur les par­tis poli­tiques les plus divers pour leur faire adopter ce que la Franc-Maçon­ner­ie estime être le bien. Mais il se trou­ve qu’il est impos­si­ble de con­cili­er les intérêts en régime cap­i­tal­iste. Nous savons que les dif­férents par­tis poli­tiques représen­tent tous des intérêts dif­férents, quand ce ne sont pas les députés eux-mêmes qui en représen­tent à eux seuls. Pour gou­vern­er il faut de l’ar­gent. En régime cap­i­tal­iste, tôt ou tard, le Pou­voir est l’o­tage du Cap­i­tal. Une loi prof­ite for­cé­ment d’abord au Pou­voir et au Cap­i­tal, car il faudrait être bien naïf pour croire obtenir de ceux qui déti­en­nent des priv­ilèges, des avan­tages qui iraient con­tre leurs intérêts. Quand une loi est votée en faveur des spoliés, c’est à dire de la classe exploitée, elle est le plus sou­vent let­tre morte ou bien il faut une action de masse pour l’im­pos­er réelle­ment. Si nous sup­posons qu’elle est imposée réelle­ment, elle prof­ite, comme nous l’avons dit plus haut, au régime qu’elle con­solide. Une rai­son suff­isante pour penser que les tra­vailleurs n’ont rien à faire dans la Franc-Maçon­ner­ie. Il faut ajouter que, sur le plan idéologique, la Franc-Maçon­ner­ie propage une dan­gereuse utopie. L’idée que nous dévelop­pons ici n’est d’ailleurs pas nou­velle. En 1910, déjà, des mil­i­tants syn­di­caux tel Émile JANVION dénonçaient la F.M. et son action néfaste sur la classe ouvrière, lui reprochant de faire échouer les mou­ve­ments de grève.

Jules GUESDE, qui n’avait pour­tant pas nos idées, avait vu le dan­ger que la Franc-Maçon­ner­ie représen­tait pour le par­ti Social­iste d’alors. Il est regret­table que ses suc­cesseurs n’aient pas tenu compte de ses obser­va­tions. (N’est-ce pas Mr Ramadier ?) Nous citons son inter­ven­tion au Con­grès social­iste de 1906 :

« Il s’ag­it de savoir s’il y a plus d’a­van­tages ou plus d’in­con­vénients pour le Par­ti, à ce que quelques-uns de ses mem­bres fassent par­tie de la Franc-Maçon­ner­ie. Quelles sont les con­séquences d’une pareille présence alors que, surtout, dans quan­tité d’en­droits, nous avons à lut­ter con­tre des francs-maçons ? Cette présence apporte le trou­ble dans les cerveaux, elle désarme l’ac­tion ouvrière. »

Il n’y a, hélas, plus d’ac­tion ouvrière pour les social­istes et le par­ti S.F.I.O. a repris toutes les thès­es du Grand Ori­ent. Jules GUESDE ne se trompait pour­tant pas. Le Grand Ori­ent déclare, en effet :

« Il appar­tient à cette lég­is­la­tion… d’ac­croître la dig­nité du tra­vail AVANT QU’ILS AIENT PRODUIT LES DÉSASTREUX EFFETS qui en sont la fatale con­séquence pour tous LES INTÉRÊTS EN JEU…»

Cela sig­ni­fie, noir sur blanc, que la Franc-maçon­ner­ie veut édicter des lois qui évi­tent la lutte des tra­vailleurs sur le plan de l’ac­tion directe. Par une ironie du sort, ces principes du Grand Ori­ent écrits en 1897, devaient trou­ver leur réal­i­sa­tion dans la créa­tion des syn­di­cats chré­tiens qui s’in­spirèrent de RERUM NOVARUM qui défend les mêmes points de vue. Ain­si, de droite à gauche, ce n’est que pro­jets pour amoin­drir la puis­sance de lutte du pro­lé­tari­at : Au prof­it de qui ?

On pour­ra nous objecter que les textes cités sont de vieux textes et que la Franc-Maçon­ner­ie a évolué, qu’elle se « pro­lé­tarise ». C’est ce qu’es­ti­mait André LORULOT en 1935 dans sa brochure « Pour ou Con­tre la Franc-Maçon­ner­ie ». Il écrivait :

« L’en­trée des tra­vailleurs dans les loges peut avoir de bien­faisantes con­séquences. M. Pierre de Bres­sac l’a fort bien com­pris. Dans « l’Opin­ion », il démon­tre que la Franc-Maçon­ner­ie a déjà beau­coup évolué et qu’elle con­tin­ue à évoluer sous nos yeux. D’aris­to­cra­tique, elle est dev­enue bour­geoise. De bour­geoise elle devien­dra pop­u­laire, paci­fiste, internationaliste…»

Les faits ont-ils con­fir­mé les espoirs du cama­rade LORULOT ? Nous avons peur que non. !

Fran­cis VIAUD, le grand maître actuel du Grand Ori­ent fai­sait à la radio, le 4 sep­tem­bre 1955, sous le titre « Équinoxe » des déc­la­ra­tions fort révéla­tri­ces. Nous citons :

« Si, à l’heure présente, les con­flits soci­aux men­a­cent de s’é­ten­dre en province, n’y a‑t-il pas là un signe évi­dent de la source de révolte con­tre l’in­jus­tice ? Je pense en toute hon­nêteté men­tale, que sont égale­ment respon­s­ables, l’in­sou­ciance et l’in­so­lence de cer­tains patrons (PAS TOUS HEUREUSEMENT !) qui n’ont rien appris ni rien oublié…»

Ain­si, pour Fran­cis VIAUD, le remède serait dans une sim­ple prise de con­science des patrons.

Mais, ce n’est pas tout, car nous lisons plus loin :

« Or, il faut réalis­er un cer­tain équili­bra sans lequel les hommes ne sauraient vivre. La tâche n’est pas aisée, certes. Der­rière cha­cun des mots qui nous parais­sent clairs, il y a des réal­ités com­plex­es. Dès que l’on veut accom­plir quelque réforme poli­tique, sociale ou économique, des groupe­ments d’in­térêts font enten­dre des protes­ta­tions enflam­mées au nom des principes réputés sacrés et intan­gi­bles. On représente la COLLABORATION NÉCESSAIRE avec les Unions Ouvrières comme un acte de démagogie…»

En 1955, le Grand Ori­ent ne va pas plus loin que l’énon­ci­a­tion du principe d’as­so­ci­a­tion. Et ceci est présen­té comme un con­seil aux patrons qui n’ont rien appris. Nous disions plus haut que les réformes sauvaient finale­ment le régime. En voici bien la preuve ! L’«association » est prônée par une bour­geoisie intel­li­gente qui veut sauver les meubles. Il est super­flu d’a­jouter que ce principe était inclu dans la Charte du Tra­vail de Pétain. Nous savons que cette théorie fait les beaux jours des syn­di­cats chré­tiens. Fran­cis VIAUD va-t-il nous con­seiller d’ad­hér­er à la C.F.T.C. ?

La majorité des syn­di­cats d’au­jour­d’hui ont aban­don­né le principe de la « sup­pres­sion du patronat et du salari­at ». Ils sont devenus des asso­ci­a­tions cor­po­ratistes ten­dant à défendre les intérêts ouvri­ers dans le cadre du régime. Ce pre­mier principe fut énon­cé par les papes. La bour­geoisie, aus­si bien maçonne que cléri­cale, vise à empêch­er que la classe ouvrière soit le moteur de la Révo­lu­tion qui détru­irait l’ex­ploita­tion de l’homme par l’homme. Dans l’of­fen­sive con­tre-révo­lu­tion­naire, la Franc-Maçon­ner­ie se ren­con­tre avec l’Église.

Cette ren­con­tre est-elle for­tu­ite ? Dès 1922, alors que le com­plot de la Synar­chie, (cette autre société secrète, à car­ac­tère fas­ciste celle-là !) s’or­gan­i­sait, la F.M. LANTOINE écrivait une let­tre au pape envis­ageant l’al­liance de l’Église et de la Franc-Maçon­ner­ie. Celle-ci ne fut pas réal­isée mais cer­taines analo­gies doc­tri­nales sautaient déjà aux yeux, dès cette époque. Mais, revenons à « ÉQUINOXE 55 » : dans la même causerie, Fran­cis VIAUD déclare :

« Dans la mesure où les reli­gions pren­nent elles-mêmes con­science du fait humain, elles s’alig­nent, au fond, sur la con­cep­tion maçon­nique universelle. »

Et d’ap­prou­ver plus loin l’Ac­tion Catholique de St Nazaire. Il est vrai qu’il a l’hon­nêteté de pré­cis­er que l’Église elle-même est une puis­sance finan­cière, mais c’est pour ajouter :

« Ces forces, très matérielles, sont-elles bien au ser­vice de l’Idéal de Jus­tice et de fra­ter­nité que répandait le Dieu dont elles se réclament ?»

Il y a encore ici l’en­tre­tien de l’odieux men­songe qui con­siste à dire que le chris­tian­isme était pro­gres­siste à son début. Il suf­fit de lire l’Épître aux Romains de St Paul, pour s’apercevoir que rien n’est plus faux ! L’ingérence de l’Église aux puis­sances finan­cières n’avait pas empêché F. VIAUD do citer dans son émis­sion du 2 jan­vi­er 1955, la déc­la­ra­tion des Car­dinaux et Archevêques de France, faisant croire ain­si à ses audi­teurs en la sincérité de ces messieurs du Vatican.

Il faut not­er que ces cita­tions et ces études d’écrits catholiques présen­tés comme d’autres écrits, con­sid­érés comme ayant la même valeur que ceux d’au­teurs athées, sont faites au nom du principe de la Tolérance et de libre Dis­cus­sion. On nous objectera que la Franc-Maçon­ner­ie est laïque et que le Grand Ori­ent dc France admet la lib­erté totale de pen­sée depuis 1877. C’est cette con­cep­tion de « laïc­ité » qui fait nom­mer le Grand Ori­ent, la « Franc-Maçon­ner­ie pro­gres­siste », par ses mem­bres et ceux qui la sou­ti­en­nent. Nous n’avons cité que des textes du Grand-Ori­ent et cela a été volon­taire. Car, il existe une autre Franc-Maçon­ner­ie qui admet les dogmes, qui refuse à ses mem­bres la lib­erté de pen­sée, qui se ferme aux athées et qui exige, dans le meilleur des cas une pro­fes­sion de foi spir­i­tu­al­iste de ses adeptes. Elle est représen­tée en France par la GRANDE LOGE DE FRANCE. Il existe en Écosse, en Angleterre et aux États-Unis, des loges encore plus réac­tion­naires que la GRANDE LOGE. Il n’est pas dou­teux que ces « obé­di­ences » ser­vent de véhicule à la pen­sée et à la poli­tique cléri­cale dans le monde. On annonçait récem­ment que les loges de Suisse et de Hol­lande se lais­saient noy­auter au point d’obtenir la sup­pres­sion du Con­grès Mon­di­al de la « Libre-Pen­sée » qui devait se tenir à Ams­ter­dam en 1956. Le prin­ci­pal objec­tif de ce noy­au­tage est de faire cess­er partout où cela est pos­si­ble, la pro­pa­gande anti­cléri­cale. Sur le plan de la loge elle-même, cela cor­re­spond aux méth­odes suivantes

  1. Oblig­a­tion de tra­vailler à la gloire du Grand Archi­tecte de l’U­nivers (ce qui sig­ni­fie à la gloire de Dieu ― Qu’est-ce à dire ?)
  2. Le ser­ment d’ad­mis­sion doit être prêté sur les Trois Grandes Lumières dont la pre­mière est la Bible.
  3. Les loges n’ac­cepteront que des hommes et s’en tien­dront aux anci­ennes et vénérables cou­tumes et devoirs maçonniques.

Voilà qui est clair !

Il ne reste en fait, que le Grand Ori­ent de France et de Bel­gique qui main­tient des posi­tions de neu­tral­ité vis-à-vis des dogmes. On voit que cela ne va pas loin. Fran­cis VIAUD, Grand Maître du Grand Ori­ent, essaie de regrouper sur le plan mon­di­al les rares loges qui gar­dent les principes pré­ten­dus « pro­gres­sistes ». La ques­tion qui reste à soulever est de savoir com­bi­en de temps le Grand Ori­ent pour­ra résis­ter à l’as­saut du noy­au­tage cléri­cal. Pas très longtemps, à notre avis, et nous allons nous expli­quer sur ce point.

Dans une brochure du GRAND ORIENT inti­t­ulée « DIEUX ET RELIGIONS », pub­liée en 1954, il est dit des loges spiritualistes :

« Notre blâme ne saurait jamais se muer en hos­til­ité. Les obé­di­ences les moins par­faites représen­tent encore, dans leur pays, un fer­ment puis­sant de pro­grès en regard des préjugés pop­u­laires qui les entourent. Bien que par­tielle­ment émas­culées, elles con­tribuent effi­cace­ment, cepen­dant, à l’a­pos­to­lat de con­corde uni­verselle. Nous respec­tons ce qu’il a générale­ment d’hu­main dans les reli­gions organ­isées qui nous com­bat­tent ; à plus forte rai­son, nous respec­tons les efforts et les réus­sites des puis­sances maçon­niques encore insuff­isam­ment uni­ver­sal­isées. En vue de la Con­corde générale, nous sommes tou­jours prêts à nous associ­er à toutes les autres puis­sances maçon­niques. Nous ne divi­sons pas, nous unissons. »

C’est on ne peut plus clair ! L’ef­fort du Grand Ori­ent pour lut­ter con­tre le noy­au­tage ne va pas loin, de son pro­pre aveu. Il préfér­era tou­jours l’al­liance avec une loge réac­tion­naire au respect d’un principe. Et cela, au nom de la TOLÉRANCE et de la fameuse « laïc­ité ». Il nous faut dire (et une autre étude de ce numéro le fait abon­dam­ment sur un autre plan), com­bi­en cette con­cep­tion nous paraît fausse. Il est impos­si­ble d’être tolérant avec les ten­ants des reli­gions, sous peine de se voir très vite bat­tu. Le pro­pre de l’homme religieux est d’être sûr de pos­séder la vérité et de vouloir l’im­pos­er. Par­tant, toute dis­cus­sion ou tra­vail en com­mun sont for­cé­ment faussés au départ. Sur le plan poli­tique, c’est s’ex­pos­er à faire le jeu de la reli­gion et finale­ment des églis­es. Car, le Grand Ori­ent va beau­coup plus loin dans la con­clu­sion de la brochure citée :

« Vous avez com­pris que je sais la RELIGION NÉCESSAIRE à cer­tains frères et que j’ai pour ces frères autant d’es­time et d’af­fec­tion que pour les autres à qui aucune reli­gion n’est utile. Avant d’en­tr­er à la Franc-Maçon­ner­ie, j’é­tais volon­tiers intolérant. Lente­ment, obstiné­ment, l’e­sprit maçon­nique m’a pénétré et m’a fait réfléchir plus pro­fondé­ment. Je sais que la Con­corde Uni­verselle ne peut être bâtie que sur l’u­nion de tous dans le respect de leurs aspi­ra­tions pro­fondes, c’est-à-dire sur une tolérance et une laïc­ité parfaites. » 

Ceci nous amène à par­ler de la laïc­ité. Si le Cléri­cal­isme est devenu si puis­sant dans notre pays, si la Réac­tion et le Fas­cisme relèvent la tête, c’est, avant tout, parce que l’Église a pu impuné­ment pour­suiv­re son tra­vail poli­tique. Nous par­lions, dans notre étude sur le « Cléri­cal­isme », de l’er­reur fon­da­men­tale des par­tis marx­istes qui défend­ent le principe de la « main ten­due » aux catholiques sous pré­texte que, selon leurs dires et leurs illu­sions, la reli­gion s’ef­fon­dr­era d’elle-même avec le Cap­i­tal­isme. Dans cette com­plic­ité objec­tive avec l’Église, il faut plac­er une cer­taine con­cep­tion de la « laïc­ité » qui pré­tend n’être que le syn­onyme de « neu­tral­ité ». « On peut être laïque et bon chré­tien » nous dira-t-on. On don­nera la parole aux cléri­caux dans les réu­nions du syn­di­cat nation­al des insti­tu­teurs. On con­sid­ér­era les chré­tiens dits de « gauche » comme révo­lu­tion­naires, et l’Église qui joue sur tous les tableaux y trou­vera son compte. C’est ici que la Franc-Maçon­ner­ie a encore joué un rôle liqué­fi­ant sur les organ­i­sa­tions ouvrières. Pour nous, la LAÏCITÉ ne saurait être qu’un com­bat qui se situe dans le con­texte plus général du com­bat de classe con­tre les exploiteurs. Nous irons plus loin et affirmerons que les loges entre­tiendraient dans leur sein le germe de l’e­sprit d’ex­ploita­tion et de résig­na­tion pour les exploités, si les révo­lu­tion­naires avaient la faib­lesse de ne pas dénon­cer leur rôle néfaste qui s’in­scrit, on le voit, de plus en plus dans le jeu réac­tion­naire et dans le sou­tien du régime bour­geois. Et nous avons le droit d’être inqui­ets lorsque nous apprenons que dans un cer­tain départe­ment, il existe un accord total entre l’évêque du lieu et le Vénérable de la Loge. Tout s’arrange (paraît-il) en famille ! Et les francs-maçons de l’en­droit ont même saboté une con­férence antire­ligieuse. D’autres faits de ce genre pour­raient sans doute être cités… Le noy­au­tage sem­ble réus­sir. Au cours d’assem­blées faites sur le plan région­al, un ora­teur du Grand Ori­ent révéla qu’un Con­cor­dat entre la France et le Vat­i­can était immi­nent. Et cer­tains « frères » présents eurent la stu­peur d’en­ten­dre des phras­es comme : « Nous sommes vain­cus », « il faut se faire une rai­son, etc. »

Ces points nous parais­sent suff­isants pour estimer que le Grand Ori­ent ne pour­ra pas échap­per au noy­au­tage cléri­cal. Mieux, dans son action actuelle, il fait déjà, en fait, le jeu de l’Église.

Nous avons vu que la Franc-Maçon­ner­ie, même pré­ten­due pro­gres­siste est en fait une organ­i­sa­tion qui tend, comme toutes les autres organ­i­sa­tions réformistes, à faire le jeu de la Réac­tion tout court. La posi­tion idéologique de l’Église qui sait s’adapter étant finale­ment, la posi­tion réformiste la plus cohérente, la Franc-Maçon­ner­ie ne peut que, volon­taire­ment ou involon­taire­ment, entr­er dans son jeu. Comme c’est l’Église qui four­nit la matière idéologique de la pen­sée de « droite », tout se tient et la Franc-Maçon­ner­ie tend et ten­dra de plus en plus à devenir elle-même une organ­i­sa­tion de droite.

La seule ques­tion qui reste en sus­pens est de savoir si on pour­rait empêch­er la F.M. de s’embourgeoiser, en un mot, s’il nous était pos­si­ble de suiv­re la démarche du cama­rade LORULOT qui en 1935 esti­mait la chose souhaitable. Ce serait, en fin de compte, une opéra­tion dan­gereuse qui, pour se réalis­er sup­poserait une refonte des principes organ­i­sa­tion­nels et même de l’éthique. En fait, ce serait met­tre la Franc-Maçon­ner­ie elle-même en ques­tion. C’est finale­ment ce que nous faisons dans ce présent numéro.

En plus des principes de base, il y a l’ac­tion jour­nal­ière des loges, qui, nous l’avons vu, se situe dans une col­lab­o­ra­tion étroite avec le lég­is­la­teur et en fin de compte le Pou­voir bour­geois tout court. Mieux, c’est sur le plan du régime et de son amélio­ra­tion que la F.M. étudie ses prob­lèmes. Elle a étudié ain­si, au début du siè­cle (causerie de F. VIAUD le 1er mai 1955) : la créa­tion du Crédit Agri­cole, la créa­tion du min­istère du Tra­vail, les Assur­ances Sociales etc. Toutes choses qui sont dev­enues, depuis, des instru­ments de ren­force­ment du régime.

Nous avons déjà exposé que nous esti­mons, en fin de compte, que les opin­ions divers­es s’ex­p­ri­mant au sein de la démoc­ra­tie bour­geoise, ten­dent à se décan­ter, pour finale­ment s’unifier.

La Franc-Maçon­ner­ie n’a fait que subir la même loi que toutes organ­i­sa­tions de « gauche » en général. La par­tic­i­pa­tion au Pou­voir dans le régime cap­i­tal­iste cor­re­spond fatale­ment à un glisse­ment insen­si­ble vers la droite, et nous savons que tout cela donne, de par l’évo­lu­tion économique qui tend à la plan­i­fi­ca­tion et à la sup­pres­sion de la con­cur­rence, une forme de fas­cisme. Et c’est ain­si que la Franc-Maçon­ner­ie se détru­it elle-même, puisque ce dernier point de l’évo­lu­tion de la société bour­geoise ne lui laisse même pas le droit d’ex­is­ter. Le gou­verne­ment « social­iste » actuel de la France est com­posé en majorité de francs-maçons, et cela ne l’empêche pas de sup­primer une à une toutes les lib­ertés que la Franc-Maçon­ner­ie pré­tend défendre. Le 3 avril 1955, le GRAND ORIENT pub­li­ait un com­mu­niqué de protes­ta­tion con­tre les vio­lences poli­cières et les atteintes à la lib­erté indi­vidu­elle portées « par cer­tains mag­is­trats chargés de les pro­téger et de les garan­tir. » On croit encore au GRAND ORIENT que les flics et les juges pro­tè­gent l’individu !

Pen­dant que le régime abject d’ex­ploita­tion et de guerre con­tin­ue, des indi­vidus, sincères certes, mais per­dus, se gar­garisent dans les « Con­vents » sur les IMMORTELS PRINCIPES…

Guy


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