I. L’état d’esprit révolutionnaire
L’état d’esprit révolutionnaire naît, ― quelque soit l’époque historique considérée ― d’un désespoir devant la condition à laquelle l’homme est réduit sur la terre, et d’une espérance sans bornes en la métamorphose humaine.
La position initiale du révolutionnaire est donc un REFUS capital de cette condition misérable.
Ensuite, vient la prise de conscience qui se traduit en volonté de s’élever au-dessus de cette condition. Son refus est donc spécifiquement dynamique et objectif.
Comment s’opère cette prise de conscience ? Inéluctablement par la constatation qu’il existe entre lui et son but un monde de contradictions stupides, un monde de répression qui agit à tous les niveaux de son être : économique, social, moral. C’est l’analyse de ce monde qui le met en position de RUPTURE et d’AGRESSION.
Tout le dynamisme révolutionnaire provient donc, à sa source, de la tension entre ces deux pôles : vie quotidienne et possibilités virtuelles.
C’est ce qu’a très bien dégagé André BRETON dans tel passage des « Pas perdus » quand il énonce « La vie humaine ne serait pas cette déception pour certains si nous nous sentions constamment en puissance d’accomplir des actes au-dessus de nos forces. »
Nous pensons saisir ici l’un des points sensibles à partir duquel s’opèrent toutes les manœuvres de diversions, naissent toutes les aberrations ; nous y reviendrons.
Mais alors que cette prise de conscience et ce haussement simultané à la RÉVOLTE mènera le Surréalisme au combat dans ses profondeurs mêmes de l’être afin d’en élargir sans cesse les structures par la poésie et l’investissement de la sensibilité, l’Anarchisme reprenant le même début, s’est orienté ― après une période de recul très nette dont nous verrons qu’elle est due à l’influence de la Franc-Maçonnerie ― vers son propre domaine qui est le renversement de la condition faite à l’homme dans le domaine économico-social.
Ces deux aspects du combat révolutionnaire sont inséparables, (et c’est tout le mérite du congrès constitutif des G.A.A.R. de 1955 d’en avoir souligné l’importance) pour aborder le problème de notre attitude face à la Franc-Maçonnerie.
Schématiquement, le mécanisme de la pensée révolutionnaire peut donc s’inscrire de la façon suivante : Désespoir de la Condition humaine ― Conscience des pouvoirs intimes ― refus de cette condition ― Option éthique, rupture et agressivité (Révolte et Action directe). Il n’est en dernière analyse que l’expression du besoin intime de chacun à vouloir se réaliser pleinement ; autrement dit, une volonté d’objectivation du Désir.
De ce schéma, nous en tirons des concepts, notions et lois fixant les grandes lignes d’un Humanisme libertaire, lequel se référant à ses propres sources détermine à son tour un espace propre à son épanouissement, et une méthode pour y parvenir.
Nous pouvons donc considérer que toute proposition tendant à stopper ou à détourner ce processus, ressortit à une attitude contre-révolutionnaire.
Ceci étant posé, nous constatons :
L’existence d’un certain nombre de mouvements dont la démarche et l’analyse cèdent à l’un ou l’autre endroit de ce mécanisme.
Une analyse plus poussée nous démontre que cet abandon est dû dans TOUS LES CAS à la soumission à une forme de pensée dont dérive tout l’Occident contemporain et dont l’origine est la Religion.
Par une tierce analyse, en verticale cette fois, nous constatons que tous les schémas plus ou moins variés sur lesquels sont basées les doctrines de ces mouvements, ne sont que la transposition du grand schéma apposé par la Religion sur la Société.
Nous savons, d’autre part, que la Religion s’exprime sous deux formes : L’ÉSOTÉRISME[[Ésotérisme : partie d’une doctrine dont l’enseignement est réservé aux initiés.]] et L’EXOTÉRISME[[Exotérisme : enseignement destiné au public.]], chacune d’elle visant à une connaissance du monde par des moyens différents.
Enfin, nous constatons qu’en fait quelles que soient ces formes ÉSO ou EXOtériques, et bien souvent même par une combinaison de celles-ci, il s’érige dans le monde un humanisme d’aspect acceptable, mais dont les principes éthiques ne sont rien moins qu’un matériel de camouflage permettant à tout instant aux églises et aux états de justifier leur domination.
S’il s’agit donc en conclusion, eu égard à notre titre, d’établir ici quelques recoupements en profondeur permettant de dégager l’aspect antirévolutionnaire de la Franc-Maçonnerie, nous devons essentiellement nous maintenir à l’esprit qu’une telle critique s’adresse aussi bien À TOUTE activité dont l’humanisme qui en dépend se fixe à tels de ces ressorts éthiques décadents.
Nous estimons que ce sera dans la mesure ou ce type d’analyse critique pourra être exercé et poussé assez loin dans tous les domaines de l’activité humaine et par là, dégager nos démarches de toute tendance à dévier ou à retourner au vomi religieux, que nous serons à même de construire la Société dont nous rêvons.
II
Connaissant ce mécanisme de la pensée révolutionnaire et sachant que toute tentative pour en détourner le cours naturel est significative de la contre-révolution, une question dès lors se pose : à savoir pour quelle raison de tels glissements peuvent se produire ou quelle est la source d’une telle aberration en ce qui concerne la Franc-Maçonnerie.
En ce qui concerne les formations politiques (P.C., S.F.I.O. et F.C.L. y inclus) nous pouvons supposer que le mirage tactique est intervenu c’est-à-dire une volonté de pénétration qui compose avec le Pouvoir, joue et se laisse prendre au jeu, puis mène par habitude à l’abandon complet de la doctrine elle-même.
En fait si ce genre de critique est juste, elle demeure superficielle et, nous le voyons d’emblée, ne peut répondre de certains cas, tel celui de la Franc-Maçonnerie.
Par contre si nous savons pousser l’analyse assez loin nous reconnaîtrons vite que de tels abandons restent possibles dans la seule mesure où une certaine TENUE morale, une certaine rigueur, une certaine hauteur de ton, un certain sens des valeurs, un certain dynamisme allant sans cesse de soi à la communauté et, inversement, un certain sens de L’ENRICHISSEMENT de l’être individuel et collectif, sens qui ne saurait s’accommoder de tout ce qui est dépréciatif ou dépressif, en un mot : d’une certaine ÉTHIQUE fait défaut.
Nous n’en voulons pour preuve que l’absence de ce genre de critique, et même de toute approche large de ce genre de problème, durant toute l’époque, où la doctrine anarchiste est demeurée SPÉCULATIVE.
III.La spéculation
Cet aspect a joué un rôle définitif dans l’orientation de la maçonnerie et cela dès son origine. Nous n’insisterons cependant pas ici sur ce caractère. Il suffira de se reporter à la partie historique de cette confrérie (en fin d’étude) pour en saisir la portée.
Disons seulement que toutes les options maçonniques que nous allons analyser dérivent de la forme spéculative de son enseignement. C’est-à-dire, l’étude purement théorique des choses par opposition à l’étude pratique. (Notons toutefois que nous n’entendons nullement par là nier le rôle de l’étude spéculative ; nous visons seulement à souligner le choix unilatéral de la Franc-maçonnerie.)
IV.La tolérance et le refus
En régime d’exploitation, donc de lutte, il ne peut y avoir de TOLÉRANCE vis-à-vis des exploiteurs et pas davantage envers ceux qui par leur attitude entretiennent inconsciemment la confusion ; tout au plus peut-on tenter d’éclairer ces derniers sur leurs erreurs, mais toute tentative qui aurait pour but de se concilier les uns et les autres quand bien même ce serait à partir d’idées communes, ne peut qu’attenter à l’intégrité de la Révolte sans laquelle aucune Révolution n’est possible.
Une éthique qui écarterait cette rigueur discriminative retombe fatalement « à plat » pour se convertir en un certain humanisme d’autant plus dangereux qu’il DÉSAMORCE et finit par détruire le désir, soit qu’il en ruine l’impulsion première, soit qu’il en détourne le cours en le dégradant. Nous avons d’ailleurs noté qu’une des phases de la pensée révolutionnaire passait par le REFUS qui, s’il demeure intègre, devient générateur d’AGRESSIVITÉ.
Telles sont les conclusions auxquelles inéluctablement nous sommes amenés par l’étude du combat quotidien.
Et, à ce seul titre déjà, la Franc-Maçonnerie se situe d’emblée parmi les mouvements confusionnels.
En effet, que se passe-t-il ? : d’une part, nous savons que le dynamisme révolutionnaire en raison même de sa genèse doit viser sans cesse à accroître une certaine tension profonde inhérente à l’homme : tension entre le sentiment qu’il existe au plus profond de lui un monde de possibilités illimitées et entre la réalité quotidienne qui par sa structure morale et économique tend à étouffer, détruire ou sublimer en tout cas à rendre inefficace ce besoin d’épanouissement (désir).
(Ce qui laisse assez entendre qu’une action réellement révolutionnaire si elle doit tendre à renverser le cadre coercitif de la société doit aussi chercher à éclairer ces domaines intérieurs, à généraliser leur prise de conscience, et par là, donner l’impulsion nécessaire au renversement final.)
Or, d’autre part, la Franc-Maçonnerie participant en cela de l’humanisme christique supprime cette tension primordiale. Avec sa méthode conciliatrice, tolérante, elle ne cherche qu’à créer un MOYEN TERME d’entente qui à coup sûr, ne peut être que DÉPRÉCIATIF. Elle n’aura de ce fait que réussi à créer un état confusionnel ne pouvant servir que les intérêts de ceux contre qui nous luttons et la Franc-Maçonneric elle-même prétend lutter.
La Franc-Maçonnerie a oublié que par l’exemple, l’exaltation du libre arbitre faite sans condamnation radicale de la religion (et nous savons qu’en dépit de la condamnation qu’elle en fait, elle la perpétue par son humanisme) ne fait qu’exalter à son tour la morale religieuse, assure la puissance des églises, rend indispensable leurs rites et les pratiques dont elles font un si bon rapport.
C’est ce rôle CONFUSIONNEL d’une prétendue « tolérance » que nous estimons être à la base des erreurs graves qui sont commises en son nom dans les milieux que nous pourrions croire les plus aptes à défendre nos opinions. Il nous semble donc utile à l’intention de ceux qui ne manqueraient pas de vouloir nous opposer à nous-mêmes sur cette question d’en dissiper tout malentendu.
Nous rappellerons donc cette phrase simple et directe d’un empereur romain (persécuteur de chrétiens) qui situe nous semble-t-il assez bien les nuances « il ne doit pas y avoir de liberté pour les ennemis de la Liberté » entendant par là et particulièrement en ce qui concerne la lutte antireligieuse qu’il ne peut être accordé de tolérance à ceux-là mêmes qui la refusent aux autres.
Ajoutons que ceci ne doit nullement s’opposer au principe de la libre discussion encore que nous soyons nettement convaincus qu’il ne puisse y avoir libre discussion avec des gens qui A PRIORI font reposer leurs options sur une révélation quelconque ou une infaillibilité papale et qui, de ce fait, se refusent et se refuseront toujours à mettre en cause librement telle ou telle de leurs déclarations dogmatiques dont nous savons qu’elles constituent le moteur de leur action et engagent, par elles, la destinée collective.
Nous dirons donc que, vis-à-vis des ennemis de la Tolérance, il ne peut être opposé qu’un refus agressif. Toute autre attitude ne concourt qu’à rendre plus AMBIGUË l’action des forces en présence ; et soyons certains que les équivoques qui en résultent fatalement ― au stade le plus purement littéraire ― sont habilement utilisées par ceux-là mêmes qui les recherchent. (Le Jésuitisme en est une des formes la plus accomplie). La corruption, tant en valeur linguistique qu’en valeur ontologique des principes maçonniques bien connus : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, participe du même processus. Elle n’est le fait que de cet Humanisme qui frappe d’inertie tout ce vers quoi il se porte, parce qu’il ne sait, ni ne veut prendre mesure entièrement et permet ainsi les interprétations les plus contradictoires jusqu’à la dilution la plus complète.
V.Source de cette ambiguïté dans la Franc-Maçonnerie
Elle nous semble entièrement reposer sur des interprétations aberrantes de la double assise dont se réclament les francs-maçons. Rappelons, en effet, que ces derniers entendent étayer leur Humanisme à la fois sur une tradition et sur la science et que c’est l’ajustage de ces deux courants qu’ils entendent tirer une position spécifiquement et historiquement humaine. Méthode qui, n’hésitons pas à le dire serait excellente, si, pour tenir compte encore et toujours de sa « tolérance » (dans le sens où elle veut concilier), la Franc-Maçonnerie ne faussait sciemment, pour certaines « obédiences », inconsciemment pour d’autres, l’interprétation de ces sources.
Nous allons voir comment, en analysant plus longuement une des déclarations communes de toutes les loges, et selon laquelle la Franc-Maçonnerie, ayant pour elle le temps, ou demeurant toujours égale à elle-même et certaine de son excellence parce que forte de sa bonne foi, pardonne éternellement à ses ennemis ; elles signifient qu’elles espèrent étendre leurs principes à l’Humanité, peu à peu, par une lente pénétration, et quelque soit le temps qu’il leur faudra. Autrement dit, que la Franc-Maçonnerie entend se situer en dehors du temps. Ce qui, en passant, est la réplique exacte dans le domaine de l’entendement, du réformisme économique et politique préconisé par l’ensemble des mouvements « socialistes » et « communistes » et signifie la condamnation des concepts de lutte de classe, d’action directe et de Révolution. Condamnation nettement précisée, par ailleurs dans différents textes maçonniques.
C’est cette situation EXTRA TEMPORELLE de la Franc-Maçonnerie qui nous a paru le mieux expliquer son Humanisme liquéfiant et son renoncement à toute forme directe de combat.
VI. Le temps et la maçonnerie.
a. L’aspect scientifique
Pendant le siècle dernier, on a beaucoup insisté sur la nation de transformation continu de toutes choses. Le Darwinisme fut la théorie à la mode et il influa sur les théories politiques et sociales. Chez les individus, dans les espèces, et particulièrement dans l’espèce humaine, on mit au premier plan le rôle d’une évolution indéfiniment progressive. Cette thèse tendait à diminuer sinon à nier la valeur des espèces, catégories et autres entités dont la réalité fut envisagée comme transitoire.
À travers les aspects momentanés émergeait l’idée de la transformation lente et incessante.
Ce n’est qu’un peu plus tard que l’investigation scientifique vint prouver l’importance du mécanisme contraire essentiellement discontinu.
Or, la naissance d’une civilisation (puisque, en fait, ce à quoi nous tendons tous, révolutionnairement parlant, est de dégager les termes d’une nouvelle société, donc de contribuer à l’élaboration, à la naissance d’une nouvelle civilisation) entité définie, et stable, s’inscrit dans la courbe sans fin du progrès humain.
Il suffit d’examiner quel phénomène naturel pour comprendre le fait par voie d’homologie.
Remarquons par exemple, nous dit le Dr P. MABILLE (Egrégore, 1938, Ed. Flory), comment se comporte une solution cristalline quelconque, lorsque l’on change les conditions de l’expérience. À la variation progressive de la température, de la pression, de la concentration, correspond la variation corrélative des propriétés de la solution. Mais, à un certain moment il y a RUPTURE de ce parallélisme et CHANGEMENT BRUSQUE D’ÉTAT.
Ainsi, ajoute-t-il, qu’il s’agisse d’un organisme animal, d’un régime social ou politique, d’une civilisation, l’évolution continue ou rythmique, ne pourra se faire qu’à l’intérieur de bornes bien précises ; au-delà, une mutation brusque interviendra (voir théorie de James Guillaume citée dans l’article précédent).
À nos regards, la Franc-Maçonnerie, à la suite de ces considérations, en est donc restée au stade de la stricte et étroite interprétation darwinienne de l’évolution.
On comprend mieux, dès lors, sa répugnance (conforme, nous le savons, à tout mouvement qui veut agir dans le cadre en place, donc redoute et rejette toute tentative de RUPTURE) à considérer la lutte de classe par exemple, littéralement comme moteur à EXPLOSION visant au changement brusque d’état, à considérer l’action directe comme réalisation immédiate du désir conjugué d’EN FINIR et de CRÉER.
Autrement dit, la Franc-Maçonnerie s’inspirant du caractère LENT assigné au transformisme par les instigateurs de cette théorie, croyant en cela adhérer du plus près possible à la science et ainsi démontrer (d’une façon après tout assez formaliste) la sûreté de sa démarche, enseigne que tout progrès humain est nécessairement, NATURELLEMENT LENT. Ce qui, du coup, justifie à ses yeux son option pour l’évolution sociale contre la Révolution. Une phrase lue quelque part situe assez bien cet aspect : Tout se passe pour elle (la Franc-Maçonnerie) en période d’attente et d’instruction.
C’est donc du point de vue scientifique, à partir d’une théorie dont elle tire une conclusion hâtive, qu’elle tend à justifier sa pensée.
b. l’aspect traditionnel.
Désirant ajuster l’enseignement traditionnel avec ses conclusions scientifiques, nous allons tenter de démontrer que pour cela, elle fausse cet enseignement en donnant une interprétation visant à la confirmation du caractère LENT qu’elle a cru découvrir dans la science.
Ce vouloir de synthétiser les deux courants d’enseignements, nous ne le cachons pas, est louable. Mais, empressons-nous d’ajouter que nous ne le concevons qu’en marche avec le combat ; nous voulons parler ici, et entre autres de l’aspect INITIATIQUE de ce courant tradition et en particulier de sa forme ancienne ALCHIMIQUE.
Or, l’ALCHIMIE, au point d’analyse le plus avancé qui nous soit permis actuellement, si elle a été avant tout une collaboration entre l’homme et la nature, collaboration ayant pour but de percer les secrets de cette nature, et d’en tirer une leçon convenant à la fois, analogiquement, à un perfectionnement scientifique et moral du praticien, il est nécessaire de souligner que, par son caractère d’INTERVENTION dans l’œuvre de la nature, l’alchimiste entendait précipiter le rythme de cette œuvre.
C’est donc, spécifiquement une collaboration DYNAMIQUE qui entend ACCÉLÉRER l’œuvre de la nature, autrement dit, une lutte CONTRE LE TEMPS : Par ces techniques, son perfectionnement, l’homme veut se SUBSTITUER peu à peu au TEMPS ; son désir, toutes ses forces créatrices tirées de cette leçon, le poussent à remplacer l’oeuvre du temps (ELIADE, Forgerons et Alchimistes 1956). Nous voyons combien cette tradition alchimiste, reprise dans l’initiatique de la Franc-Maçonnerie, s’oppose en fait au postulat que d’un autre côté, elle a repris des théories sur l’évolution darwinienne.
Autrement dit et en résumé, d’une part, son interprétation scientifique est dépassée et, d’autre part, son interprétation du meilleur courant traditionnel est faussée.
Il est utile de se demander, dans ces conditions, quel est le résultat. Il est bien simple : il est la réplique intégrale des schémas utilisés par les églises.
VII. Église et Franc-Maçonnerie.
C’est d’abord et en effet, un fait bien connu, que l’Église catholique, (pour ne parler que de la plus représentative) entend situer elle-même son combat sur un plan « extratemporel ». Pour elle, le temps qu’il lui faudra pour arriver à conquérir le monde lui importe peu. Elle a la conviction d’y parvenir et y emploie tous les moyens, dont le meilleur est incontestablement l’assimilation transitoire des doctrines et opinions qu’on lui oppose ; c’est pourquoi nous voulons voir dans la méthode de lutte antireligieuse pratiquée par certaines loges maçonniques une espèce de combat de dupes d’où L’Église sort et sortira toujours victorieuse. Avec elle, on ne peut ATTENDRE et DISCUTER, car cette discussion lui sera toujours profitable. Les exemples de ces profits ne marquent pas : Rappelons les débuts du rationalisme le plus aride, la psychanalyse (psychanalyse chrétienne !), les tentatives, renouvelées pour annexer à son profit les poètes « révoltés ».
La grande erreur est alors de croire que cette absorption contribue à détruire la nocivité de l’église ; que peu à peu, et ainsi pense la Franc-Maçonnerie, l’Église ne sera plus l’Église, car, avec le temps, toute sa doctrine aura été modifiée radicalement par celle qu’on lui aura fait absorber.
L’Histoire nous montre au contraire que, dès l’instant où naissent de nouvelles techniques, doctrines, etc. desquelles on pouvait préjuger qu’elles sonneraient le glas des églises, ces dernières ne s’en trouvaient que mieux portantes, ce qui repoussait sans cesse l’échéance de leur chute. Nous ne pouvons oublier que tous les meilleurs ferments antireligieux de l’Antiquité, ont été proprement annihilés par l’Église par ce mécanisme d’assimilation. Et c’est encore ici que nous devons accuser la Franc-Maçonnerie d’avoir, en quelque sorte, rendu propice cette sorte de transfert au profit de sa soi-disant « ennemie » : en interprétant tout le symbolisme antique à l’aide du symbolisme chrétien, dont elle est imprégnée du fait même des influences qu’elle a subies au cours de son histoire et en raison directe de sa conception de la tolérance (voir partie historique).
C’est ce que nous voulons maintenant exprimer en parlant d’un désamorçage en profondeur.
DÉSAMORÇAGE EN PROFONDEUR : voyons un des points sensibles où se rejoignent cette fois-ci absolument tous les mouvements politiques et toutes les religions délibérément, ou par une inconscience impardonnable, à force de vouloir soumettre la symbolitique humaine à leur code ou à leurs propres symboles, et peu à peu, de génération en génération, nous assistons à une dégradation de plus en plus profonde des impulsions, à la création d’un état d’esprit qui a rompu avec toute spontanéité, toute fraîcheur, au point d’instaurer un second et faux « naturel » que finalement personne n’aura plus l’idée de mettre en cause.
Les méthodes maçonniques et religieuses ne diffèrent guère sur ce point. Que les loges du GRAND ORIENT aient remplacé Dieu par la Raison pure, que les GRANDES LOGES et les ÉGLISES continuent de tout subordonner à DIEU, nous n’y devons voir qu’une différence de vocabulaire ; la même, quant à nous, anarchistes, que nous dégageons entre la notion de patrie bourgeoise et d’«État prolétarien » avec tout ce que ces notions entraînent d’aberrant dans tous les domaines humains. C’est une question formelle, le fond reste identique. Ce parallèle étant tracé et si nous ne nous étonnons plus de l’échec de la Révolution russe vaincue de l’intérieur par la survivance de la symbolique chrétienne, (survivance voulue et développée par le P.C. et sans laquelle, jamais il n’aurait pu régner, jamais dans le monde, devons-nous même dire, aucun principe d’Autorité ne pourrait survivre) nous ne devons pas nous étonner davantage si certaines options anarchistes « sentimentales » ont contribué à l’effondrement de la pensée libertaire, au raccourcissement de sa portée, à l’éparpillement de son éthique, dont toute sensibilité réelle et tout ce qu’elle sous-entend d’exigence a été reporté dans le domaine de l’abstrait. (On sait combien ce transfert dans l’abstrait est utile aux églises : toute l’histoire du paradis y est incluse ; de même pour la Franc-Maçonnerie qui, nous l’avons vu avec le TEMPS, compte ingénument avec ce dernier.) Nul mieux, puisque nous venons de parler « paradis », ne fixera ce que nous entendons par DÉSAMORÇAGE en profondeur, les quelques considérations que nous désirons faire maintenant sur ce seul mot de « paradis ».
Tout être humain porte en soi et ressent cette nostalgie d’un temps, d’une époque ou d’un lieu, jamais bien défini, qui exprime tout ce qui pourrait être paisible, de bien-être, d’exaltant, de merveilleux, en fin de compte, ce que nous avons nommé au début de cette étude : le désir réalisé, l’épanouissement maximum des facultés de l’être humain. On s’imagine facilement la formidable force de RUPTURE que représenterait cette image du paradis, si le désir qu’elle contient et exprime, dès l’instant où elle parvient à la conscience, se propageait à l’état pur dans le monde. Qu’il nous suffise de songer à l’élan irrépressible qui porte deux êtres qui s’aiment l’un vers l’autre. (Les codifications laïques et religieuses en sont les canalisations). Or, qu’advient-il de cette image ? D’une part, nous voyons l’Église, les religions, la fausser délibérément en l’interprétant comme celle d’un paradis perdu par un pêché originel, paradis irrécupérable en ce monde, accessible seulement dans la mort et à condition d’y avoir renoncé ici-bas. Nous savons ce qui s’enchaîne à cette formule ! D’un autre côté, nous voyons tout un humanisme paré du nom « laïque » dont celui de la Franc-Maçonnerie précisément, piétiner dans une spéculation idéaliste, tendre à l’ajuster à des conceptions paralysantes, à l’intégrer à un idéal vaseux dont on discute éternellement ; en un mot, en reculer sans cesse les bornes.
Un autre aspect de la dégradation de cette image qui n’appelle aucun commentaire : celui du paradis soviétique.
Quant à l’assassinat subtil qu’en fait le Capitalisme en général, qu’il suffise de penser aux invraisemblables stupidités qui nous en parviennent : la radio par le canal des romances, le cinéma avec son faux exotisme (le « paradis océanien ») berceur et pourri et qui est encore le meilleur soporifique mis au point par la psychologie américaine. Que l’on se souvienne des évocations du « bon vieux temps », de la « belle époque », de l’attirance pour les îles, Haïti, princes exotiques, Orient romantique, vie de milliardaires, monde de rêverie désarmant bien apte à faire accepter les vies, à les accommoder et à justifier l’idée du paradis inaccessible.
Est-il besoin de poursuivre pour démontrer le gigantesque attentat à l’intégrité mentale qui se perpétue de cette façon ; cet abêtissement du désir humain par les plus abjectes transpositions. Or la F.M. participe à ce travail, non qu’elle propage elle-même les idées que nous venons de relever mais, en raison, non seulement de son inaltérable besoin « XIXe siècle » d’être raisonnable, de syncrétiser, de tolérer, pour pouvoir concilier, donc d’ouvrir toutes les portes à l’ennemi, mais aussi et surtout de par son attachement à la tradition hermético chrétienne d’autoriser les églises à opérer ces transferts dégradants. Nous voulons voir dans ce désamorçage insidieux une des atteintes les plus graves qui aient jamais été perpétrée contre l’homme au niveau même de la source où pourrait se développer le sens d’une solidarité naturelle.
« Car, en fait, s’il existe une solidarité totale du genre humain, elle ne peut être sentie et ACTUÉE qu’au niveau des « images » dit M. ELIADE (Images et Symboles). Et ceci est tellement vrai qu’il « suffit de faire appel à l’élan religieux ou patriotique (élans grands consommateurs d’images et de symbole fallacieux, comme on sait) pour que chaque fois la communauté internationale se trouve dissociée. » (Dr P. MABILLE)
VIII. Conclusions générales
Les différentes philosophies officielles, occultes ou non, qui se sont succédé, partent toutes de la doctrine spiritualiste chrétienne. Dieu y est quelques fois remplacé par la Raison pure ; ce n’est qu’une différence de vocabulaire.
En fait, tous les efforts de conscience tentés depuis le XVIe siècle expriment la volonté bourgeoise d’aménager le christianisme en fonction de l’évolution scientifique et des transformations sociales.
Gardienne des instruments rituels, des symboles que l’Église a utilisés au cours de son histoire, après les avoir repris à l’Antiquité, en les adaptant à son propre usage, la Maçonnerie ne diffère en rien, par le fond, des conceptions chrétiennes. Ses conceptions du monde et de l’homme ne diffèrent pas de celles de christianisme.
Le même dualisme y sévit. Toutefois, on y fait plus confiance à la liberté personnelle et à la possibilité d’une évolution morale autonome. Nous devons reconnaître, qu’en fait, cette attitude ne peut être valable en raison de la tolérance revendiquée à la base de sa démarche, tolérance qui en définitive, autorise par le biais, la pénétration religieuse dans les consciences et perpétue son virus.
Historiquement la Franc-Maçonnerie, association occulte, a surtout cristallisé les résistances aux exactions et aux empiétements des jésuites, du moins jusqu’à une certaine période, puisqu’en dernières instances, la plupart des loges sont sous la coupe de ces derniers (à titre indicatif, voir en fin de numéro une déclaration d’un « frère » de la Grande Loge suisse).
Pour cela, elle a lutté dialectiquement contre l’omnipotence des dits jésuites, c’est-à-dire qu’elle a été amenée à employer souvent les mêmes armes et à rechercher la maîtrise religieuse à son profit.
Toute cette lutte s’est bornée à une rivalité de clans, à un affrontement d’appétits (lutte de l’enseignement eso ou exotérique.)
De ce point de vue, l’issue de cette bataille labyrinthique ne peut faire aucun doute (entendons : dans les profondeurs). Elle consacrera inévitablement la victoire de l’Église. Car, nous estimons (et cela est la base même de la pensée anarchiste qui s’est toujours démontrée historiquement) qu’il n’est pas possible de préparer une Révolution réelle et d’asseoir une nouvelle civilisation en reprenant les traditions, les schémas (mythes, symboles, images) sur lesquels ont reposé les précédentes structures. Tenter de modifier ces dernières par un « socialisme » de l’esprit, c’est à dire en comptant avec le temps, ne contribue qu’à les perpétrer sous un autre aspect, à les enraciner de plus en plus largement en les greffant sur des formes laïques, donc à les généraliser d’autant plus dangereusement, car la teinte d’universalité que l’on contribue ainsi à leur donner, tend à les faire admettre comme essentiellement valables et jette la confusion, ce qui, par un retour normal des choses raffermit inévitablement les positions des églises dans le monde et maintient leur pérennité.
À une telle attitude, nous ne pouvons opposer qu’un refus catégorique et agressif, c’est à dire, en termes dynamiques, la RUPTURE et la LUTTE.
La tache d’une maçonnerie qui voudrait rester un mouvement de francs-maçons, c’est à dire par une revalorisation moderne de l’étymologie de ce terme, autrement dit, par une re-situation dans le temps de son acceptation, devrait être un Mouvement de CONSTRUCTEURS (maçons) AFFRANCHIS (de tous préjugés) dont la fonction serait, par la voie occulte qu’elle s’est choisie, et dans le sens de la lutte, d’initier les individus à une vie AUTRE, à leur donner plus de conscience de leurs pouvoirs intimes, à diffuser les ondes propices à la mise à jour d’un mythe nouveau. Qu’est-ce à dire, sinon qu’à choisir une telle attitude, elle devrait se situer par rapport à la nécessité de la lutte sur tous les fronts, substituer à la tolérance-clé de son réformisme académique le REFUS donc à l’interprétation qu’elle fait de l’évolution, une dynamique qui puiserait ses forces dans le combat d’action directe (ce qui présume la reconnaissance de la lutte de classes) action ne pouvant être interprétée ou déviée hors de la ligne rapide et courte que trace le désir vers son objectivation à une certaine tradition initiatique l’enseignement puisé dans ce combat, dans la solidarité et la volonté d’épanouissement, illimité de la vie. En un mot en substituant, d’emblée, à la racine et face aux forces coercitives religieuses ou autres L’AGRESSIVITÉ à la tolérance.
En fait, nous le voyons bien, une telle démarche signifierait sa transformation en un mouvement révolutionnaire, donc, sa disparition inévitable en tant que Franc-Maçonnerie spéculative
C’est évidemment ce contre quoi s’élève plus haut, par la voix de celui qui l’a marqué jusque dans ses fondements tout au cours de son histoire, le Christianisme.
Que celui-ci emploie, précisément le même ton de protestation horrifié envers ce qui constitue l’état d’esprit révolutionnaire, et ce sera notre conclusion, ne peut que nous apporter confirmation du nuisible total de l’Humanisme qui en dépend.
Jacques
Post-Scriptum
Nous jugeons utile d’apporter quelques précisions au sujet de L’AGRESSIVITÉ à l’intention des F.M. eux-mêmes. Car c’est bien de ce principe, une fois reconnu le caractère désolant de la condition humaine d’où part la révolte contre les formes sociales et mentales qui constituent et maintiennent ce caractère, que naît la tension nécessaire au renversement de l’ordre subi. Nul mieux, en effet, ne s’oppose au TEMPS dans le sens où nous l’avons entendu au cours de cette étude, que l’énergie d’agression qui est source d’unité et de vitalité.
« Le temps de l’agression est toujours droit, toujours dirigé, aucune, ondulation ne la courbe, aucun obstacle ne le fait hésiter, il est toujours homogène à l’impulsion première. »
« Le temps de l’agression est produit par l’être qui attaque sur le plan unique où l’être veut affirmer sa violence. L’être agressif n’entend pas qu’on lui DONNE LE TEMPS, IL LE PREND, IL LE CRÉE. » (G. Bachelard, « Lautréamont », Corti Éd.)
Et ce qui nous semble tout aussi important, « l’agressivité apporte », ajoute le Pr, Bachelard, « des instruments d’attaque adaptés », elle nous parait ainsi, une des justifications de l’action directe, car elle est positivement renversante et objective. C’est uniquement à partir d’elle que l’on peut dire que l’action crée sa forme et est donc essentiellement METAMORPHOSANTE à la fois de l’individu qui ainsi se réalise et de l’objet-but qu’il s’est choisi selon son désir.