[[Voir « Témoins », no 5. ]]
Brupbacher a raconté dans ses « Souvenirs d’un hérétique » une visite faite à Trotski en 1921, lors d’un voyage en Russie [[Ce passage des mémoires de Brupbacher – dont nous avons traduit le titre par « Soixante ans d’hérésie » – a paru dans « Preuves » (févr. 1952) ; il nous a semblé d’un intérêt documentaire de permettre au lecteur de s’y reporter ici même, et c’est pourquoi nous reproduisons également ledit passage dans le « Carnet » du présent cahier (pp. 27 – 29).]]. Seulement il l’a racontée vingt ans après, brouillant un peu les dates et les faits. Surtout ne tenant pas suffisamment compte de l’atmosphère d’alors et qu’il y a dans l’histoire du mouvement ouvrier des années au rythme accéléré et d’autres au rythme somnolent. Les années de 1917 à 1923 ont été des années comptant double ou triple, où les événements décisifs se sont précipités. Jusqu’en 1923 nous avons gardé l’espoir que la Révolution allemande relayerait La Révolution russe. Cet espoir réalisé, le sort de la Révolution russe aurait été différent, celui du monde aurait été changé.
Au cours de cette rencontre avec Trotski, Brupbacher fut blessé par le ton d’une réponse de Trotski ; mieux que par le ton, par l’esprit. Brupbacher lui avait parlé de la situation en France et dit de ma part – l’en avais-je chargé ? je ne me souviens plus – que les syndicalistes français n’étaient pas d’avis d’entrer immédiatement au parti communiste. À cela, Trotski perdant patience aurait répliqué d’un ton impératif : « Si Monatte ne veut pas, nous ferons la chose avec Griffuelhes. Griffuelhes se trouve justement à Moscou en ce moment et il est d’accord avec nous. » Brupbacher m’écrivit sans retard le récit de cette entrevue et me conseilla de ne pas entrer dans l’Internationale communiste. Il ajoute en conclusion : Monatte reçut ma lettre et adhéra néanmoins à l’Internationale communiste.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Je n’adhérai que deux ans plus tard. Et deux ans, c’est long dans une pareille période. À la lecture de ce passage du livre de Brupbacher, je me passai la main sur le front. À quelle date avais-je adhéré au parti ? Sûrement pas en 1921. Un menu détail vint raviver ma mémoire. Au début de janvier 1924, Louis Sellier, l’un des secrétaires du parti, m’avisa que mon nom figurait sur la liste des membres du comité directeur établie en vue du congrès qui allait se tenir à Lyon : je m’écriai alors : « Tu veux rire. Je ne suis pas encore membre du parti, j’ai à peine six mois de stage à la XIXe section. » Sellier de répliquer : « Cette histoire ridicule de stage, c’est une affaire à la Treint. » C’est donc au milieu de 1923 que j’ai adhéré au parti ; six mois après j’appartenais au comité directeur ; il est vrai que six mois plus tard j’étais exclu du comité directeur et du parti, avec perte et fracas, en compagnie de Rosmer et de Delagarde.
Brupbacher n’avait pas bien compris pourquoi j’avais adhéré ; il ne comprit guère mieux pourquoi j’étais exclu. Mon adhésion n’avait rien d’un cas personnel. Les dirigeants de l’Internationale communiste étaient impatients de constituer des partis un peu solides dans tous les pays. Ils ne comprenaient pas que les camarades qui avaient été à leurs côtés dans la lutte contre la guerre et à Zimmerwald ne fussent pas des premiers à y entrer. En France particulièrement, où tous leurs anciens amis social-démocrates leur avaient tourné le dos, ils avaient été amenés à regarder le syndicalisme révolutionnaire – ou ce qu’il en restait en notre personne à quelques-uns – comme l’élément le plus sain du mouvement ouvrier français. De là l’insistance de Trotski. Mais cette fusion, cette entrée plutôt, je l’appréhendais. La participation à l’action parlementaire ne me disait rien. Le voisinage de polichinelles à la Cachin – qui avait en 1914 porté l’argent du gouvernement français à Mussolini pour l’aider dans sa propagande pour l’entrée en guerre de l’Italie, qui avait craché tant et plus sur octobre 1917, qui avait pleuré en 1918 dans le gilet de Poincaré lors de l’entrée des troupes françaises à Strasbourg – n’avait vraiment rien d’attirant pour moi. C’est d’ailleurs à l’occasion du départ sensationnel de Frossard, lâché à la dernière minute par Cachin, que je sautai le pas et donnai mon adhésion au parti. Les politiciens partaient, il fallait entrer. Je ne pensais pas qu’un tas d’autres politiciens, ou des nouveaux, politiciens de parti, politiciens de syndicats, restaient ou se formaient. Mais je pouvais difficilement rester dehors. Déjà tous mes amis personnels, je ne parle pas de Loriot qui avait mené le branle du rassemblement au sein du parti, ni de Raymond Lefebvre, collaborateur régulier de « la Vie ouvrière », déjà mort dans les eaux de l’Océan glacial, mais Rosmer, Martinet, Dunois, Louzon, m’avaient précédé depuis longtemps.
Il est vrai que j’avais accepté à la demande pressante de Dunois et de Tourette, quelques mois après mon départ de « la Vie ouvrière », de monter à la rédaction de « l’Humanité » pour y faire une page syndicale hebdomadaire, puis comme chargé de la rubrique de la vie sociale. J’avais eu beau stipuler que je n’entrais pas au parti pour autant, j’avais mis le bras dans l’engrenage. C’était une situation fausse que d’être, quoique non membre du parti, rédacteur de l’organe officiel de ce parti. Et rédacteur important. Un jour, même, Sellier me proposait : « Il n’y a au journal qu’une rubrique qui marche, la vie sociale. Tu devrais prendre le secrétariat général et réorganiser les autres rubriques. » Je refusais tout net. C’était à un moment pourtant où « l’Humanité », loin de coûter au parti, pouvait se permettre d’être indépendante ; elle lui reversait deux à trois cent mille francs par mois.
En 1921, à l’époque où Brupbacher m’adressa cette fameuse lettre, j’avais d’autres préoccupations que d’entrer au parti. Je poursuivais mon entreprise de redresser la CGT, de reprendre la vieille maison du syndicalisme révolutionnaire. Je venais de sortir de prison, à la suite de la grève des cheminots de mai 1920. Les jurés des assises nous avaient acquittés à une dizaine, en mars 1921. En juillet allait se tenir à Lille un congrès, sinon décisif, au moins important. Peu avant, une délégation nombreuse de syndicalistes français partait à Moscou assister à un congrès de l’Internationale syndicale rouge. Elle était composée d’éléments très divers représentant toutes les nuances de la minorité syndicaliste. Je n’en faisais naturellement pas partie. Pourquoi ? J’étais probablement encore en prison lors de sa désignation. Ou bien je pensais que ma présence était plus utile en France. Il se trouve d’ailleurs que je n’ai jamais réussi à tailler alors dans mon existence le temps d’un voyage à Moscou. Depuis, la question ne s’est plus posée pour moi. La délégation française, au cours des débats du congrès, se scinda en deux tronçons sur le problème de la liaison organique entre l’Internationale syndicale rouge et l’Internationale communiste. Sous l’influence des camarades russes, mes propres amis, les représentants de la tendance dite de « la Vie ouvrière », Godonnèche et Rosmer notamment, bloquèrent leurs votes avec ceux de la tendance du parti représentée par Delagrange, contre les votes des syndicalistes dits « purs » représentés par le très impur Sirolle, sur la question de la liaison organique. Grande émotion dans les milieux syndicalistes parisiens et par la suite dans tous nos milieux provinciaux. Dès connaissance de cette attitude, une large réunion de militants des syndicats parisiens avait lieu et, sur ma proposition, une résolution commune était adoptée déclarant que la délégation française avait outrepassé son mandat. Nous restions, je restais fermement partisan de l’indépendance du syndicalisme. La minorité syndicaliste allait se présenter unie au congrès confédéral de Lille, apparemment unie au moins.
Ce n’est pas le lieu de retracer ici le cheminement du mouvement syndical français vers la scission syndicale de fin 1921. Cela présente-t-il encore quelque intérêt ? Peut-être. Certainement même, car une légende mensongère s’est créée suivant laquelle la scission syndicale en France fut l’œuvre des communistes. Elle fut en réalité l’œuvre des réformistes qui creusèrent une chausse-trape et celle des anarchistes et des syndicalistes dits purs qui s’y précipitèrent. La tendance de « la Vie ouvrière » fit ce qu’elle put pour éviter cette catastrophe. Pour ma part, je fis même un peu plus. J’avais tout fait pour redresser la CGT, j’avais échoué, je ne me sentais plus le cœur pour continuer « la Vie ouvrière ». À la réunion de militants, au début de 1922, où je fis part de ma décision, je conclus mon exposé en déclarant qu’il fallait choisir entre deux équipes de remplacement : l’une formée par Rosmer, qui avait après moi le plus de droits sur « la Vie ouvrière », l’autre formée par Monmousseau et Semard. Mais Rosmer s’étant prononcé pour la liaison organique, je croyais que l’autre équipe maintiendrait mieux « la Vie ouvrière » dans sa ligne traditionnelle, celle du syndicalisme révolutionnaire. J’étais loin de supposer que cette équipe aurait bientôt fait de s’asseoir sur nos principes, tandis que Rosmer, en désaccord sur un mode d’organisation, resterait fidèle à nos principes révolutionnaires.
Brupbacher avait tort dans son livre de réveiller cette lettre de 1921 dont je n’aurais tenu aucun compte. J’en tins certainement compte. J’adhérai au parti deux ans plus tard seulement et dans les circonstances que j’ai rappelées. Je ne le taquinerai pas en demandant à quelle époque il entra lui-même au parti. Peut-être y entra-t-il avant moi. Il en sortit en tout cas longtemps après moi. Mais il est vrai, sa situation était différente. Il avait les coudées plus franches.
Dans le courant de 1924, la grande crise qui se déroula dans le parti russe et peu après dans toute l’Internationale communiste, à la suite de la mort de Lénine, aurait pu et dû secouer tous les hommes ayant le souci de leur liberté de jugement et possédant un peu de caractère. Entre l’opposition groupée autour de Trotski et la troïka Zinoviev-Kamenev-Staline une lutte féroce s’engagea. Il ne s’agissait pas seulement de Trotski, mais de méthodes et de mœurs nouvelles qui s’instauraient dans l’Internationale sous le nom de la bolchevisation. De quoi s’agissait-il ? Les vrais problèmes étaient masqués sous un tas de faux problèmes. Quiconque s’efforçait de comprendre en était pratiquement incapable. Aujourd’hui un bon communiste n’a ni le temps ni le droit d’ouvrir un livre hostile aux thèses des dirigeants de son parti. Il est submergé de lectures imposées. Il a les oreilles pleines de discours officiels. Il ne peut voir avec ses yeux, mais avec ceux de ses grands chefs. – Mais enfin je veux comprendre, ai-je dit vingt fois à l’époque dans les discussions fumeuses des comités d’alors, au Comité directeur en premier lieu. Donnez-moi les éléments pour connaître des diverses questions. Je veux bien condamner Pierre ou Paul, mais pas sans savoir ce qui lui est reproché, sans connaître ses crimes réels. C’est pour avoir voulu comprendre, pour m’être refusé à condamner l’opposition et Trotski avant d’avoir eu connaissance de leurs crimes imaginaires que je fus exclu, que furent exclus dans tous les partis ceux qui osèrent sauvegarder le droit de comprendre avant de trancher.
Brupbacher ne vit pas qu’il s’agissait de bien autre chose que de Trotski, que nous nous trouvions devant un cours nouveau de l’Internationale qui allait mener tout droit et rapidement à la servitude des partis et des membres du parti, ensuite à l’assassinat de toute la génération des militants d’Octobre.
Le cours de l’histoire de l’Internationale et celui de la Révolution russe auraient-ils pu changer si tous ceux qui avaient alors le sentiment du danger s’étaient dressés ensemble dans tous les pays ? Nul ne peut le dire. Ce qui est certain, c’est qu’il n’était pas possible d’accepter ces méthodes et ces mœurs. Les intellectuels membres du parti auraient dû être les premiers à refuser. Quel est le premier de leurs devoirs, sinon de sauvegarder le droit de comprendre, de maintenir les droits de l’esprit critique ? Une fois de plus ils montrèrent que c’était le cadet de leurs soucis. Pour quelques-uns, les événements n’avaient pas d’importance que nous leur attachions. Quelques autres, du fait de leur origine bourgeoise, avaient une sorte de timidité à contredire des chefs ouvriers. Il y avait ceux qui trouvaient honteux de la part de petits militants de rien du tout de contredire les géants de la Révolution russe. Géant pour géant, Trotski l’était un peu plus que Zinoviev ou Staline. Aujourd’hui, loin de regretter mon geste de 1924, je me demande souvent au contraire à quel moment la Révolution russe a pris le mauvais aiguillage ; je pense qu’elle l’avait déjà pris avant 1924, mais je crois qu’il était encore possible à cette date de la remettre dans la bonne voie, et avec elle l’Internationale.
Le stalinisme totalitaire était-il en germe dans Lénine ? Déjà dans Marx ? Je ne le crois pas. Dans la pensée de Lénine et celle de Marx, il y avait des germes nombreux et différents. Les circonstances historiques ont fait fleurir les dangereux et tué les bienfaisants. Je ne crois pas non plus que les mouvements socialistes russes d’alors, et en particulier le mouvement bolchevik, étaient non des mouvements ouvriers, mais des mouvements d’intellectuels visant uniquement le pouvoir. Ils étaient évidemment des mouvements très mélangés, car en 17 la Russie faisait à la fois sa révolution bourgeoise et sa révolution prolétarienne, mais ni Lénine, ni Trotski, ni la génération d’Octobre ne visaient le pouvoir pour le pouvoir ; ils le voulaient ardemment pour réaliser le socialisme.
Quelle influence exerça Tobler, vers 1927, lors de son retour de voyage en Russie, rentrant gagné au stalinisme, croyant que la Révolution n’avait pas déraillé et que parler de Thermidor était une sottise ? Brupbacher attachait grand prix au jugement de son vieux camarade. Il fut sans doute plus troublé, plus déchiré, plus hésitant encore.
À la même époque, nous entendions un soir – réunis à une demi-douzaine d’exclus ou de non-exclus, chez un ami – Piatakov, qu’accompagnait Chliapnikov, nous dire : « Regardez la Révolution russe comme finie. Reprenez en Occident le flambeau !» Piatakov était bien placé par son poste dans l’économie russe pour porter un jugement exact, confirmé d’ailleurs par Chliapnikov. Nous étions tous atterrés. Je répondis à Piatakov : « Ce n’est pas possible. Une telle nouvelle ferait passer un vent glacial sur le monde. Espérez encore. Cramponnez-vous. » Piètres paroles, après le diagnostic terrible mais sûr, que je me suis reprochées après l’attitude de Piatakov aux procès de Moscou. N’est-ce pas nous qui l’avons conduit, ou du moins aidé, à se renier, en sacrifiant son propre honneur à l’intérêt apparent de la Révolution russe ? Devant le jugement sûr, prononcé avec douleur, par des hommes comme Piatakov et Chliapnikov, que pesait le jugement rapide d’un voyageur comme Tobler ? Dans les mêmes temps, nous pouvions recueillir le témoignage de Français ayant vécu en Russie huit ou dix ans, non pas à l’hôtel Lux pour touristes et délégués étrangers, mais de la vie de d’ouvrier russe, de camarades comme Pierre Pascal et Yvon. Pour eux, nul doute, comme pour Piatakov et Chliapnikov, la Révolution russe était morte. Ils rentraient, non en ennemis du peuple russe, mais conquis par lui au contraire, dont ils avaient partagé le pain noir, les épreuves, toute la vie.
Le déroulement fatal du stalinisme, la militarisation au travail, l’étouffement au parti, les épurations massives, le massacre des paysans, les déportations d’opposants, les procès de Moscou, les camps de concentration ne pouvaient d’année en année que mettre la rage au cœur de Brupbacher.
Il pouvait se laisser entraîner par son ami Münzenberg dans les conférences d’Amsterdam-Pleyel, se mêler aux faux combattants de la paix d’alors, il n’avait plus d’illusions. Il n’osait pas s’avouer que le sort de la Révolution allemande s’était joué en janvier 1919 avec l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Ç’aurait été accorder trop d’importance au rôle des hommes. Pourtant que serait devenue la Révolution russe sans Lénine et Trotski ? Elle n’aurait pas fait le bond d’Octobre et elle aurait avorté. Sans les deux chefs de Spartakus, le mouvement révolutionnaire allemand n’a jamais pris son élan. Il s’est traîné de putchs en luttes intérieures jusqu’à sa fin lamentable en 1933. Pas de front uni avec la social-démocratie contre Hitler. Selon le grand stratège Staline, Hitler durerait trois mois, puis serait balayé par le reflux ouvrier portant à sa tête les communistes. Comme si un mouvement, si fort fût-il, pouvait, une fois les reins brisés, se remettre trois mois après sur les genoux. Par sa tactique, Staline avait porté le dernier coup au mouvement. Les officiers assassins de Rosa Luxemburg et de Liebknecht en 1919 avaient pu porter Hitler au pouvoir en 1933.
Il avait beau s’en défendre, Brupbacher croyait au prolétariat allemand ; il ne se laisserait pas enchaîner par le fascisme. 1933 fut pour lui une année terrible. Après l’effondrement de l’internationalisme en 1914, après la banqueroute de la Révolution russe, il lui fallait voir l’avènement au pouvoir de Hitler en Allemagne. Il fut obligé de collectionner quelques autres épreuves, la défaite de la Révolution espagnole, sinon trahie au moins mal aidée par Staline, enfin le cynique pacte germano-russe ouvrant les portes à la deuxième guerre mondiale. Il y avait de quoi être assommé. On peut dire que c’est de cela que mourut Brupbacher.
Il s’est demandé sûrement dans ses dernières années s’il n’avait pas à vingt ans cru à des chimères et ainsi gâché sa vie. Il n’est pas, dans la génération d’après 1900, le seul des bourgeois et des intellectuels venus au socialisme qui se soit posé cette amère question. Son cas n’est pas isolé. Il est même typique. C’est l’un des drames moraux de ces cinquante dernières années. Dans tous les pays, il s’est trouvé des hommes comme Brupbacher. Ils sont venus de la bourgeoisie au mouvement révolutionnaire, sans la moindre idée de calcul, sans rechercher des rôles importants à jouer, ni même par goût de l’aventure, venus simplement et sincèrement. Ils ne sont pas à confondre avec ceux qui à vingt ans – tout le monde se croit révolutionnaire à vingt ans – viennent un court moment montrer le bout de leur nez ; ni avec ces gosses de riche qui croient nous faire beaucoup d’honneur en s’offrant à nous servir de guides ; non plus avec ceux qui croient habile d’être légèrement en avance sur les événements pour ne pas rater le coche des puissants du lendemain ; encore moins avec ceux qui sont prêts à coiffer toutes les idées et à rallier tous les mouvements révolutionnaires à condition de figurer parmi les dirigeants.
À Brupbacher aussi l’ouvrier socialiste de Vienne, dont a parlé Manès Sperber, aurait pu poser sa fameuse question : « Tu n’es pas fils d’ouvrier, tu n’as jamais été ouvrier toi-même, qu’est-ce qui t’a pris de te mêler de la révolution prolétarienne ? Tu n’es pas allé au communisme pour être maire, ou ministre, ou commissaire du peuple, ça se voit, tu n’es pas un type à ça. Alors pourquoi ? »
Oui, pourquoi ? Quand il arriva à Brupbacher d’être élu député communiste au Conseil national suisse, il se tourna le soir même vers les dirigeants du parti pour leur dire : « Vous avez certainement quelque chômeur à qui la fonction conviendra mieux qu’à moi. »
Brupbacher aurait sans doute répondu comme le héros de Sperber : « Pour l’amour d’une idée, l’idée d’un univers tel qu’il devrait être, tel qu’il pourrait être. » À la fin de sa vie, le tour fait de toutes les théories révolutionnaires, déçu par toutes, il aurait probablement répondu : par idéalisme. Un mot dont il aurait souri naguère.
Il a gravé dans une formule frappante sa pensée profonde :
« Le socialisme des travailleurs était contenu dans le mien, mais non celui-ci dans le leur. » Il n’aurait été, tant pour la social-démocratie et le communisme que pour le prolétariat, qu’un simple allié. L’idéaliste refusait de s’enfermer dans un mouvement de classe.
Quelle part de vérité y a‑t-il dans cette formule ? La classe ouvrière ayant réalisé son émancipation, il peut se trouver encore au lendemain de la révolution des couches de déshérités et de malheureux. Une nouvelle étape révolutionnaire serait alors à envisager. Cela peut-être indéfiniment.
Quelle part d’erreur ? Peut-être plus grande. Le socialisme de Brupbacher comprenait autre chose que l’émancipation des travailleurs ; en effet, il voulait que tous les hommes, ouvriers ou non, aspirent à vivre d’une vie humaine, d’une vie intelligente, alors que les plus fortunés se satisfont d’une vie inintelligente et inhumaine. Mais quel démon talonnera jamais les hommes qui se croient heureux parce qu’ils ont plus de pain et de beurre que ceux qui les environnent ?
Le socialisme des travailleurs n’était pas tout entier contenu dans le sien. Avec la meilleure volonté, le meilleur des bourgeois ne se rend pas compte de la vie des ouvriers, n’en tient pas compte en premier lieu. Brupbacher pouvait dire comme il le répondit un jour en Afrique à quelqu’un qui lui offrait soit un Arabe soit un chameau pour porter ses bagages : « Je suis mon propre chameau, je suis mon propre Arabe. » Il restait quand même un grand bourgeois et un intellectuel.
Parmi les causes de sa rancœur devant la banqueroute frauduleuse de la Révolution russe, il n’aurait pas comme tel militant communiste allemand d’opposition, pourtant d’origine ouvrière, refusé de compter – et de compter en premier lieu – le sort imposé aux ouvriers et aux paysans russes par la Révolution soit-disant faite en leur nom. « Que pouvait-on faire d’autre ? » me déclara ce singulier communiste d’opposition ; il ne voyait à reprocher à Staline que des histoires de parti. Non, Brupbacher ne faisait pas fi du sort des ouvriers et des paysans russes ; il ne confondait pas le socialisme avec le bagne. Mais il ne mettait pas au premier rang cette cause de répudiation du régime russe. Il avait supposé longtemps que c’était peut-être une condition fatale de l’édification socialiste. Il lui avait fallu les procès de Moscou, les déportations en masse, les camps de concentration pour rompre son mariage avec la Révolution russe.
Nous avons appartenu, lui et moi, à une génération qui ne savait pas ce que seraient les guerres du XXe siècle et qui a été obligée de piétiner dans des fleuves de sang. Nous avons vu la vie humaine n’avoir plus aucun prix. Nous ne savions pas non plus pratiquement ce que seraient les révolutions sociales auxquelles nous rêvions de consacrer notre vie. Nous les imaginions beaucoup plus faciles ; sans nous en rendre compte un peu trop à la façon des révolutions politiques de 1830 et de 1848. Un coup d’épaule et le vieux monde s’écroulait ; quelques efforts et le nouveau s’édifiait. Nous ne pensions pas aux échecs et aux faillites qui nous attendaient. Nous avons fait ce que nous avons pu, c’est-à-dire très peu. Nous nous sommes trouvés souvent, souvent seuls. C’est donc que les autres en faisaient encore moins que nous. Brupbacher a fini par désespérer de tout, des idées, des hommes et du mouvement. Je n’arrive pas à désespérer. Nous sommes retombés au fond du ravin pour la deuxième, pour la troisième fois. On remontera la pente comme on pourra, mais on la remontera. Je suis obligé de suivre le sort de ma classe, les ouvriers de tous les pays. J’appliquerais volontiers à l’effondrement momentané de nos espérances révolutionnaires ce qu’un historien a dit de l’effondrement militaire de la France en 1940 : La défaite du mouvement ouvrier révolutionnaire a été avant tout une défaite de l’intelligence et du caractère.
[/Pierre