[(
Comme nous l’avons indiqué ci-dessus (p. 13, note 2), nous reproduisons ici le passage des Mémoires de Brupbacher (déjà publié dans « Preuves », février 1952) auquel Monatte se réfère, pour une mise au point, dans la partie d’«Amis de quarante ans » que l’on aura pu lire plus haut dans le présent cahier : )]
Visite au ministre de la guerre Trotski
Un jour, à l’hôtel, on vint m’appeler au téléphone, en prenant des mines mystérieuses comme si quelque effroyable prodige venait d’éclater et, lorsque je me fus saisi de l’appareil, je vis autour de moi, presque tombés à genoux, une bonne douzaine de courtisans hébergés au Lux.
Savez-vous pourquoi ?
Trotski, alors ministre de la guerre, téléphonait que je devais aller chez lui le soir même à neuf heures précises. Il avait, précisait-il, réservé pour moi son temps entre neuf et dix, et m’enverrait son auto.
En ce temps-là rampait devant lui toute la canaille du PC qui, quelques années plus tard, crierait, tournée vers Staline : « Tue-le ! » En tous lieux, ce n’étaient qu’hymnes à Trotski, le grand général de la guerre civile, le seul dans les services de qui tout marchait, l’organisateur incomparable, l’orateur sans pareil, le grand écrivain. À côté des icônes de Lénine, et tout aussi grande, partout, l’effigie de Trotski ornait les murs, jusque dans le plus petit bureau de la commune la plus minuscule perdue au fond du gouvernement le plus reculé.
La voiture de Trotski vint me prendre. Dès l’arrivée devant l’édifice où Trotski avait ses bureaux, un personnage en civil se précipita à la portière et me débarrassa de mon chapeau et de mon manteau. Puis, je me vis confié à un second fonctionnaire qui me fit traverser au pas accéléré toute une suite de pièces à la porte de chacune desquelles deux hommes en armes montaient la garde, baïonnette au canon. Enfin, nous arrivâmes dans une vaste salle où se tenait assise une téléphoniste. Là, il y eut une brève attente, en compagnie d’un camarade venu avec moi. Mais il ne s’était pas écoulé quelques minutes que, ponctuellement à l’heure dite, une porte à deux battants s’ouvrait, laissant passer Trotski, lequel, après avoir rapidement expédié mon compagnon, me conduisit dans son bureau jusqu’à une table encombrée d’appareils téléphoniques, et la conversation commença.
Je le saluai tout d’abord de la part de notre ami commun Pierre Monatte et lui exposai le point de vue de celui-ci et de ses amis les syndicalistes révolutionnaires à l’égard de l’Internationale communiste, expliquant qu’ils désiraient ne pas « se noyer » dans le PC, mais préféraient, en tout cas provisoirement, garder leur autonomie en dehors du parti, en en étant simplement les alliés. Cette façon de voir rencontra chez Trotski l’opposition la plus violente. Il était tout à fait persuadé, déclara-t-il, que le syndicalisme révolutionnaire représentait l’élément le plus sain du mouvement français, mais que deux organisations menassent l’une à côté de l’autre une existence autonome, c’était tout à fait impossible. L’Internationale communiste était toute disposée à accorder aux syndicalistes révolutionnaires, tant au Comité central du parti qu’à la rédaction de « l’Humanité », la majorité des sièges, ce qui conjurerait le danger – redouté par Monatte – d’une prépondérance des politiciens.
Je répondis qu’il fallait laisser le temps aux syndicalistes révolutionnaires et ne pas leur demander maintenant la fusion avec le parti.
Sur quoi Trotski, perdant patience, répliqua d’un ton impératif : « Si Monatte ne veut pas, nous ferons la chose avec Griffuelhes [autre syndicaliste, que j’avais vu jadis, à Paris, mais qui, pendant la guerre, s’était curieusement comporté]. Griffuelhes se trouve justement à Moscou en ce moment, et il est d’accord avec nous. »
Pour ma part, j’étais fixé. Le vainqueur, non seulement des généraux blancs mais aussi des marins de Cronstadt, avait formulé une menace dont le ton montrait assez qu’on ne parlait pas, ici, de camarade à camarade, mais de chef à subordonné : autrement dit, on tenait le langage qui convenait à la section privilégiée de l’Internationale, la section russe, condescendant à s’adresser à un parent pauvre, à l’humble membre d’une des nombreuses autres sections non russes.
Trotski se montra encore des plus courtois à mon égard, s’offrant à faire débarrasser de ses punaises le wagon qui devait nous emmener à Kazan, et il ajouta que je pouvais téléphoner n’importe quand à son secrétaire, au cas où quelque difficulté surgirait pendant notre voyage.
Tout cela était fort gentil, mais ne pouvait effacer l’impression pénible laissée par ses propos sur la question française. Trotski m’invita à venir le voir à mon retour de Kazan.
Rentré en voiture à l’hôtel, j’écrivis à Pierre Monatte un récit détaillé de l’entrevue et lui conseillai vivement de ne pas entrer dans l’Internationale communiste. Pour éviter la censure, je n’envoyai naturellement pas ma lettre par la poste, mais la confiai à un ami. Monatte reçut ma lettre – et adhéra à l’Internationale.
À vrai dire, je ne m’étais jamais représenté Trotski autrement. C’est sans aucun doute un homme extrêmement doué et sérieux. Mais il m’avait déjà paru, lorsque je fis sa connaissance à Zurich, extrêmement autoritaire. Les êtres humains, pour lui, n’étaient que les pièces d’un vaste échiquier. L’homme en tant qu’individu ne l’intéressait pas. Ce qui, comme tous les politiciens, l’intéressait dans l’homme, c’étaient ses caractères généraux, reflets de telle ou telle classe. Je lui avais dit un jour, à Zurich, que l’idéal de ma politique était de prendre pour point de départ tous les individus, avec toutes leurs nuances, tandis que son objet politique à lui était l’homme en général, ou plutôt l’homme d’une classe, et il se déclara d’accord avec ma définition.
Comme tous les marxistes, il présentait cette sorte de folie des grandeurs qu’ils ont toujours et qui consiste à se sentir initié aux secrets du destin et les représentants de « Dieu » sur la terre, – c’est-à-dire de la nécessité historique. Comme tous les marxistes, il vivait dans cette conviction de pertinemment savoir à quoi tend l’histoire universelle et, comme tous les marxistes, il avait l’orgueil et la superbe de celui qui se croit l’instrument de la providence. Les autres marxistes n’ont, sur ce point, rien à lui reprocher. La seule chose dont ils pourraient lui faire un grief, c’est d’être infiniment plus intelligent, plus cultivé, plus capable et plus honnête qu’eux. Car c’est un homme d’une véritable et haute culture – déduction faite de son marxisme. Et s’il est, peut-être, un peu trop orgueilleux, c’est qu’il sent à quel point les autres, pour l’intelligence, lui sont inférieurs. Il est possible que cela se remarque, que la bêtise des autres se lise dans son orgueil. Et c’est sans doute parce que ces autres déchiffrent si bien, dans cet orgueil de Trotski, leur propre sottise, que tous les philistins de provenance bourgeoise ou prolétarienne se sont à l’envi déchaînés contre lui. C’est ce qui fit son isolement dans le parti bolchevique russe. Mais il y a encore autre chose, – de plus profond. Trotski fut toujours internationaliste et – si le mot peut s’appliquer à un tenant du marxisme – idéaliste. Toutes les classes, dans leurs révolutions, sont menées au combat par les idéalistes, et toutes les classes, une fois qu’elles se sont installées au pouvoir, trahissent les idéalistes qu’elles divinisaient pendant la phase révolutionnaire de leur ascension. Alors, les philistins de la classe triomphante remplacent les idéalistes. C’est là une loi générale de l’histoire. Et c’est là aussi la raison pour laquelle Staline a remplacé Trotski. Ce Staline dont, à l’époque de mon séjour à Moscou, on n’entendait même pas prononcer le nom.
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