Elle ne nous a pas quittés, nous qui même en ce lendemain gardons l’égoïsme de vivre.
Elle ne nous a pas quittés, puisque ses livres sont toujours là, dont nous savons qu’ils nous accompagneront jusqu’au jour où nous l’irons rejoindre dans cette noire absence du monde qui désormais l’enveloppe, de ce monde dont elle nous fit la grâce de nous le révéler plus vrai que, sans elle, nous n’eussions peut-être jamais su, jamais si tranquillement osé le découvrir et l’aimer comme il mérite de l’être dans la continuelle et familière présence de son miracle sans au-delà.
Oui, elle est, elle sera toujours ici, à tel point fidèle à elle-même que nous avons presque du mal à comprendre ce deuil où, comme chacun, nous nous sommes enfoncés depuis ce mardi soir.
Mais précisément, livres de Colette, nous ne vous aimions pas seulement pour vous-mêmes, mais pour elle, mais en elle. Et si, grâce à vous, la fleur, le fruit, le ciel, le plaisir ou son amertume, et le chat qui ronronne ou qui joue nous sont deux fois sacrés, nous savions aussi que tout ce merveilleux : l’être, si noires que soient les ombres que fait aujourd’hui peser sur lui le destin des hommes en foule ; ne cessait pas, ne cessait jamais, même lorsque, sous l’Occupation, elle regardait Paris de sa fenêtre, d’être perçu, accompli, dans la sensation toujours neuve, intrépide, authentique de celle qui avait écrit ces chefs‑d’œuvre.
Colette vivante, nous avions cette certitude que les choses et nous-mêmes étions vivants aussi.
Colette endormie, le doux royaume de la terre a perdu comme son évidence.
Et sans doute les temps viendront de la pieuse ingratitude, où cette évidence-là, l’œuvre incomparable et sans mensonge nous la restituera malgré nous et comme à notre cœur défendant.
Du moins aujourd’hui voudrais-je, lecteur comme tant d’autres lecteurs inconnus d’elle, et tout simplement comme j’irais lui porter une fleur, évoquer le chef‑d’œuvre non écrit, le chef‑d’œuvre inconnu dont, sans le savoir, elle m’a comblé certain jour. Je retrouvais Paris après plus d’un quart de siècle d’absence, et mon vieux chemin d’écolier, et, par ce chemin, aussi, tout à coup, toujours le même à n’y pas croire, le beau quadrilatère du Palais-Royal. Et certes je n’ai pas oublié mon émotion, un peu plus tard, quand, à un demi-kilomètre de là, je revis mon école et la cour de la maison où je suis né. Mais combien lumineuse, et même, en un sens, de par la vertu de tant de lectures inoubliables, inoubliées, plus mienne, ma découverte, là dans le Palais, de la maison de la fille de Sido. Oh je ne l’aurais pas trouvée tout seul. Mais j’avisai une petite vieille qui rentrait de ses commissions, à qui je demandai : vous savez où elle habite ? Je ne m’étais pas trompé – habitante du quartier, elle aurait si bien pu être aussi un personnage du bourg où se situe « la Maison de Claudine » – non, je ne m’étais pas trompé : elle savait, et elle me conduisit gentiment jusque devant la porte de la rue de Beaujolais.
Rien qu’en habitant là, rien – il faut bien employer ce mot de larmes : rien qu’en existant, Colette, ce jour-là, sans s’en douter, fit le don le plus beau – beau, comme son œuvre, d’éternité dans l’instant – à celui qui, du fond des années, rentrait d’exil.
[/Jean Paul