Dans une lettre fort courtoise, Jean Rounault tente de nous démontrer que nous nous égarions, dans notre n° 5, en dénonçant la tentation technocratique vers laquelle nous semblent incliner non seulement ceux qui, comme Herbert Lüthy dans son étude « La France seule ? », s’inscrivent en faux contre toutes les mystiques politiques, mais encore certains croyants qui, comme Rounault lui-même, bornent au seul monde surnaturel la portée des valeurs de foi. Jean Rounault nous écrit entre autres :
« Les fausses mystiques défilent depuis 1789 : le matriarcat de la Mère-Patrie, les nationalismes ersatz de religion, les messianismes de classe, également ersatz de religion. Non. Il faut en finir. La politique, c’est la construction de la cité. Il y a des problèmes qui tiennent à l’âge technique et d’autres qui résultent de la nature de l’homme. Il faut voir les deux froidement, avec courage et sans jamais prendre ses sentiments pour des réalités, car ils n’expriment neuf fois sur dix que nos désirs.
Dites-vous bien une chose : aujourd’hui, les gens ne croient plus à rien parce que depuis 1914 on les a fait marcher comme des marionnettes. Et l’on continue. Votre revue se penche avec une tendre nostalgie sur le passé. C’est bien. Je voudrais qu’elle en fasse autant pour le présent.
Vous parlez d’illusion technocratique. Qu’est-ce à dire ? Qui donc résoudra les questions techniques ? Des littérateurs ? Vous parlez des dieux. Quels dieux ? Quant aux idoles, elles sont connues – mais en disant votre désir d’une mystique, vous appelez des idoles ! Tout ou presque tout a sombré. Seulement des façades subsistent. Il faut tout reprendre à partir de zéro. Liquider révolutionnairement les clichés qui forment un rideau d’acier entre la réalité vivante et nous…
Excusez cette longue lettre de quelqu’un qui s’efforce d’être plus qu’un témoin en essayant de retrouver les sources mêmes de cette révolution permanente qui, des premiers chrétiens à travers François d’Assise et les grands saints inconnus des camps sibériens d’aujourd’hui, a modelé la face du monde.
Ne faut-il pas essayer de repartir ? Et ensemble ?
Très sympathiquement vôtre.
[/Jean
Cette lettre, bien évidemment, n’appelle point la polémique. Qu’il nous soit cependant permis de préciser les quelques points suivants, pour prévenir de bien inutiles malentendus :
« Témoins », croyons-nous, ne se penche pas nostalgiquement sur le passé.
S’il nous arrive d’interroger le passé relativement immédiat des origines du monde moderne, c’est avant tout pour y déceler les sources de la malédiction de ce temps-ci. Et bien sûr, parmi ces origines, il en est au moins une qui nous paraît assez valable pour que nous estimions ingrat de « repartir à zéro » sur toute la ligne. Sans pour autant nous sembler devoir être acceptée comme un dogme, la pensée, la volonté libertaire nous est un héritage précieux, que nous nous refusons à refuser. L’auteur de « Mon ami Vania », devenu catholique en Russie devant le spectacle d’hommes qui mettaient sous ses yeux l’exemple du christianisme primitif, peut, croyons-nous, comprendre cela.
2. Liquider révolutionnairement les clichés ? D’accord. Mais « les dieux » ne sont pas des clichés. Quels dieux ? Façon, si l’on veut, de désigner les valeurs de justice et de liberté. Façon inutilement mythique, dira-t-on ? Nous ne le pensons pas. Car ce sont ces valeurs, car c’est leur « mystique » qui, avec ou sans foi religieuse, unit dans une même fraternité spirituelle un Michelet, un Bakounine, le jeune Marx et, plus près de nous, Péguy, Simone Weil, Silone et – Jean Rounault.
3. Nous n’avons jamais voulu dire que les littérateurs et les « mystiques » devaient être chargés de résoudre les questions pratiques et techniques. Mais quand tout a sombré, ou presque, le bon sens peut être une tentation. Vouloir réduire la construction de la cité à une question d’aménagement utilitaire, d’assurance généralisée contre le chômage, un peuple essentiellement raisonnable, comme par exemple le peuple suisse, s’en accommoderait peut-être, – et encore ! (Brupbacher était suisse, en somme…) Mais que l’on essaye de ne donner que ce but-là aux Français, aux Allemands, aux juifs, aux Russes, voire même aux Américains : tous bientôt – signe de vertu – mourraient d’ennui. Ou plutôt, pour ne pas mourir d’ennui, ils ne tarderaient pas à adorer les fausses valeurs, les faux dieux, les « idoles ». La technocratie qui n’est que technocratie serait la fourrière de tous les convulsionarismes.
Au demeurant, tout ceci touche à des questions beaucoup trop centrales pour que l’on puisse se contenter sans indécence de les effleurer en de simples notes comme nos remarques d’il y a trois mois ou celles-ci. Valeur de l’humanisme ; valeur de la « mystique », – ce ne sont point là problèmes du passé. Quand nous nous en croirons plus digne, nous ne manquerons pas d’y revenir.