La Presse Anarchiste

La nuit décousue

Ankou contre moi te prend, te griffe
te noue ne te lâche plus
t’émiette et tous les vents te plaquent aux quatre coins de ma tête
rouge
rouge de ton sang
y ai mêlé les caresses et tes dix doigts
Bou­cher de cau­che­mar ai pro­me­né jusqu’au coude mes bras dans toi j’ai pres­su­ré l’éponge vivante
soleil du fond des eaux
qui se jetait au devant de moi
dans tous les sens
T’ai d’abord mâchée, pétrie, comme là-bas sur la place d’Huelgoat
et les pois­sons entre les doigts
et mes lèvres le long de toi
Toi cla­quant dans le vent
chif­fon noir plein de vagues
Mes bras se sont faits paresseux
emmê­lés d’algues rousses et grasses
de nuit de glace et de sable
lall si tu savais…
Kou, m’expliquer. Te dire que tout est Désert
mais qu’il y a deux ou trois choses accro­chées dans mon désert
loin, loin, et que j’y crois
que je mou­drai chaque roc, chaque jour
mais que j’y arriverai
Il y a aus­si le noir que je connais
qui me connaît, qui sait que je suis fait de lui
Ils m’useront peut-être avant
Je me tape la tête et l’araignée se fait affamée
Alors je lâche au compte-goutte
heure par heure
jour par jour
chaque uni­té se détruit seule, patiemment
Gagner du temps
même ma révolte s’assoit quelques instants
et souffle, et son haleine empeste la pourriture
Et puis le feu reprend
Je ne sais plus où la torche com­mence où finit mon bras
les mots, les actes défilent purs, méconnaissables
Le soleil est neuf à force d’avoir été
été
ignoré
Et tout éclate ton nom ton corps ce que je vou­drais dépas­ser entre nous
ce qu’il me faut, sinon je crè­ve­rai dou­ce­ment comme des pois­sons tirés de l’eau. As-tu jamais vu l’agonie d’un pois­son comme c’est long, le ventre en l’air, la gueule mâchant tou­jours le même mot ?

Un grand res­sort d’acier bri­sé, éjec­té de je ne sais quel rouage monstrueux
et venu
se fiche
en plein ventre au défaut des muscles
aux fos­settes où tu met­tais tes petits poings rageurs. Est-ce dans un rêve ou cela a‑t-il été ? Qu’importe, c’est vrai
Et les tripes sont sor­ties avec un bruit mou
Il n’y avait pas de sang ; je n’en avais plus. C’était blanc livide.
C’était bête, tou­jours les mêmes courbes molles qui se sor­taient de la plaie comme un œuf du cul de la poule
ça brillait un peu, humide
Et je gri­ma­çais ; pour­tant je ne souf­frais pas, mais il fal­lait faire quelque chose
Et les voyeurs s’assemblaient, et les injures allaient venir s’écraser à mes oreilles si la souf­france ne se lisait pas
n’éclatait pas
il n’y avait que deux solu­tions possibles
l’air bien­heu­reux vierge et martyr
ou la souf­france laide
ses gri­maces atroces
Loup pris au piège qu’on achève lentement
langue pleine des pierres des terres de courses anciennes
Et la pous­sière sèche col­lant aux coins des yeux déjà voilés
Noir cou­leur prise au piège de la vie
trop dévo­rante et dévorée
Noir où j’ai mis tout ce qui n’y était pas
et qui aujourd’hui après mon ombre
me dévore cru
Mais c’est sur­tout les cris que je redoute
leurs insultes leurs cons cra­chant une morve dans ma tête qui n’en peut plus
les cris sont insup­por­tables après le froid
et je meurs de froid
il y a des années qu’ils ont éle­vé des murs entre le ciel et moi
il y a des années que la pre­mière épingle rouillée
ils me l’ont plan­tée à quelques mil­li­mètres des yeux sur la pau­pière et j’ai dû crier pleu­rer la mère
Quatre bar­rières de bois ont fait mon pre­mier parc, avec dix boules mul­ti­co­lores sur une tige d’acier j’ai comp­té mes dix pre­mières aiguilles
Mes yeux papillotent pâles, sales
et tu t’en étonnes
Les aiguilles ne sont plus droites, petits tire-bou­chons ignobles elles me guettent partout
je n’ose plus avan­cer. Je sais déjà la sen­sa­tion quand elles trou­ve­ront les yeux
Elles se feront vivantes, implacables.

Un pas les yeux fer­més les fesses en arrière, car après les yeux ce que je crains le plus
vrille rouillée s’enfonçant dans le sexe, dans l’aine chaude comme la tri­chine dans la viande de porc sur les cro­quis des livres de sciences naturelles
Tu te plies sous la dou­leur, sous toi sur­tout que tu veux défendre car tu sens que tout toi s’est ramas­sé là
Et les autres à l’affût ne te loupent pas. Elles t’épinglent
papillon laid
les mains blanches ser­rées encore à l’acier
un numé­ro, un mor­ceau de liège
tâche de sang, tâche de liège

Kou pour­quoi te dire tout cela
Tes mains sur mes yeux, lentes sur mon front et puis chat sau­vage mes dents plan­tées dans ta nuque éti­rée crispée
je te secoue te rage au vent lourd
de droite de gauche
dans le noir de la nuit
au creux de la vague
contre les pierres rouges et blanches d’Eckmühl
tes dents et mes dents liment le temps musique de carton
air de che­vaux de bois jeux d’enfants jeux d’Hommes Dangereux
fait d’ombre et de lumière

1951 – 1952
[/​Jean Jacques Mor­van/​]

La Presse Anarchiste