La Presse Anarchiste

Lectures

Jean Cas­sou : « La Mémoire courte », Édi­tions de Minuit.

Voi­ci l’un des très rares beaux livres qui aient été écrits au cours de ces dix der­nières années, que l’on aurait par­fois envie d’appeler, non plus comme celles de l’autre après-guerre les années folles, mais bien les années du marasme.

Pour n’avoir guère plus de cent trente pages, « La Mémoire courte » n’en est pas moins, à la dif­fé­rence de tant d’épais volumes gon­flés de vide cogi­ta­tif comme, de vent, la gre­nouille de la fable, une très grande œuvre, et qui, avec une pas­sion qui n’a d’égale que la droi­ture de l’honnête homme à qui nous devons ces pages brû­lantes et ven­ge­resses, porte témoi­gnage de ce qu’il y eut de plus pur dans la Résis­tance. Oui, pages ven­ge­resses, en ces jours où de plus en plus la veu­le­rie de tout com­prendre et de tout mon­nayer en com­bines ne cesse d’épaissir la nau­séeuse atmo­sphère de basse époque dont l’étouffement, s’il devait se pro­lon­ger, fini­rait par être mortel.

Non que Jean Cas­sou, par inté­gri­té, bien plus : par amour de ses frères les hommes et par fidé­li­té aux plus valables sou­ve­nirs du temps des luttes sou­ter­raines, ne soit pas – mais qui donc, aujourd’hui, ne risque pas de l’être ? – pri­son­nier des mal­en­ten­dus où nous nous débat­tons. La conclu­sion du livre, rêve d’une France qui se res­sai­si­rait assez pour être l’arbitre entre les forces déme­su­rées qui s’affrontent dans le monde, n’est qu’une illu­sion géné­reuse, dont les très peu géné­reux pion­niers du neu­tra­lisme de « la France seule » seraient les uniques bénéficiaires.

Mais si le remède pro­po­sé n’en est assu­ré­ment pas un – mal­heu­reu­se­ment – le tableau cli­nique de notre situa­tion morale et spi­ri­tuelle est d’une telle luci­di­té qu’il ne peut que contri­buer, pour par­ler comme Ramuz, à « la gué­ri­son des mala­dies », – éga­le­ment à l’usage de Cas­sou lui-même.

Il fau­drait tout citer du pas­sage sur l’abandon à la pro­pa­gande dite com­mu­niste, de la part, très spé­cia­le­ment, de tant de nos intel­lec­tuels : « Si l’activité géné­rale de notre temps est de s’efforcer à ne plus pen­ser du tout, il y a encore mieux à faire et qui, cette fois, est posi­tif, et en sorte qu’on puisse en tirer jouis­sance et gloire : c’est de pen­ser des sot­tises. » De même qu’il fau­drait tout citer de ce que dit Cas­sou de l’engouement des géné­ra­tions actuelles pour tout ce qui est fuite de l’expression, du choix et donc de la res­pon­sa­bi­li­té : phi­lo­so­phie du néant, art abs­trait, indé­ter­mi­na­tion sexuelle. Diag­nos­tic d’autant plus sévère qu’il ne pro­cède d’aucun mora­lisme ni d’aucun pré­ju­gé aca­dé­mique, bien sûr : « … si je me flatte d’avoir contri­bué à la créa­tion du Musée d’Art Moderne, ce n’est pas pour me pré­sen­ter comme un détrac­teur de l’art abs­trait, écrit Cas­sou… J’ajoute enfin que je ne vois aucun incon­vé­nient, grand Dieu ! à l’homosexualité et je pro­clame que cha­cun est libre de s’ébaudir à sa guise. Mais tous ces phé­no­mènes m’apparaissent comme les élé­ments d’un tableau cli­nique. Je les assemble en fonc­tion de leur influence, de la signi­fi­ca­tion qu’ils revêtent aux yeux d’une jeu­nesse famé­lique et qui ne veut se mettre que ça sous la dent. »

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