La place, cette fois-ci, et aussi le temps nous manquent pour donner leur étendue habituelle à ces notes en marge des périodiques qui nous ont passé sous les yeux. Et puis, c’est quand même l’été, et il a beau faire cette année un temps de chien, même sur le versant italien des Alpes où nous nous trouvons écrire les présentes lignes, la lecture de ce qui n’est pas ouvrages de longue haleine, et donc mieux accordés au suspens de la (fausse) belle saison, en souffre malgré tout.
Je ne veux cependant pas manquer de signaler le beau texte de Silone (à paraître dans « Preuves » en septembre) que je viens de traduire. Il porte le même titre que la page par laquelle commençait le premier numéro de « Témoins » : Le choix des camarades. Et l’on y retrouve en effet le même grave effort de retour sur soi et aux valeurs éthiques qui, seules, expliquent, au fond, ce que nous prenons d’habitude pour notre adhésion à telle ou telle idéologie. « Avant de choisir, écrit Silone, nous sommes choisis. » Prise de conscience d’une vérité d’autant plus importante que l’effort de vivre selon la liberté de l’esprit n’est plus aujourd’hui soutenu par la grande solidarité des travailleurs : le prolétariat, dont notre vie matérielle à tous et aussi le sort de nos libertés se trouvent plus que jamais dépendre, est d’autre part, à l’heure actuelle, morcelé, scindé : communiste, labouriste, social-démocrate, péroniste, salazarien, titiste, etc., selon les pays. Résultat : plus que jamais, c’est la conscience qui décide. C’est de la conscience qu’il faut repartir. – Essayant ainsi de définir une méthode – la sienne – pour échapper au nihilisme (comme à sa sœur siamoise l’idolâtrie de l’histoire), Silone, qui passe également en revue la libération du nihilisme atteinte par quelques grands contemporains, dont par exemple Camus ou, sur un autre plan, l’Allemand Ernst Jünger, souligne une fois de plus que l’une des seules clartés qui nous restent (clartés lunaires), nous vient de l’héritage « chrétien », source de l’amour des opprimés et des valeurs de liberté et de justice. Et il cite presque tout entière l’admirable unique lettre de Simone Weil à Bernanos (après la guerre d’Espagne). – J’ai déjà eu l’occasion de le dire : mon agnosticisme est plus décidé que le sien. Mais qu’il ait raison de nous rendre conscient de ce que nous devons tous à la vraie tradition chrétienne (il n’est pas question d’Églises), je n’en doute pas. Sur un point, toutefois, je regretterais que la démarche de sa pensée, tout à fait légitime pour lui-même, se généralisât. Définissant sa position, il tient à la distinguer radicalement de l’humanisme, dans lequel, sans doute influencé par les formes que l’humanisme n’a pas laissé de prendre dans l’exquise, mais parfois un, peu « ponce-pilatienne » tradition de l’esprit italien cultivé, il ne voit guère qu’une complaisance de l’homme envers lui-même. Et certes, il y a là quelque cohérence : Simone Weil, dont l’exemple a pour lui tant de portée (et sans doute peu de figures sont plus dignes de vénération) n’a‑t-elle pas écrit, dans « La pesanteur et la grâce » si je ne me trompe : « Toutes les erreurs de l’âge moderne (je cite de mémoire) sont du christianisme sans surnaturel… La faute en est à la laïcité, et d’abord à l’humanisme. » Mais s’il était assurément normal que Simone Weil écrivît cela en une des heures où elle fut sans doute le plus près d’accepter les révélations de la religion romaine, qui ne voit, d’autre part, que loin d’être seulement une complaisance de l’homme envers soi, l’humanisme, qu’il s’agisse de la lucidité de Montaigne ou de l’intrépidité d’esprit de Descartes par exemple, est avant tout une exigence que l’homme s’impose à lui-même, une école, difficile, voire stoïque, d’humanité ? – Sans compter que l’héritage humaniste, au moins autant que le « chrétien », est aujourd’hui au nombre de ces clartés lunaires dont nous parle Silone. J’y pensais spécialement en lisant le très curieux récit d’un passage aux Philippines, par le professeur Paul Rivet (« Preuves », juillet 1954). Là-bas, les circonstances ont amené les gens à faire semblant de ne plus savoir leur langue maternelle, l’espagnol ; et Paul Rivet de se demander avec angoisse si l’adoption brusquée d’une langue étrangère (l’américain) n’est pas le prodrome d’une submersion – pas seulement aux Philippines – plus ou moins prochaine de la tradition humaniste par l’idolâtrie, non plus de l’histoire mais de la technique. Vous le voyez bien, mon cher Silone : les valeurs humaines sont, heureusement, plus différenciées et plus solidaires que vous ne vous croyez, aujourd’hui, autorisé à l’affirmer.
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Dans la « Nouvelle n. r. f. » du mois d’août, Jean Guérin cite Vincent Muselli qui, dans « Points et Contrepoints », après avoir reproduit une strophe de Marie Noël d’une vertu de chant – et de simplicité – bouleversante, écrit : « Point besoin pour la comprendre (Marie Noël) et l’admirer de l’encombrante compagnie des glossateurs et des grammates ! La plupart des œuvres modernes appellent les commentaires et c’est la marque de leur faiblesse. Elles les appellent parce qu’elles en ont besoin : elles appellent au secours ! L’œuvre de Marie Noël se passe de tout intermédiaire, de tout guide, de tout auxiliaire. Elle s’impose d’elle-même au cœur et à l’esprit du lecteur, simplement, directement, fraternellement… »
Me trompé-je en me disant que Jean Guérin, qui lui a rendu l’hommage que l’on sait, aura, en transcrivant ces lignes, pensé aussi aux poèmes tout ensemble savants et simples de « notre » Le Maguet ?