Dans le livre de Pierre Emmanuel « L’Ouvrier de la onzième heure » que nous signalions ici même ce printemps, il y a, citée en français (nous ignorons si la traduction, remarquable, est d’Emmanuel lui-même), une page de Nietzsche que nous nous en voudrions de ne pas soumettre à nos lecteurs, tant on y sent passer l’aura de la catastrophe où nous vivons depuis au moins 1914. – Bien entendu, pour nous-même pas plus que pour Nietzsche, la « mort de Dieu », qui lui sert ici de point de départ, n’implique, du seul fait qu’on la constate, que l’on porte le deuil du défunt. L’événement est là, voilà tout, et il ne nous retiendra que dans la mesure où il constitue au moins l’une des origines du nihilisme occidental, – de ce nihilisme dont toutes les frénésies totalitaires, fasciste, nazie ou stalinienne, furent et sont la conséquence poussée jusqu’à la caricature.
On peut dire que l’événement (la mort de Dieu), en somme, reste peu connu. Il est trop grand, trop lointain, trop supérieur à la capacité moyenne pour que les esprits en soient touchés, pour qu’un nombre capable d’influer se rende compte de ce dont il s’agit, comprenne que le moment est venu où tout ce qui a été bâti sur l’ancienne croyance et a grandi en s’appuyant sur elle, s’ensevelira avec elle : entre autres choses, notre morale européenne. Cette longue et lente suite de démolitions, destructions, chutes et bouleversements que nous avons devant nous, qui en devine assez pour oser se faire le doctrinaire et l’annonciateur de cette logique d’épouvante, le prophète d’un assombrissement, d’un enténèbrement tel que jamais la terre n’en aura traversé ?… D’où vient que nous-mêmes, chasseurs d’énigmes, du matin au soir aux aguets sur les monts ; que nous-mêmes, premiers-nés et prémices du siècle survenant, nous, qui devrions sentir sur notre front l’ombre dont bientôt s’enveloppera l’Europe ; d’où vient qu’à nous-mêmes, la mesure de l’événement échappe et que nous le laissions venir sans éprouver la peur, la juste peur qu’il devrait inspirer ?
(Commentaire sur notre égalité d’humeur).