La Presse Anarchiste

Après la conférence de Yalta ?

Si la diplo­matie secrète
était morte, cette con­férence se serait chargée
de la ressusciter.

Que de mystères !
Mys­tère, le départ des Trois ; mys­tère, la
non invi­ta­tion de la France ; mys­tère, l’arrivée
de M. Hop­kins ; mys­tère encore, la durée même
des dis­cus­sions, pour en arriv­er, enfin, au coup de théâtre
de Gaulle-Roo­sevelt. Tout cela, en effet, a été
recou­vert du man­teau couleur de muraille…

Et pour­tant, qu’y a‑t-il
de mys­térieux dans le partage du monde ? Le général
de Gaulle n’a-t-il pas dit : « Chaque nation combat
pour son intérêt pro­pre. » ? Alors,
pourquoi se cacher ? La guerre en Europe tire à sa fin.
L’Alle­magne a per­du. Il est temps d’en­vis­ager le nou­v­el équilibre
des forces et de régler le sort du vain­cu. Les offensives
com­binées ont été mis­es au point, mais la guerre
en Europe n’est qu’une par­tie du prob­lème et, comme les
intérêts dans le Paci­fique sont égale­ment en jeu,
il va fal­loir pren­dre posi­tion. La Russie, pour avoir son mot à
dire en Extrême-Ori­ent, va-t-elle entr­er en guerre avec le
Japon ? C’est prob­a­ble, car la posi­tion des Syn­di­cats russ­es à
la Con­férence mon­di­ale de Lon­dres sem­blerait don­ner une
indi­ca­tion dans ce sens. Quant au Japon, soucieux de ne pas tout
per­dre, il aurait lancé des bal­lons d’es­sai en vue de
con­naître le sort qui lui serait fait s’il aban­don­nait la
par­tie. Les États-Unis, loin d’ar­rêter la pro­duc­tion de
guerre, sem­blent, au con­traire, la pouss­er et le pacte
fran­co-sovié­tique paraît pren­dre date dans cette
ori­en­ta­tion car, pour la France, c’est surtout en rai­son de son
effort de guerre que ses reven­di­ca­tions seront pris­es en
considération.

Dans l’or­dre de la
sécu­rité, la Confé­rence de Dumbarton-Oaks
n’avait pu met­tre les États alliés d’ac­cord ; les
Cinq Grands con­sti­tu­aient le Con­seil supérieur qui déciderait,
en cas d’a­gres­sion, de la paix ou de la guerre, entraî­nant par
là même les petites nations dans le con­flit. L’important
était de savoir si l’u­na­nim­ité de vote devait être
prise ou si la majorité suff­i­sait. La Russie pen­chait pour
l’u­na­nim­ité. À Yal­ta, on a tenu compte du principe de majorité
pour les petites puis­sances, mais la déci­sion finale, qui
appar­tien­dra aux Cinq Grands, ne pour­ra être prise qu’à
l’u­na­nim­ité. En fait, la déci­sion finale restera entre
les mains des mêmes Cinq. Mais si, demain, une agression
prove­nait de l’une des grandes puis­sances, se condamnerait-elle
elle-même ou reprendrait-elle sa lib­erté, entraînant
dans sa déci­sion une alliée ou une amie ?

De tout cela découle
la néces­sité de rester forts afin d’avoir des alliances
solides. Un jour vien­dra où l’Alle­magne ne restera plus
exclue ; elle pren­dra place dans le con­cert européen. On peut
admet­tre que, à ce moment, elle ne man­quera pas de soupirants
et il est à crain­dre que les néces­sités de
gou­verne­ments forts, à poli­tique énergique, ne nous
don­nent un tau­ré par des politi­ciens retors se ser­vant d’une
per­son­nal­ité momen­tané­ment pop­u­laire. Le boulangisme
n’est pas si loin­tain qu’on ne puisse s’en souvenir…

Dans l’or­dre économique,
nous sommes loin des inter­na­tion­al­i­sa­tions des matières
pre­mières. Le pét­role du Moyen-Ori­ent reste tou­jours en
jeu, gros de con­séquences, et les U.S.A. sem­blent bien placés
vis-à-vis des princes arabes. De plus, la déten­tion de
l’or et des matières pre­mières par les Américains
per­met, dans l’im­mé­di­at, une poli­tique de puis­sance interdite
aux autres. Et ce n’est pas là tout. Le bassin
rhéno-west­phalien sera sans doute placé sous mandat
inter­na­tion­al, car, géologique­ment, il con­stitue le complément
naturel du bassin lor­rain et que la nation qui en serait maîtresse
tiendrait entre ses mains une source très impor­tante de
puis­sance et de con­cur­rence économiques dans le domaine de la
sidérurgie. Et, là encore, l’An­gleterre et les
États-Unis sont en compétition.

Par­mi les mécontents
des déci­sions pris­es à la con­férence, on peut
nom­mer. out­re la France, la Bel­gique et la Hol­lande. Ces puissances
sont inquiètes et recherchent des échanges de vues afin
de garan­tir leur indépen­dance poli­tique et économique.
Mais c’est surtout les neu­tres qui doivent retenir notre attention,
qui sont les derniers pio­ns à plac­er sur l’échiquier
avant le grand coup. Un vent belliqueux a souf­flé sur certains
d’en­tre eux, car on sait que la Con­férence de la Paix ne sera
pas ouverte aux neu­tres. Or, si la ques­tion des Détroits
intéresse la Turquie, elle n’est pas, non plus, indifférente
à l’An­gleterre et à la Russie dont la politique
tra­di­tion­nelle a été la porte ouverte sur la
Méditer­ranée où elle a tou­jours trou­vé en
face d’elle l’An­gleterre. Mais si la Turquie est amie avec la Russie,
elle est alliée avec l’An­gleterre. La Suède et la
Norvège, forte­ment influ­encées par les États-Unis
et l’An­gleterre, doivent aus­si compter, par suite de l’éviction
de l’Alle­magne du bassin de la Bal­tique, avec la Russie et la
nou­velle Pologne et men­er avec elles, momen­tané­ment, la
poli­tique du bout de chemin. Le Por­tu­gal, lui, est l’al­lié de
l’An­gleterre depuis cent cinquante ans. Pas de sur­prise à
prévoir de ce côté, mais, par con­tre, en Espagne,
la lutte sera chaude : Gibral­tar ferme, à l’ouest, la
Méditer­ranée avec, vis-à-vis, Tanger, ville
inter­na­tionale enclavée en plein Maroc espag­nol, et une
révo­lu­tion en Espagne pour­rait chang­er bien des choses, car la
Russie seule, en 1936, a don­né une aide matérielle à
la République, et cette dernière, quand elle reviendra,
n’au­ra l’or­eille ni de Lon­dres, ni de Wash­ing­ton. On y préférerait,
en effet, une con­cen­tra­tion nationale Mau­ra-Bar­rio qui éviterait
bien des choses et don­nerait des apaise­ments au démocratique
et intran­sigeant M. Roo­sevelt. En cas d’échec de la
com­bi­nai­son, il y a encore le plébiscite du successeur
légitime d’Alphonse XIII, don Juan, dont les attach­es sont
bien connues.

Les impérialismes
se don­nent donc libre cours et la Charte de l’At­lan­tique, qui n’est
qu’un guide et non un code (Churchill dix­it), entre tout doucement
dans l’his­toire,. Les argu­ments con­tre un agresseur pos­si­ble, alors
que l’Alle­magne (désignée jusqu’à ce jour comme
seul pays agresseur) est en voie de dis­paraître, nous don­nent à
penser que l’on envis­age déjà une future agression.
Mais de qui donc ? Après le mil­i­tarisme alle­mand de 1914,
le nazisme alle­mand de 1939 (qu’on pou­vait, peut-être pas
facile­ment, mais qu’on pou­vait étouf­fer dans l’oeuf), va-t-on
atten­dre 1965 pour nous désign­er comme enne­mi l’impérialisme ?
Le monde ouvri­er va-t-il repren­dre à son compte cette paix
qu’on lui pré­pare ? A Lon­dres, 50 mil­lions d’ou­vri­ers ont
été représen­tés ; ils s’op­posent à
toute ampu­ta­tion de l’Alle­magne, à l’est comme à
l’ouest, mais ce n’est là qu’un faible indice de retour à
une poli­tique ouvrière inter­na­tion­al­iste. Cepen­dant, la force
que les organ­i­sa­tions syn­di­cales mon­di­ales représen­tent est
telle qu’une poli­tique iden­tique de com­bat­iv­ité prolétarienne
appuyée sur ces forces ferait de ce faible espoir une
pos­si­bil­ité réelle. Car nous restons, ici,
irré­ductible­ment attaché à ce principe : ce
ne sont pas nos maîtres qui peu­vent faire notre bon­heur, mais
nous seuls, parce que nous seuls con­nais­sons le prix dont ils nous le
feraient payer.

[(

Post-scrip­tum. — Notre
arti­cle ayant été rédigé le 28 février,
nous avons voulu le pub­li­er sans tenir compte des change­ments rapides
qui se sont pro­duits depuis sa rédac­tion afin de per­me­t­tre à
nos cama­rades d’é­tudi­er en même temps que nous les
posi­tions que nous avions prévues et de leur don­ner ainsi
l’oc­ca­sion de véri­fi­er notre analyse des faits.

)]


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