La Presse Anarchiste

Conscience d’hier et vouloir de demain

Avec plus de vio­lence et
d’am­pleur que jamais, la guerre per­siste. De nou­velles générations
sont suc­ces­si­ve­ment jetées dans le creu­set d’où sortira
ce que le lan­gage usuel nous fait appe­ler la paix, mais qui ne sera,
en fait, qu’une trêve entre les impé­ria­lismes fatigués
et un répit lais­sé à des peuples à bout
de souffle.

Des pays entiers sont
vidés de leurs forces créa­trices, d’autres les
pro­diguent encore ; cepen­dant que des confé­rences, des
accords, des mis­sions diplo­ma­tiques se suc­cèdent, accommodant
tris­te­ment le pré­sent et « préparant »
l’a­ve­nir avec non moins de cynisme.

Et pen­dant ce temps, aux
abords ou au loin des champs de bataille, — comme si dans le fracas
des armes l’hu­ma­ni­té ne payait pas assez cher son
incons­cience, — règnent la misère et la faim.

Après six mois
d’at­tente, rien de ce qu’un peuple oppri­mé, affamé,
pri­vé de tout, — sauf de l’es­poir dont il se nourrissait, —
avait naï­ve­ment espé­ré ne se réalise.
Certes, il y a comme rai­sons le conflit qui per­siste, les
des­truc­tions, les impos­si­bi­li­tés. Consta­ter, après tout
le monde, la misère des grandes villes, le manque
d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, la mala­die plus généralisée
que beau­coup n’osent le dire tout haut, est un lieu com­mun. Contre de
tels fléaux, d’au­cuns luttent — ou pour le moins s’insurgent
 — spec­ta­cu­lai­re­ment ou silen­cieu­se­ment. Com­bien, par contre,
manquent de luci­di­té ou d’hon­nê­te­té pour en
arri­ver à cette conclusion !

Com­ment peut-il être
admis que des villes, des régions entières soient
sous-ali­men­tées, que des enfants — ces vic­times des graves
erreurs de leurs aînés — manquent de lait ? Cela
mal­gré que des plans cohé­rents de trans­port aient été
pré­sen­tés par­fois sans déma­go­gie avec la seule
pen­sée de l’in­té­rêt com­mun. On ne devrait plus
voir la majo­ri­té des sec­teurs de l’o­pi­nion publique demeurer
pas­sive, indif­fé­rente à l’i­ner­tie — ou à la
com­pli­ci­té — des orga­nismes res­pon­sables et ne pas
s’in­sur­ger contre la mise sous le bois­seau des mesures de justice
sociale les plus élémentaires.

Le chef du gouvernement
pro­vi­soire a sou­li­gné récem­ment « l’état
où nous laisse l’a­bo­mi­nable marée et l’étendue
de l’ef­fort de recons­truc­tion et de renou­vel­le­ment que s’im­pose pour
de longues années la nation française ».
Mais il constate aus­si­tôt que « mal­gré que
beau­coup de bonnes volon­tés, de dévoue­ments, de
com­pé­tences soient à l’oeuvre, il per­siste des méthodes
et des pro­cé­dés dont la lour­deur pas­sée s’est
accrue de celles qu’y ajou­taient les fausses réformes de
Vichy ». Dans ces consta­ta­tions nous retrou­vons les nôtres
propres. Mais il convient d’a­jou­ter encore : mal­gré les
mesures de natio­na­li­sa­tion offi­ciel­le­ment annon­cées, malgré
les « socia­li­sa­tions » envisagées
(par­tis socia­liste et com­mu­niste), il reste à com­men­cer la
lutte, non seule­ment contre les trusts — qui n’en ont pas été
atteints — mais contre le capi­tal sous toutes ses formes, que tous
les bâtis­seurs à la petite semaine oublient toujours
d’as­so­cier à l’État.

Alors que les fameux
« consul­ta­tifs d’en­tre­prise » ne touchent
aucu­ne­ment à l’au­to­ri­té patro­nale, la nationalisation
accorde à l’É­tat un pou­voir de tous les ins­tants. C’est
aujourd’­hui, après que le sec­teur ouvrier de la résistance,
ayant ren­du d’im­menses ser­vices aux classes pos­sé­dantes de ce
pays, n’est plus, pour ces der­niers, qu’un créan­cier qui
demande à être payé, que tombe le voile hypocrite
des bour­geois cocar­diers et « démocrates ».
La trame de cette for­mi­dable escro­que­rie morale et matérielle
appa­raît au grand jour. Mais, en sup­po­sant même que les
fameuses réformes pro­mises aient été réalisées
 — ce en quoi nous n’a­vons jamais cru, — le problème
éco­no­mi­co-social n’é­tait pas réso­lu pour cela,
car l’ex­ploi­ta­tion ne fai­sait que chan­ger d’as­pect, mais elle n’en
était pas moins réelle et dévastatrice.

La seule mesure qui
s’im­pose pour le bien actuel­le­ment pos­sible est la ges­tion de la
pro­duc­tion par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ouvrières. Elle
seule met­tra fin au gas­pillage, au favo­ri­tisme et au para­si­tisme, que
toutes les natio­na­li­sa­tions ou « socialisations »
éta­ti­sées n’empêcheront jamais. Par voie de
consé­quence, des­sai­sis­se­ment immé­diat des comités
dits d’or­ga­ni­sa­tion — ou de ce qui en sub­siste — et des
orga­nismes inca­pables. Sup­pres­sion des pré­ro­ga­tives dont usent
les rois du négoce, de la tran­sac­tion et remise de la
répar­ti­tion et de la dis­tri­bu­tion aux orga­nismes de
consommateurs.

Mais de telles solutions
sup­posent avant tout de la réso­lu­tion, de la volonté
chez ceux qui subissent tous les méfaits de l’ex­ploi­ta­tion. Et
cette pen­sée qu’un peuple ne peut avoir que ce qu’il sait
VOULOIR ranime en nous le sou­ve­nir de l’im­mor­telle Com­mune de Paris,
qui se mani­fes­ta dès le 18 mars 1871, il y a soixante-quatorze
ans. La bour­geoi­sie, qui s’é­tait mon­trée aus­si lâche
avec les Prus­siens que sous l’Em­pire, s’en­fuit devant la colère
du peuple de Paris. Elle fuyait, par­ta­geant avec l’i­gnoble Thiers le
secret espoir de reve­nir bien­tôt pour l’é­cra­ser, ce
peuple qui pre­nait, devant le monde, une écla­tante conscience
de lui-même.

Et pen­dant trois mois il
a vrai­ment pris conscience de lui-même. Les tra­vailleurs ont su
mon­trer le cou­rage, l’ab­né­ga­tion, le sens de l’organisation
dont est capable un pro­lé­ta­riat déci­dé, bien que
nos édiles consi­dèrent la masse livrée à,
elle-même comme inapte aux grandes réalisations.

Et si l’on veut parler
de « résis­tance à l’oppression »,
on peut citer celle des com­mu­nards comme la plus caractéristique,
car ils ne s’en pre­naient pas seule­ment à la puissance
éco­no­mique, mais aus­si au pou­voir poli­tique, à
l’au­to­ri­té de l’É­tat. Puisse leur mémoire
rame­ner à une plus saine com­pré­hen­sion de la réalité
tous ceux qui se sont lais­sé séduire par un verbiage
sub­til dont usent ceux qui s’i­ma­ginent être venus au monde pour
« diri­ger les foules » !

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