Nul ne peut ignorer que
la presque totalité du territoire français est libérée
des baïonnettes allemandes et que, dans se pays, le fascisme est
abattu. On nous le dit assez tous les jours, de même qu’on nous
assure que la liberté fait place maintenant à
l’oppression, pour que nous en soyons tous convaincus.
Nous aimerions pouvoir
souscrire à de telles affirmations, mais la réalité
nous commande la plus expresse réserve quant à
l’authenticité de leur contenu.
À la condition d’être
débordant d’un candide optimisme, il pouvait être permis
d’espérer qu’une fois le soldat hitlérien disparu, les
prisons verraient diminuer le nombre de leurs pensionnaires et que la
liberté d’expression ne serait plus un vain mot. Que l’ouragan
de « libération » qui souffla sur la
France il y a quelques mois ferait bon marché des pratiques ou
institutions qui contraignirent trop longtemps au refoulement les
aspirations naturelles tendant vers une vie plus libre ; que les
multiples vexations policières qui existaient déjà
sous la IIIe République et furent aggravées par Vichy
allaient quelque peu diminuer à l’aurore de la nouvelle
Marianne.
Naïvement, on
aurait pu croire également que les immatriculations de toutes
sortes et les « encartages » connaîtraient
un certain assouplissement ; que le citoyen pourrait plus
facilement aujourd’hui qu’hier disposer de lui-même sans
s’exposer à des délits dont la multiplicité et
le ridicule rendent l’existence impossible et que dame Thémis
interviendrait moins souvent dans nos affaires. Que des mesures
sociales viendraient faire place à une législation
rétrograde dont le peuple n’a que trop souffert.
Où en sommes-nous
de tant de belles promesses faites jadis à la radio et dans la
presse clandestines ?
Les prisons sont
toujours largement pourvues de détenus dont le lampiste
constitue l’élément le plus nombreux.
Les effectifs de la
police ont été considérablement renforcées
et les vexations policières sont pour le moins aussi répétées
qu’au cours de ces dernières années. C’est pour notre
carte d’alimentation, pour une déclaration mal libellée,
pour une identité incomplète. C’est pour des
victuailles que vous transportez pour assurer la subsistance des
vôtres, pour un journal que vous répandez et qui n’est
pas au goût du jour. C’est pour ceci, et encore pour cela !
Et les mailles du filet se resserrent à ce point que le plus
civique des contribuables a bien du mal à passer au travers.
L’antisémitisme,
officiellement aboli, ne l’est pas encore dans les faits. Et,
incontestablement, il a marqué des points au sein de la masse
française, qui n’a su échapper totalement à
l’emprise néfaste de la propagande nazie.
Ainsi donc, toutes les
manifestations du fascisme se donnent libre cours. C’est
l’assujettissement complet de l’individu aux autorités
constituées. Dans une France dite libérée, le
peuple n’est pas libre ! Mais le plus grave n’est point qu’on ne
laisse pas au peuple cette liberté qu’il se doit de conquérir
ou de sauvegarder, mais qu’il subisse sans mot dire tant d’atteinte à
son droit de vivre.
Il semble bien que le
fascisme, après avoir franchi les frontières, les
lignes de défense et les océans, ait atteint ce qu’il
eût fallu qu’il n’atteignit jamais : le cerveau et le
cœur de l’homme.
L’esprit d’acceptation
de tant de mesures et de pratique dégradantes, voilà la
grande victoire du fascisme !
Nous n’en faisons plus seulement ici — du fascisme — un
phénomène d’ordre économique, mais aussi un fait
psychologique. Oui, le fascisme est bien à l’intérieur.