La maîtrise que la
bourgeoisie s’est assurée, au cours du dix-neuvième
siècle, sur la production et les échanges, et la
puissance politique qui en a été la conséquence,
elle les a dues au système économique dit « libéral »
ou du « laissez faire, laissez parler », dont
l’économiste anglais Richard Cobden a exposé la
théorie.
La guerre acharnée
entre l’Angleterre et Napoléon avait eu pour résultat
la destruction à peu près totale des flottes
européennes, en même temps que s’était accrue
démesurément la marine britannique. Avec les traités
de 1815 et le retour de la paix, l’Angleterre se trouvait seule sur
mer. Tout avait concouru à lui livrer sans partage l’empire de
l’océan : le blocus continental, en l’excluant
brutalement du marché européen, l’avait contrainte,
pour compenser cette perte, à rechercher d’autres débouchés
pour ses commerçants, recherche qu’avait grandement facilitée
l’absence — forcée — des concurrents que le Corse
mégalomane ruinait et paralysait avec son ahurissant système
autarcique. L’Angleterre a pris ainsi sur les autres nations une
avance qu’aucune de celles-ci n’a pu rattraper et ne rattrapera
jamais.
Une objection vient tout
de suite à l’esprit, à laquelle nous nous empressons de
répondre : d’autres nations sont venues au capitalisme,
ont construit des vaisseaux, se sont lancées dans
l’impérialisme.
Ah ! si le salut de
la bourgeoisie dépendait du tonnage de sa camelote !
Grandement injustifiées seraient alors les alarmes des
économistes ; comme tout serait facile ! dès
que se manifesteraient dans une nation les signes annonciateurs de
l’usure et de la décadence, une nation plus jeune viendrait la
relayer jusqu’au jour où cette dernière, déclinant
à son tour, céderait la place à une plus jeune
encore. Ainsi se trouverait vérifiée la théorie
du « progrès illimité » dans
laquelle s’exprimait tout l’orgueil de la bourgeoisie conquérante
et que Marx avait définie dans sa formule célèbre :
« L’Angleterre actuelle offre aux autres nations l’image
de leur propre devenir. »
Par malheur pour les
économistes — tant ceux de l’école officielle que
ceux d’obédience marxiste — une crise catastrophique est
survenue, quelques années avant la guerre, donnant une peu
reluisante conclusion à la « prosperity for ever ».
Après avoir
glorifié le machinisme libérateur, les hommes en sont
venus à maudire la machine ; les crédits, à
qui on avait confié la mission de réchauffer notre
économie malade après 1914, les crédits
gelèrent, et le déterminisme économique dut
avouer son incapacité à déterminer quoi que ce
fût. Sommés de produire leurs lumières, les
spécialistes des questions économiques et financières,
hormis quelques absurdités ronflantes, comme « l’inégale
répartition de l’or » ou « le contrôle
des changes », ne purent que confesser leur ignorance.
Si la bourgeoisie
anglaise compte quelques hommes un tant soit peu clairvoyants, nous
imaginons leur terreur à mesure que cette vérité
s’impose à leur esprit : ce n’est pas le charbon du
Lancashire qui a fait l’Empire britannique. L’Empire est le produit
des circonstances historiques, donc il est avant tout un fait humain.
Aussi longtemps que la bourgeoisie anglaise a eu des hommes
passionnés de découvertes et de conquêtes, des
commerçants avisés et entreprenants, des industriels et
des financiers rompus à la pratique des affaires, elle a pu
légitimement croire qu’elle maintiendrait sans peine son
avance sur les autres nations ; ce n’est pas l’Amérique,
avec sa civilisation sophistiquée et imprégnée
de charlatanisme, ni la France toute préoccupée de
bien-être matériel et de sécurité, qui
eussent pu constituer un danger sérieux.
On ne peut pourtant
s’empêcher de remarquer que la bourgeoisie anglaise commence à
donner des signes inquiétants de lassitude. Elle n’a pu
parvenir, elle le sait bien, à remonter le courant après
la crise de 1914. Elle a peur des conséquences de la guerre
présente et de sa faiblesse trop visible en face des
redoutables problèmes sociaux et politiques de l’après-guerre.
Pis que cela : elle semble avoir perdu la foi dans tout ce qui a
fait sa grandeur. Champion traditionnel de la libre concurrence, elle
a tenté, bien avant cette guerre, de faire de l’Empire un
monde économique fermé. En vain d’ailleurs, comme
devait le démontrer l’échec des Conférences
impériales.
Le fait est maintenant
prouvé : la bourgeoisie capitaliste mondiale — dont la
bourgeoisie anglaise est l’avant-garde — est incapable de se
renouveler. Un corps vieilli ne se rajeunit pas à volonté !
On a vu alors la
bourgeoisie se raccrocher désespérément à
tous les expédients qui se trouvaient à sa portée
ou que lui suggéraient des idéologues en mal de plans.
Jusqu’alors dominée par son monstrueux égoïsme et
son individualisme antisocial, elle a découvert un beau jour
les vertus du paternalisme et s’est crue capable de jouer un rôle
d’« autorité sociale », elle qui,
jusque-là, s’était énergiquement refusée
à toute espèce de lien personnel.
Il ne pouvait être
question pour nous de faire une critique de détail du plan
Beveridge. C’est uniquement une critique de principe que nous avons
voulu donner. Disons seulement qu’il s’agit d’un système
d’assurances sociales applicable à la totalité de la
population, toutes classes comprises, et où l’on retrouve un
écho affaibli des théories communautaires chères
au fascisme et au national-socialisme. La bureaucratie syndicale
réformiste — éternelle mouche du coche — trouvera
là, nous n’en doutons pas, une occasion de plus de se rendre
indispensable et de justifier son rôle d’intermédiaire
conciliant entre capitalistes et prolétaires. C’est ce qui
semble aussi devoir se passer en France avec les Comités de
gestion, d’ailleurs dépourvus de tout pouvoir réel.
La popularité que
connaissent ces utopies nous obligent malheureusement à
constater que, comme toujours, la classe ouvrière se modèle
sur ses maîtres. Si ceux-ci renoncent à la concurrence
parce qu’ils n’ont plus le courage de se battre, celle-là
oublie sa vieille revendication contre la propriété en
échange d’une sécurité médiocre et après
tout contestable.
Nous ne conseillons
pourtant pas aux syndicalistes révolutionnaires de se tenir à
l’écart d’institutions nées d’une évolution
malsaine. En y participant, ils auront l’avantage d’assister de près
à la décomposition du régime — et au besoin en
y donnant la main.
Car l’économie
bourgeoise, le monde bourgeois, sont condamnés à mort.
Que les charlatans, dispensateurs d’eau de jouvence et sauveteurs de
tout acabit le veuillent ou non, le capitalisme crèvera dans
sa vieille peau.