La Presse Anarchiste

L’ordre et l’unité

problemes.png En temps de paix et de
pros­pé­ri­té du régime démo­cra­tique, le
gou­ver­ne­ment tolère les luttes de par­tis comme turbulences
sans dan­ger pour l’ordre inté­rieur du pays. Mais qu’il se mêle
à ces riva­li­tés poli­tiques des remous sociaux,
auto­ma­ti­que­ment nous voyons inter­ve­nir les forces de coercition.
Enfin, en période de guerre exté­rieure, le mot d’ordre
est à la paix sociale, l’u­nion sacrée, l’u­ni­té à
tout prix.

Il est nor­mal que la
bour­geoi­sie, qui défend son exis­tence et ses privilèges,
jette son ana­thème sur les fau­teurs de troubles et les
sec­teurs révo­lu­tion­naires. Il est nor­mal que l’État-Major,
qui défend les inté­rêts impé­ria­listes de
son propre pays, exige la marche au pas, l’o­béis­sance au doigt
et à l’œil. Nous esti­mons que les puis­sances établies
sont bien dans leur rôle de pro­tec­trices du régime quand
elles déve­loppent à tous les niveaux de la structure
sociale et des orga­nismes d’É­tat le dogme de l’U­nion, la
mys­tique de l’Unité.

Par contre, il convient
que les masses tra­vailleuses s’é­tonnent et ouvrent l’œil si
les exhor­ta­tions à l’u­ni­té leur viennent d’hommes, de
groupes ou d’or­ga­nismes dont le rôle ini­tial fut la défense
de leurs inté­rêts, dont le but suprême fut la
sup­pres­sion de la condi­tion prolétarienne.

Ce désir d’union
est d’au­tant plus sus­pect qu’il vient sou­vent de ceux qui
mani­fes­taient autre­fois le plus d’in­tran­si­geance. Nous commençons
à nous habi­tuer aux « mains tendues» ;
jus­qu’a­lors, elles étaient une recherche d’ap­pui du côté
des catho­liques, de la police, de l’ar­mée. Aujourd’hui
l’ex-grand par­ti révo­lu­tion­naire tend la main aux par­tis de
gauche, et même du centre, dans le but de profiter
maté­riel­le­ment d’un afflux numé­rique, dans l’espoir
moral de se faire une hono­ra­bi­li­té bour­geoise. Sur ce dernier
point, le Par­ti com­mu­niste n’a pas mal réus­si ; la presse
actuelle prouve que le curé, le bour­geois, le pay­san ont tout
à fait retou­ché l’i­mage qu’ils se fai­saient du
com­mu­niste. Ils ont d’ailleurs rai­son : M. Tho­rez n’a pas caché
que le com­mu­nisme était main­te­nant un par­ti de gouvernement.
En tous cas, ce genre de poli­tique sous-entend, tou­jours, des
arrière-pen­sées et des reniements.

Per­sonne ne nous
contre­di­ra si nous disons que la C.G.T., elle aus­si, est deve­nue une
orga­ni­sa­tion gou­ver­ne­men­tale, tel­le­ment asser­vie à l’État
bour­geois que les mino­ri­tés naïves qui conti­nuent à
par­ler son pre­mier lan­gage, celui de la reven­di­ca­tion et de la
Révo­lu­tion, font figure d’éner­gu­mènes et
s’ex­posent à être trai­tées de « diviseurs ».
Tout le monde sait pour­tant qu’il existe des cou­rants syn­di­caux et
que, plus pro­fon­dé­ment encore, au niveau des usines, de la
masse tra­vailleuse, de la masse mobi­li­sable, il y a du mécontentement
sinon de l’a­gi­ta­tion. Mais c’est jus­te­ment parce que des voix
dis­cor­dantes s’é­lèvent et troublent le chœur qu’on
veut faire chan­ter en l’hon­neur du TRAVAIL et de la GUERRE, que les
diri­geants et les groupes de tra­hi­son essaient de poser sur cette
caco­pho­nie la sour­dine de l’Unité.

Nous n’at­tri­buons pas
grande valeurs à ce genre d’u­ni­té qui est un simple
trompe-l’œil, un grand filet de camou­flage. Elle est artificielle,
super­fi­cielle, elle n’a qu’une valeur tac­tique. Elle consiste à
jeter, face à l’ad­ver­saire, des masses hétéroclites,
rou­lées dans une vague de haine et de patrio­tisme. Elle ne
résoud aucune oppo­si­tion dans son sein et pré­pare bien
des chutes et des dés­illu­sions. Les sectes chrétiennes
qui ont pour­tant, disent-elles, le même Père, continuent
à se cri­ti­quer et à se mépri­ser, malgré
de per­sé­vé­rants Congrès d’u­ni­té. Déjà,
nous voyons s’ef­fa­cer, dans la gri­saille de rivalités
médiocres, l’au­réole de la Résis­tance. À
l’é­chelle gou­ver­ne­men­tale et par­le­men­taire, on sait ce que
donnent les minis­tères de coa­li­tion et les « Fronts
popu­laires ». L’a­van­tage reste tou­jours au plus malhonnête
ou au plus réac­tion­naire. Enfin, actuel­le­ment, nous voyons
quelles incon­ci­liables riva­li­tés couvent dans le bloc des
Nations Unies.

On peut dis­cu­ter du
bien-fon­dé à accep­ter, par oppor­tu­nisme, certaines
alliances pour abattre un véri­table enne­mi. Or, l’Allemagne
prise en bloc nous semble un mythe trom­peur inven­té, d’une
part, par Hit­ler pour effrayer ses adver­saires et fana­ti­ser son
armée, d’autre part, par les Alliés pour justifier
l’a­troce trai­té de ven­geance qu’ils pré­parent. Plus que
jamais, sans doute, l’Al­le­magne est déchi­rée, divisée,
ne serait-ce qu’entre une mino­ri­té orga­ni­sée de
bour­reaux et une masse confuse de vic­times. C’est aus­si parce que
nous reje­tons la thèse de la res­pon­sa­bi­li­té du peuple
alle­mand dans son ensemble que nous res­tons sur nos posi­tions de
classe. Mais ici, qu’on nous per­mette de bien préciser.

Nous ne sommes nullement
adver­saires de l’ordre, ni de l’u­ni­té. Mal­heu­reu­se­ment, la
socié­té actuelle n’offre qu’une cari­ca­ture de l’ordre.
L’é­co­no­mie capi­ta­liste entraîne les conflits d’intérêts
com­pli­qués de luttes morales et idéo­lo­giques. C’est la
jungle humaine où s’af­frontent les sexes, les classes, les
pays, les conti­nents. Il existe bien une uni­té pro­fonde, mal
connue, occulte : la haute finance inter­na­tio­nale, qui tient les
ficelles du Gui­gnol. Elle fait et défait les États, les
unit ou les divise en blocs impé­ria­listes, au gré de
ses inté­rêts. Elle joue son jeu de mas­sacre très
au-des­sus des four­mi­lières humaines, des peuples divisés
en nations. Son machia­vé­lisme consiste à entre­te­nir les
divi­sions entre ses vic­times, afin d’en faire ses masses de manœuvre
au moment voulu.

Face à cet ennemi
ano­nyme, la classe ouvrière inter­na­tio­nale doit reprendre
conscience de son uni­té, retrou­ver une volon­té d’action
com­mune. Il ne s’a­git plus ici de sen­ti­ments, mais de faits. La
simi­li­tude de condi­tion des exploi­tés du monde entier doit
être la base de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, face à
la réa­li­té des agis­se­ments capi­ta­listes. Voilà
de quelle uni­té nous sommes par­ti­sans. Non plus une unité
de struc­ture ver­ti­cale allant du haut en bas de l’échelle
sociale, mais une uni­té de struc­ture hori­zon­tale, rappelant
aux oppri­més des pays fas­cistes, démo­cra­tiques ou
colo­niaux l’an­cien mot d’ordre du Par­ti com­mu­niste, le mot d’ordre
révo­lu­tion­naire par excel­lence : « Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous ! »

Qu’on ne nous dise pas
que nous semons la dis­corde, car nous sommes per­sua­dés que
notre atti­tude et notre posi­tion sont les seules bases psychologiques
et poli­tiques de la paix mondiale.

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