La Presse Anarchiste

À propos — ou à côté de la poésie provençale

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On le ver­ra ci-des­sous, je ne pré­tends pas pou­voir juger de la poé­sie pro­ven­çale. Si j’ose cepen­dant me mêler de dire un mot sur cer­taines des ques­tions extra-poé­tiques que sou­lève son exis­tence, c’est que « Mar­syas », la belle revue de Sul­ly-André Peyre, dont « Témoins » s’honore de publier dans ce cahier quatre des plus authen­tiques poèmes, a assez récem­ment fait paraître, en s’en décla­rant d’ailleurs soli­daire, un article de M. Vil­le­mot consa­cré au livre de Daniel Rops sur la Croi­sade des Albi­geois, article approu­vant sans réserve la thèse de l’alors encore futur aca­dé­mi­cien bien catho­lique, selon laquelle le sinistre anéan­tis­se­ment de la civi­li­sa­tion des cathares aurait été néces­saire, ces héré­tiques mena­çant, tout comme plus tard Hit­ler (!), l’existence de la chré­tien­té. Très vite, je ne sais plus si c’est dans « Mar­syas » ou ailleurs, André Prud­hom­meaux, notre com­mun ami à Peyre et à moi-même, n’avait pas man­qué de stig­ma­ti­ser spi­ri­tuel­le­ment un tel pané­gy­rique, et, dans une lettre extrê­me­ment ami­cale et char­mante que se trou­vèrent m’adresser par la suite S.-A, Peyre et Amy Syl­vel, l’éditeur de la valeu­reuse revue d’Aiguevive me disait son regret d’avoir été momen­ta­né­ment oppo­sé à notre ami par ce qu’il appe­lait une erreur d’interprétation. Que l’on m’excuse de sou­mettre aux lec­teurs les quelques lignes que j’ai cru devoir lui adres­ser alors en toute cor­dia­li­té. Elles ont, puisque la poé­sie pro­ven­çale en fut l’occasion, leur place dans cette rubrique, encore qu’elles se trouvent, de par la ques­tion de la langue elle-même, pou­voir peut-être contri­buer à une saine hygiène men­tale en géné­ral comme à réagir contre cette mala­die essen­tiel­le­ment fran­çaise du cen­tra­lisme dont nous tous tant que nous sommes, et les Pro­ven­çaux les pre­miers, n’éprouvons que trop (je dis cela aus­si pour nous autres, « béné­fi­ciaires » de la capi­tale) les méfaits étio­lants, en même temps que rui­neux pour le vrai sens de la liberté :)]

«… D’abord, écri­vais-je, j’ai pen­sé (en voyant votre appro­ba­tion de la thèse de Daniel Rops et de M. Vil­le­mot) que je ne com­pre­nais pas, que je devais avoir mal lu. Et puis, repre­nant les textes, je me suis aper­çu qu’il y avait là – autre chose.

« Oui, j’ignorais la que­relle Pro­ven­çaux-Occi­tans, et je m’empresse de dire que je m’en vou­drais d’émettre le moindre avis sur ce conflit-là. La poé­sie pro­ven­çale m’est lettre close, l’occitane éga­le­ment. Évi­dem­ment, j’ai lu. comme tout le monde, et même dans le texte, “Mireille”, mais il fau­drait savoir la langue pour en juger. Si pour­tant je constate qu’il n’y eut jamais en moi, au cours de cette lec­ture pour­sui­vie de strophe en strophe après celle de la tra­duc­tion en regard, de véri­table étin­celle (ce qui m’arrive par exemple en grec quand je m’échine sur une jux­ta), loin de pré­tendre que ce n’est pas moi l’aveugle, je sup­po­se­rai bien plu­tôt que, le pro­ven­çal étant si proche du fran­çais, en par­ti­cu­lier dans sa pro­so­die, cet intime cou­si­nage ne va pas, pour nous gens d’oïl, sans un très grand dan­ger : nous sommes à la fois trop et pas assez dépay­sés. (Et S.-A. Peyre ayant, dans son rejet des autres lit­té­ra­tures d’oc que celle inféo­dée à la langue de Mis­tral, rap­pe­lé le « droit de chef‑d’œuvre » invo­qué jadis à cet égard par le chef de file du natio­na­lisme inté­gral, sinon intègre, j’ajoutais encore 🙂 Si – et je veux bien m’en remettre là-des­sus aux experts – il y a effec­ti­ve­ment chef‑d’œuvre, la thèse du “droit de chef‑d’œuvre” (en ana­lo­gie avec ce qui s’est pas­sé pour l’italien, créé par le poème de Dante) me paraît, à moi éga­le­ment – aus­si désa­gréable qu’il puisse être de se trou­ver d’accord avec Maur­ras – la plus propre à résoudre le pro­blème. – Encore que je vive en Suisse, et que les solu­tions plu­ra­listes, que je vois de près ici, me paraissent les pré­fé­rables. Car si la France du Nord a col­lé à la France le mal de la cen­tra­li­sa­tion, je dois me dire, après vous avoir lu sur le sujet dont je me per­mets de vous entre­te­nir en pro­fane, que vous autres Pro­ven­çaux de Pro­vence (ou ral­liés), vous vous sou­ve­nez peut-être un peu trop (encore qu’inconsciemment ?) d’avoir long­temps appar­te­nu à l’Empire, cette autre forme d’omnipotence, au moins en rêve…

« Mais votre ligne de pen­sée et d’expression, vous qui êtes aus­si poète pro­ven­çaux, se situe sur le plan qu’a si bel­le­ment défi­ni André Cham­son dans un petit livre de ses débuts… “L’homme contre l’histoire”, ou, si l’on pré­fère, sans l’histoire (à la vision duquel l’auteur n’est pas tou­jours res­té fidèle…).

« Et s’il est par­fai­te­ment natu­rel qu’un Daniel Rops ose com­pa­rer, au moins impli­ci­te­ment, l’albigéisme à l’hitlérisme, et que M. Vil­le­mot, autre catho­lique romain, décrète après lui que la Croi­sade était indis­pen­sable et légi­time parce que les Albi­geois, qui ne deman­daient rien à per­sonne, “mena­çaient l’existence de la Chré­tien­té”, il est beau­coup moins dans l’ordre des choses (c’est parce que c’est vrai que je peux l’écrire avec ami­tié) que “Mar­syas” en dise autant et… nous parle de la dis­pa­ri­tion néces­saire d’une civi­li­sa­tion, “parce qu’elle n’était pas viable”.

« Ne serait-ce vrai­ment pas là trans­po­ser un peu trop dans la vie (et dans l’histoire) “Un cas inté­res­sant”, cette pièce de Buz­za­ti adap­tée par Camus, et que l’on a jouée cette sai­son au théâtre La Bruyère ? Per­sonne ne pour­ra démon­trer après coup que la vic­time des méde­cins n’avait pas un mal incu­rable, puisque, de soins en soins, le patient a fini par mou­rir. Lui aus­si, on pour­rait dire qu’il n’était pas – viable…

« Mais ne nous lais­sons pas à notre tour dévo­rer par l’histoire, même pour la “cor­ri­ger”. Ce n’est pas l’albigéisme que je défends, – et cepen­dant ce qu’il avait d’individualiste le rend bien sym­pa­thique, sans comp­ter que la déca­dence de la che­va­le­rie et de la lit­té­ra­ture qui la reflé­tait n’est pas un argu­ment. Ima­gi­nez qu’un enva­his­seur, “chré­tien” ou pas, ait anéan­ti la France d’oïl au XIVe siècle ; il ne man­que­rait pas de gens pour écrire, puisque nous en serions res­tés aux “rhé­to­ri­queurs” et que Vil­lon n’aurait plus eu la pos­si­bi­li­té de paraître, que la France était de toute façon fichue. – Non, ce n’est pas l’albigéisme que je défends – et d’ailleurs l’image que nous en avons est-elle exacte ? – mais c’est la dis­tinc­tion bénie, et dont pré­ci­sé­ment vos lettres pro­ven­çales devraient être l’un des gages, du tem­po­rel et de l’intemporel… »

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