À la demande de notre ami Manès Sperber, qui jugea à bon droit que le présent texte avait particulièrement sa place dans une revue paraissant à Zurich, Arthur Koestler nous a généreusement autorisé à publier les pages suivantes, extraites du chapitre XXVI de la version française de son livre « Hiéroglyphes », à paraître chez Calmann-Lévy.
Cette année de transition et de suspens, l’année 1935 – 1936, marqua la fin de mon adolescence. J’avais trente ans, mais l’adolescence n’est pas affaire d’âge ; c’est un état d’esprit et de caractère. L’histoire que j’ai rapportée ne montre que trop clairement combien j’étais instable et déséquilibré. J’éprouvais la joie et le désespoir, l’amour et la haine de façon intense, mais mes sentiments étaient centrés sur moi-même, et ceux qui les inspiraient ne jouaient que le rôle d’écrans de projection
La crise se produisit à la fin de cette période, marquée par ma captivité en Espagne. L’année qui la précéda fut à la fois vide et agitée. Elle se divisa entre Paris, Zurich, Budapest et d’autres villes. Je ne voyageais pas pour mon plaisir, mais comme un tâcheron, d’emploi en emploi, à la recherche de ma subsistance
La première station fut Zurich. On venait d’offrir au frère de Dorothy, Ernie, un poste de chirurgien dans un hôpital de la Russie soviétique allemande de la Volga, et il allait y émigrer avec sa femme, suissesse de naissance, et leur petite fille. Le loyer de leur appartement de Westbuehl, moderne banlieue résidentielle de Zurich, était payé pour six mois encore. Il eût été dommage de le perdre ; Dorothy et moi pourrions y loger pour rien, pendant que j’écrivais mon livre, et même disposer d’une salle de bain particulière. Je crois que ce fut la salle de bain qui nous décida et, en janvier 1935, nous nous installâmes pour six mois à Zurich
Juste avant de quitter Paris, j’eus un coup de chance inespéré. Dans un accès de générosité, Théodore, l’éditeur du « Sexe », consentit à me verser cinq livres par mois pendant un an pour le copyright de « Spartacus ». Il était à présent fort prospère et souhaitait devenir un éditeur « convenable », souhait qu’il ne devait pas réaliser, comme on le verra. Je fus naturellement enchanté par la perspective de pouvoir me consacrer entièrement à mon roman et le terminer dans l’année
L’appartement d’Ernie était agréablement moderne : il avait trois pièces dont les larges fenêtres ouvraient sur des pelouses bien soignées ; cela nous parut, après nos misérables chambres d’hôtel parisiennes, un séjour de luxe et de magnificence : Nous aimâmes la propreté des Suisses, leur patois jovial, leurs manières rudes et franches. La bibliothèque municipale était bien fournie en ouvrages sur l’antiquité, et avait le grand avantage de vous permettre d’emporter chez soi jusqu’à quinze volumes
Malgré toutes ces bénédictions, la pauvreté nous parut plus pénible à Zurich qu’à Paris. Tout en étant la plus grande ville de Suisse, Zurich a une atmosphère provinciale intense, saturée de prospérité et de vertus. On peut prendre à la blague le fait d’être pauvre à Montparnasse, mais Zurich n’a ni Montparnasse, ni petits bistrots bon marché, ni ce genre de gaieté. Dans cette ville propre, prospère et guindée, la pauvreté était tout simplement dégradante ; et, bien que mangeant à notre faim, nous étions encore très pauvres. Dorothy avait ses cinq livres par mois, et j’en avais autant ; nous découvrîmes un jour que le total de nos revenus à tous deux n’atteignait pas celui d’un ouvrier suisse en chômage
Cependant, ces cinq à six mois furent satisfaisants et sans histoire. Je travaillais régulièrement huit heures par jour, et nous faisions de temps à autre de longues promenades à pied autour du lac et dans les montagnes. À notre grand soulagement, le Parti nous interdisait toute relation avec le PC suisse. La police suisse surveillait beaucoup plus sévèrement que la police française les activités des étrangers, et des relations avec le PC suisse auraient entraîné notre expulsion immédiate du pays
Nos amis appartenaient tous à ce qu’on appelait le Cercle Humm. Rudolf-Jacob Humm [[Les lecteurs de « Témoins » pourront prendre connaissance de très beaux textes de Humm dans un de nos prochains cahiers. (S)]] est un romancier suisse-allemand de talent chez qui un groupe d’écrivains se réunissaient une fois par semaine pour des lectures et des discussions littéraires.
Ces soirées étaient très plaisantes, et le ton amical et poli des discussions contrastait agréablement avec le ton acerbe de la cellule des Écrivains à Paris. Humm était un excentrique, grand et maigre, avec toutes les apparences d’un guide de montagne suisse, mais avec une grande tendresse de sentiment et une intuition de sismographe des ennuis d’autrui. Il ressemblait à beaucoup d’égards à George Orwell. Il habitait un vieil appartement décrépit et démodé de Hecht Platz, avec sa femme Lilly, silencieuse et efficiente, et une bande d’enfants de tous âges. L’une des particularités de cet appartement était la porte vitrée des cabinets, ouvrant directement dans le salon. Nos discussions, toujours très élevées, étaient ponctuées par les passages des enfants Humm par cette porte.
Parmi les participants plus ou moins réguliers à nos discussions était Ignazio Silone qui, à cette époque, habitait la Suisse ; le romancier allemand Bernard von Brentano ; le dramaturge communiste hongrois Julius Ray, et divers journalistes et jeunes écrivains de la ville.
Quelques semaines après nous, Peter, dont j’étais à présent le beau-frère, arriva lui aussi en Suisse, chargé d’une nouvelle mission secrète du Parti, et devint membre assidu du cercle Humm. La mission concernait « l’élargissement du front de la culture et l’établissement de nouveaux contacts », mais il se montrait très cachottier à ce sujet et, connaissant le goût bien inoffensif de Peter pour les allures de conspirateur, je ne l’interrogeai pas et ne découvris jamais la véritable nature de sa mission. Nos expériences à l’INFA l’avaient laissé absolument intact, et lorsque je me permis quelques remarques amères et cyniques à cet égard, il se contenta de plonger profondément dans mes yeux son regard de saint, à la fois psychiatre et prêtre, et j’eus honte.
Fidèles à la tradition du Parti, Peter, Hay et moi fondâmes aussitôt un noyau communiste à l’intérieur du cercle Humm. C’était un groupe d’intellectuels qu’on ne pouvait pas attaquer directement par la propagande communiste ; on ne pouvait le manœuvrer que de façon imperceptible, avec une grande patience, pour l’amener à une attitude « sympathisante ». Tous trois, bien versés dans la théorie marxiste de la littérature, nous possédions l’avantage qu’ont tous les tenants d’un système logique et cohérent sur les adversaires dépourvus de système. Nos arguments étaient consistants et paraissaient convaincants, bien que les axiomes sur lesquels ils se fondaient fussent unilatéraux et en partie absurdes.
Le cercle Humm ne représentait aucun pouvoir public ; ce n’était qu’une de ces coteries intellectuelles comme il y en a des milliers dans le monde et dont l’ensemble crée le climat de l’opinion publique ; dans chacune d’entre elles, il y avait, dans les années 30, de petites cellules de Peter et d’Arthur, qui travaillaient patiemment à rendre ce climat favorable, ou au moins d’une neutralité bienveillante à la Grande Expérience sociale de Russie et à son extension occidentale, le Front populaire contre la guerre et le fascisme. Le troisième de notre trio, Julius Hay, était beau garçon et désinvolte. Il était communiste par philosophie, mais ne s’intéressait pas à la politique, payant ses cotisations au Parti comme on paye ses impôts, et ne vivait que pour les pièces qu’il écrivait. Il avait été joué par le Théâtre national hongrois pendant la Commune de 1919 ; depuis lors, exilé, il errait à travers l’Europe, avec une valise remplie de pièces non représentées qui constituaient son capital et son avenir. Après la guerre, il rentra en Hongrie où l’une de ses pièces connut un grand succès.
Silone assistait moins régulièrement à nos réunions ; il y vint peut-être en tout deux ou trois fois. Il guérissait, à la montagne, d’un accès de tuberculose et ne venait à Zurich qu’à de rares intervalles. « Fontamara », son premier roman, qui établit sa réputation en Europe, avait été publié quelques mois auparavant dans une traduction allemande. L’histoire de ce livre est caractéristique des difficultés presque insurmontables que rencontrent les écrivains émigrés. Silone en avait proposé le manuscrit à la maison d’édition suisse la plus importante de cette époque : Oprecht et Helbing, dont le propriétaire, le docteur Emil Oprecht, était un socialiste de gauche à sympathies communistes. Malgré cela, et en dépit de rapports enthousiastes de ses lecteurs, Oprecht refusa de publier l’ouvrage, sous prétexte que les frais de traduction du manuscrit italien « constitueraient un risque trop élevé ». C’est là l’argument classique qui condamne l’écrivain exilé au silence et à la misère. Au bout d’un an ou deux, les amis de Silone découvrirent un mécène dans la personne d’un charitable fourreur de Zurich dont la femme avait des goûts littéraires. Le fourreur donna à Oprecht une garantie contre les pertes possibles, et « Fontamara » fut enfin imprimé. Il eut aussitôt un très grand succès de librairie, et l’éditeur jouit jusqu’à la fin de ses jours de la gloire d’avoir découvert Silone. Tout le mérite en revenait évidemment au fourreur, dont le nom a le droit de passer à la postérité : il s’appelait Herr Mayer.
Au cours des quelques années précédant notre rencontre à Zurich, Silone s’était peu à peu détaché du Parti [[Voir son apport autobiographique au « Dieu des ténèbres ».]] ; mais il ne l’attaquait pas ouvertement, et le Parti gardait l’espoir de le reconquérir. J’avais beaucoup admiré « Fontamara » et me faisais une joie de connaître Silone. Il me parut un être plein de bonté, mais de réserve, enfermé en lui-même et environné d’un doux mais impénétrable nuage de mélancolie et d’abattement. Il me fut impossible, à ma grande déception, d’atteindre avec lui à un contact personnel [[Après la période zurichoise, nous restâmes treize ans sans nous revoir, mais nos noms étaient constamment rapprochés l’un de l’autre par les critiques, avec celui d’André Malraux, complétant une espèce de triumvirat représentant la marque ex-communiste dans le roman européen.
En 1948, au cours de notre premier séjour d’après-guerre à Rome, Mamaine (ma seconde femme) et moi téléphonâmes à Silone et convînmes de nous retrouver le lendemain, pour déjeuner au restaurant. Silone arriva en retard et, après nous avoir adressé quelques mélancoliques paroles de bienvenue, s’enfonça dans la lecture d’un journal jusqu’à la fin du repas, sans prendre garde à notre stupéfaction. Par la suite, Darina, l’épouse irlandaise, aimante et charmante de Silone, nous raconta avec un désespoir comique qu’elle avait, après déjeuner, reproché à Ignazio son apparente impolitesse à notre égard, et qu’il lui avait répondu, tout surpris : « Pourquoi n’aurais-je pas lu mon journal ? Les Koestler ne sont pas des étrangers. Ce sont mes amis. » Nous devînmes en effet fort bons amis après cela, mais ce fut toujours une amitié un peu distante.”]]
[/(traduit de l’anglais par Denise Van Moppès)/]