La Presse Anarchiste

Lectures

Wladimir Wei­dlé, « Les Abeilles d’Aristée » (Gal­li­mard)

À la page 299 de ce livre si remar­quable en tous points, con­sacré au « des­tin actuel des let­tres et des arts », on peut lire :

« Lorsque le monde réel men­ace de s’effondrer, quelle impor­tance peut avoir encore l’effondrement des mon­des imag­i­naires ? Auprès des sup­plices infligés aux vivantes créa­tures humaines que sont les affres de la créa­tion ou la carence de la fac­ulté fab­u­la­trice ? À vrai dire, la réponse à ces ques­tions est beau­coup moins sim­ple qu’on ne serait d’abord enclin à le croire, car la puis­sance de créer est l’aptitude la plus noble de la créa­ture, et ce qui en gêne l’exercice peut tenir à des caus­es plus pro­fondes et plus dignes d’intérêt que tous les autres mal­heurs qui s’abattent sur elle. Aucune époque, cepen­dant, n’a posé et reposé ces ques­tions avec autant d’insistance, autant d’impatience que la nôtre, comme si elle nous pres­sait de nous lever, d’aller à la fenêtre, de jeter un regard vers l’extérieur avant de revenir une fois de plus au chevet de notre malade. Comme si elle dis­ait : bien que ce soit sa fièvre qui vous occupe, sachez qu’il n’y a pas qu’elle qui le men­ace et que ce n’est pas elle qui le tuera, si son des­tin est de périr dans un incendie.

« C’est en 1914 que cette époque a com­mencé, – par l’acceptation d’une guerre inacceptable… »

On le voit, M. Wei­dlé pousse à l’extrême lucid­ité la con­science – que nous avons tous plus ou moins sour­de­ment – des périls qui men­a­cent, de nos jours, et notre civil­i­sa­tion et les valeurs culturelles.

Je ne saurais pré­ten­dre don­ner ici un compte ren­du, même approx­i­matif, de cet ouvrage si dense. (Russe, l’auteur, qui vit en France et écrit en français, n’est pas moins chez lui non seule­ment dans les let­tres français­es et russ­es, mais encore dans les lit­téra­tures anglaise, améri­caine, alle­mande, ital­i­enne, – sans par­ler de sa con­nais­sance vivante et actuelle des anciens, Latins ou Grecs). Non point tant à cause de la vaste ouver­ture de cet angle de prise de vues, mais, assez para­doxale­ment, en rai­son de l’éminente qual­ité du livre. Il y a comme cela des œuvres que l’on juge tout de suite si dignes de notre atten­tion la plus soutenue, qu’il est bien rare qu’on se trou­ve en état de les lire comme on voudrait. Ain­si m’en est-il advenu pour ce livre-ci, dont je n’ai vrai­ment lu, jusqu’à présent, que les quelques extraits – mag­nifiques – aupar­a­vant parus dans « la NLLE NRF », plus quelques chapitres. Pas assez donc encore pour en vrai­ment par­ler convenablement.

Assez toute­fois pour sig­naler dès main­tenant le sérieux et l’esprit de finesse qui s’y manifestent.

Bien sûr, la pen­sée direc­trice de M. Wei­dlé est que la mal­adie dont souf­fre notre cul­ture vient, – et l’annonce s’en est déjà mon­trée, pense-t-il, au temps de Socrate –, de ce que nous nous sommes éloignés, depuis la Renais­sance, de cette cohérence que don­nait aupar­a­vant à l’homme la foi religieuse. Et selon lui, seule la réap­pari­tion de la foi pour­rait restau­r­er la fac­ulté créa­trice, ressus­citer les abeilles d’Aristée du mythe vir­gilien. Ain­si réduite à cette « thèse », une telle pen­sée, il est en somme trop facile de lui oppos­er, comme fai­sait récem­ment Mau­rice Nadeau dans « les Let­tres nou­velles », la ques­tion qui vient d’abord aux lèvres : « Qui nous rap­pren­dra à croire ? » Il est per­mis d’estimer au con­traire, je pense, que le mérite insigne de l’essai de M Wei­dlé (déjà pub­lié jadis, mais dont la présente édi­tion est le fruit d’une médi­ta­tion encore plus appro­fondie) est d’insister – qu’on l’appelle foi ou non – sur ce qui manque à l’homme mod­erne : un cen­tre. Tous, nous sommes plus ou moins dés­in­té­grés. De là que notre art l’est aus­si. Mérite non moins grand, d’ailleurs, le cri­tique des « Abeilles d’Aristée » ne nous pro­pose pas un vain retour en arrière vers les tables de valeurs des épo­ques plus heureuses. Il sait bien que cela ne sig­ni­fierait autre chose qu’un déce­vant académisme. Alors que c’est dans la mesure même où ils sont atteints par notre dés­in­té­gra­tion que les vrais artistes d’aujourd’hui témoignent et de notre mal et de leur pro­pre grandeur. C’est ce qu’il mon­tre, avec une péné­tra­tion infinie, chez Proust (le seul peut-être, qui ait réus­si à inté­gr­er à l’art la dés­in­té­gra­tion), comme chez Joyce, Eliot, Musil, Broch.

Rien donc de plus éloigné que cette œuvre magis­trale – dont il faut regret­ter qu’elle ait seule­ment fail­li recevoir le prix de la cri­tique – des solu­tions paresseuses d’une tra­di­tion ossi­fiée ou des pro­grammes, non moins paresseux, des divers mod­ernismes ou réal­ismes, social­istes ou non. Bien au con­traire, il est digne de nour­rir les réflex­ions de tous ceux qu’angoisse la crise général­isée de notre temps, tous ceux du moins que main­tient encore debout et les yeux ouverts la volon­té – les « dieux » aidant – de la vain­cre, ou tout au moins de la connaître.

[/J. P. S./]


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