La Presse Anarchiste

Notices

[(Avec l’autorisation de l’auteur et des édi­tions Arté­mis, Zurich, nous don­nons ci-des­sous la tra­duc­tion de quelques pas­sages du second tome des « Notices » (Noti­zen) de Lud­vig Hohl, écri­vain suisse de langue alle­mande vivant depuis de longues années à Genève. Ces « Noti­zen » sont un ouvrage en deux volumes – le pre­mier a paru en 1944 et le second, pour des rai­sons indé­pen­dantes de la volon­té de Hohl, dont le manus­crit était ache­vé en 1937, seule­ment l’an der­nier. Si, en nos temps de best-sel­lers, le livre de Hohl est encore assez loin d’avoir trou­vé l’écho sur lequel il aurait pu comp­ter en une époque moins bar­bare, il n’en est pas moins cer­tain que cette somme « orga­nique » – Hohl se défend d’avoir vou­lu faire un recueil d’aphorismes – des réflexions d’un des témoins les plus pas­sion­nés de la vie de l’esprit, main­tient, dans notre bar­ba­rie même, les valeurs de liber­té, de pen­sée et d’art sans la per­ma­nence des­quelles rien de ce que l’on peut encore rêver de ten­ter pour les humains ne se dis­tin­gue­rait plus des entre­prises plus ou moins bien inten­tion­nées des phi­lan­thropes ou de la tech­no­cra­tie au mau­vais sens du terme. Les quelques frag­ments ici repro­duits per­met­tront peut-être de se faire une pre­mière notion de la por­tée de cette œuvre.)]

D. H. Lawrence

Law­rence croyait (et il faut sou­li­gner qu’il était sin­cère, ce qui n’est pas le cas de la plu­part de ceux qui ont, comme lui-même, sur la fin de sa vie, ver­sé dans quelque fana­tisme ana­logue ; bien sûr, le vieux Tol­stoï ne peut pas être à pro­pre­ment par­ler taxé d’insincérité, il y eut chez lui peut-être comme un mélange de folie, de sérieux et de coquet­te­rie) – Law­rence croyait qu’on ne pou­vait faire son salut qu’en bai­sant à toute force, en un coït accom­pli dans cer­taines condi­tions déter­mi­nées (que tout le reste n’était pas la vraie vie).

Une seule ques­tion : que doivent faire dès lors les malades, les enfants, les vieillards ? (Je n’ai aucune notion exacte des facul­tés phy­siques de Spi­no­za, mais enfin on peut fort bien se le repré­sen­ter des plus fra­giles, et même impuis­sant ; est-ce à dire qu’il n’a pas pu faire son salut ?)

Law­rence fut le type même du pré­cur­seur (avec une éton­nante jus­tesse d’intuition, une femme l’a com­pa­ré à saint Jean-Bap­tiste). Le pro­blème, il l’a cor­rec­te­ment posé. La déso­la­tion de ce monde, l’impossibilité de remé­dier à rien par des méthodes exté­rieures, la soli­tude de l’homme, l’insuffisance des églises et des reli­gions, il a vu tout cela ; quant à la solu­tion, il l’a soup­çon­née, sen­tie, et expri­mée sym­bo­li­que­ment. C’est en tant que sym­bole qu’il convient de com­prendre ce qu’il a prê­ché à la fin de sa vie.

« L’amant de Lady Chatterley »

L’homme sans com­mu­ni­ca­tion « ne vit pas » : comme c’est vrai ! Que la com­mu­ni­ca­tion qu’il a décrite soit vrai­ment com­mu­ni­ca­tion (com­mu­ni­ca­tion sen­suelle avec la femme sen­suelle), qui pour­rait en dou­ter ? Mais ce qui frise le ridi­cule, c’est la thèse selon laquelle cette sorte de com­mu­ni­ca­tion-là est pour le monde entier la seule.

Être en com­mu­ni­ca­tion avec un enfant que l’on aide et pro­tège ; avec un ami, en ami­tié ; avec les incon­nus, par le tru­che­ment d’une œuvre de l’esprit (tout le vrai socia­lisme est impli­qué là-dedans) : tout cela peut, selon les cas, être aus­si vrai, aus­si rédempteur.

Car tout dépend du degré de véri­té de la com­mu­ni­ca­tion (la nature de celle-ci, à cha­cun de la choi­sir selon les condi­tions qui lui sont propres) ; ce degré de véri­té, voi­là l’essentiel. Et c’est parce que Law­rence l’a si pro­fon­dé­ment com­pris, si luci­de­ment déli­mi­té à la lumière de sa cri­tique, si inten­sé­ment expri­mé [[Si peu qu’elle lui res­sem­blât, Kathe­rine Mans­field a pu dire de lui : « Ce qui fait de Law­rence un véri­table écri­vain, c’est sa nature pas­sion­née. » Et aus­si : « Je n’approuve pas Law­rence en tout. Ses idées sur le sexe ne me disent rien. Mais je me sens plus près de Law­rence que d’aucun autre. » (Jour­nal.)]], que son livre, mal­gré tout, est un grand livre.

Rilke

Si tout de même Rilke avait un peu moins par­lé de « Lui », et un peu plus de la recherche, un peu plus des che­mins !

Tu es celui qui n’as jamais de dimanche,
pour qui son tra­vail est recueillement,
qui pour­rait mou­rir des­sus l’épée pas assez blanche
encore, ni brillante suffisamment.

[[Est-il besoin de dire que le tra­duc­teur, dans ces quatre lignes déplo­ra­ble­ment rimées, s’est effor­cé de rendre autant que pos­sible ce que les vers de l’original ont d’exécrable ? (S.)]]

Cela peut pas­ser, contient du vrai, ne s’adresse pas le moins du monde à quelque Enti­té mys­té­rieuse, mais bien plu­tôt à un être humain, au véri­table artiste. Mais un peu plus loin :

… on entend tes coups de marteau
à toutes les cloches de la ville.

Ain­si donc Rilke, dans le « Stun­den-Buch », ne recule même pas devant la pom­made. (Tou­jours le « Stun­den-Buch » ! Ce n’est pas tout à fait juste, puisque Rilke par la suite n’avouait pour ain­si dire plus cet ouvrage [[Je tenais alors encore pour vrai­ment grand et inat­ta­quable le Rilke de plus tard. Par la suite, j’ai été obli­gé de me rendre compte que, de tous les auteurs dont il est encore pos­sible de par­ler sérieu­se­ment, il est celui qui offre l’accès le plus facile ; mais aus­si celui que l’on quitte le plus tôt. (1944.)]] – et encore moins, bien sûr, le déplo­rable « Cor­net ».) Pour oppo­ser à ce ron­ron conven­tion­nel l’honnêteté de la vision et un sen­ti­ment authen­tique, je cite­rai cette phrase de Lich­ten­berg : « Les clo­chers sont des enton­noirs à l’envers ser­vant à trans­fu­ser la prière dans le ciel. » Et sur le digue-dingue-don, le même Lich­ten­berg (se ren­con­trant d’ailleurs ici avec Goethe, voir « Second Faust », acte V) dit : « En ce qui concerne la ques­tion de savoir dans quelle mesure la son­ne­rie des cloches peut contri­buer à la paix des défunts, je ne sau­rais me pro­non­cer ; pour les vivants, elle est une abomination. »

Montaigne, Lichtenberg, Spinoza

Trois grands évé­ne­ments de lec­ture, oui les trois plus grands évé­ne­ments dans toutes mes lec­tures pen­dant (si je leur joins Proust, qui me fut révé­lé un peu plus tard) l’espace de dix ans, se situent dans une seule et même année, même plus exac­te­ment dans une période de seule­ment quelques mois, à peine plus d’un tri­mestre. Le pre­mier, ce fut Mon­taigne. J’entendis là sou­dain une voix éter­nelle qui, dans son aisance et sa non-cadu­ci­té, dans sa séré­ni­té dis­tante et sûre, me parut ne pou­voir être com­pa­rée qu’à celle de J.-S. Bach. Comme Mon­taigne le dit lui-même :

« Il faut avoir femmes, enfants, biens, et sur­tout de la san­té, qui peut ; mais non pas s’y atta­cher en manière que notre heur en dépende. Il se faut réser­ver une arrière-bou­tique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous éta­blis­sions notre vraie liber­té et prin­ci­pale retraite et solitude. »

Je l’ai peu cité, pour la même rai­son qui fait que je n’ai presque jamais cité Proust : choi­sir quoi ? en quelque endroit que j’ouvre leurs livres, ce pour­rait être des demi-pages et des pages entières. L’important, l’essentiel, chez eux, est moins conden­sé en telle ou telle cris­tal­li­sa­tion déta­chée du reste qu’il ne se trouve éga­le­ment répan­du sur toute la sur­face du fleuve ; la mer­veille, c’est le parlé.

Lich­ten­berg, au contraire – le second des trois grands évé­ne­ments – je l’ai fré­quem­ment cité au long de tout cet ouvrage. Spi­no­za – le troi­sième – le moins de tous. Et pour­tant cer­taines phrases de lui sont plus inti­me­ment, plus inté­rieu­re­ment que quoi que ce soit liées à ce livre-ci ; sans doute non point tant par les mots ; je dis : inté­rieu­re­ment ; comme l’enveloppement, ou le sur­vol, d’une pré­sence rédemp­trice ; ou les mon­tagnes de neige à l’arrière-plan.

J’avais fait l’acquisition d’un volume de mor­ceaux choi­sis de Lich­ten­berg d’un si petit for­mat qu’on pou­vait presque le tenir tout entier dans la main (le plus petit livre que j’aie jamais pos­sé­dé, et en même temps l’un des plus grands). C’est au mar­ché aux puces que je l’avais ache­té pour quelques sous (le prix des livres, en Hol­lande, étant fonc­tion de leur poids et de leur aspect ; et cepen­dant l’un des témoi­gnages majeurs d’une pro­fonde vie cultu­relle allait ain­si du même coup me per­mettre d’élever celle de mon propre esprit, je veux dire me pro­cu­rer le moyen, bien que je ne dis­po­sasse alors ni d’aucune biblio­thèque ni d’argent, de triom­pher d’une condi­tion jusque-là pro­pre­ment moyen­âgeuse quant à la pos­si­bi­li­té d’entrer en contact avec des œuvres lit­té­raires). J’étais jus­te­ment en pleine réac­tion contre le très célèbre contem­po­rain de Lich­ten­berg, Jean Paul, à qui je repro­chais sur­tout deux choses qui avaient com­men­cé de me le rendre insup­por­table. D’abord, l’héritage roman­tique, les san­glots à répé­ti­tion, les pleur­ni­che­ries à n’en plus finir, à tel point qu’on ne pou­vait plus voir la lune que juste à tra­vers une larme tom­bante (et c’est ce qui fai­sait que l’astre avait deux halos) ; et ensuite une indé­niable lâche­té, qu’il me sem­blait avoir déce­lée dans sa pen­sée. Sans doute, il ne man­quait pas d’instruments des plus sub­tils pour se hasar­der fort loin par les che­mins les plus divers ; seule­ment, dès qu’était en vue une consé­quence à laquelle il eût dû néces­sai­re­ment arri­ver, mais qui l’eût non moins néces­sai­re­ment accu­lé à entrer en oppo­si­tion ouverte avec les conven­tions, il fai­sait marche arrière, lais­sait tout aller à la déban­dade, ache­vant sa recherche par des sen­ti­men­ta­li­tés. Après cet illus­tris­sime, assu­ré­ment des plus doués, à qui je repro­chais d’être une poule mouillée et une fem­me­lette [[Pas relu Jean Paul depuis ; mais une mer­veilleuse phrase de lui, uni­que­ment rap­pe­lée par la mémoire, m’est reve­nue après plus de dix ans : « Tout repose au pays de la jus­tice, dis-je, mais l’amour rêve. »]], je trou­vais main­te­nant le vrai grand homme, celui qui jamais ne fut à la mode. Il ne se frap­pait point la poi­trine, il disait au contraire :

« Il ne faut jamais avoir confiance en per­sonne qui, pour mieux pro­tes­ter de sa véra­ci­té, se met la main sur le cœur. »

Ce fut la phrase que je lus après avoir ouvert le minus­cule volume et – comme cela m’est arri­vé plus d’une fois avec un auteur – elle est res­tée pour moi la phrase cen­trale ; elle me parut four­nir la clé d’une œuvre, elle était pour moi la cou­leur de toutes les autres phrases de Lich­ten­berg, la note fon­da­men­tale qui réson­nait en chacune.

L’« Éthique » de Spi­no­za entra en ma pos­ses­sion le 27 mai 1935, qui se trou­va ain­si être pour moi le grand jour de l’année.

[/​Ludwig Hohl/​]

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