La Presse Anarchiste

Périodiques

« Les Cahiers de l’Artisan » (nos 23 et 24) ont don­né deux incom­pa­rables séries de notes de Gio­no sur les gens de l’affaire Domi­ni­ci. Il faut lire cela. Et com­ment ne pas regret­ter un peu qu’avant d’écrire son livre, d’ailleurs plein de choses per­ti­nentes, sur la France (« À l’heure de son clo­cher », dont nous parle ci-des­sus Robert Proix), Lüthy n’ait pas connu quelques témoins de la vie fran­çaise dans le genre du Gio­no de ces notes-ci ? Dans l’« Una­me­ri­can way of life », il n’y a pas que du poujadisme.

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Du pou­ja­disme, il y en a mal­heu­reu­se­ment, car c’est le plus grave, dans l’intelligentsia fran­çaise, si l’on appelle pou­ja­disme ou qua­lun­quisme « intel­lec­tuel » le confu­sion­nisme nour­ri des vieilles caté­go­ries. Je songe ici au livre de Mer­leau-Pon­ty sur « les Aven­tures de la dia­lec­tique », où, d’après ce que j’en ai pu savoir de seconde main (j’espère y reve­nir après lec­ture de l’ouvrage), ce pen­seur si intel­li­gent se donne un mal du diable pour oublier hégé­lia­nisme et exis­ten­tia­lisme sor­bon­nards, – et aus­si à l’article, très remar­qua­ble­ment écrit d’ailleurs, que Mau­rice Nadeau, cet homme si intègre et si sérieux, vient de consa­crer dans « les Lettres nou­velles » de juin à la fois au bou­quin de Mer­leau-Pon­ty et à l’essai de Ray­mond Aron inti­tu­lé « l’Opium des intel­lec­tuels ». Nadeau tient abso­lu­ment à ce que le tota­li­ta­risme sta­li­nien soit de « gauche ». Ce pauvre Lucien Bona­parte qui n’avait pas com­pris que la céré­mo­nie du sacre de Napo­léon à Notre-Dame était une mani­fes­ta­tion de gauche, elle aus­si… Pour se rendre compte de la façon dont un esprit déga­gé des erreurs tra­di­tion­nelles et autre­ment lié à la cause concrète des oppri­més, peut par­ler sans pré­ju­gés d’un ouvrage aus­si intel­li­gent que celui de Ray­mond Aron (je compte aus­si y reve­nir), il n’est que de lire le compte ren­du qu’en a don­né Louis Mer­cier dans « la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne », éga­le­ment de juin, qui ne refuse pas le dia­logue avec le scep­ti­cisme aris­to­cra­tique du pres­ti­gieux essayiste, tout en main­te­nant, en dehors de toutes consi­dé­ra­tions d’étiquette gau­chère ou autre, les vrais impé­ra­tifs que dicte la soli­da­ri­té avec les déshé­ri­tés de ce monde.

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Dès notre numé­ro 2, je signa­lais, après quelques autres, la menace d’une éven­tuelle « opé­ra­tion Fran­co » qui pour­rait bien un jour être déclen­chée, de l’Afrique du Nord sous contrôle fran­çais, vers la métro­pole. Je vou­drais bien être mieux démen­ti par les faits. Hélas, les évé­ne­ments se pré­ci­pitent, et nous ris­quons fort d’assister demain ou à une séces­sion « sudiste » ou même à une prise de pos­ses­sion de la France tout entière par cer­tain caïd dont on mur­mure le nom. (Là-bas, on ne fait pas que le mur­mu­rer.) Il me semble que la docu­men­ta­tion la plus exacte, la plus hon­nête que nous ayons pu lire dans la presse est l’enquête publiée dans « l’Express » du 4 juin par Jean Daniel, sous le titre de « Voyage à tra­vers la peur, en Algé­rie ». Dans le cha­peau, J.Daniel explique : « Je suis Algé­rien et je n’ai jamais pu me défendre d’un cer­tain malaise devant les posi­tions caté­go­riques d’observateurs trop exté­rieurs : les options leur étaient légères et les condam­na­tions faciles. » L’appel aux solu­tions de bon sens sug­gé­rées par ce fils de la terre afri­caine n’en prend que plus de poids. Hélas, chaque jour qui s’ajoute aux autres jours, avec sa ration de nou­velles tra­giques, fait qu’on en arrive à se deman­der de plus en plus anxieu­se­ment : n’est-il pas trop tard ?

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Un très bon numé­ro de « Pen­sée et Action » (Bruxelles) est consa­cré à la mémoire d’Ernestan (« Ernes­tan, 1894 – 1954 et le socia­lisme liber­taire »), grande et belle figure du mou­ve­ment liber­taire inter­na­tio­nal. On com­prend la fidé­li­té qui a fait repro­duire à nos cama­rades, en fin de bro­chure, le texte du dis­pa­ru, déjà publié en 1938, inti­tu­lé « La fin de la guerre » – mais com­ment le lire aujourd’hui avec les mêmes yeux, sur­tout si l’on tient compte de l’évolution qu’Ernestan, rom­pant avec le « paci­fisme abso­lu » que lui avaient désap­pris les deux tota­li­ta­rimes (le nazi, dont il fut le pri­son­nier, et le sta­li­nisme omni­me­na­çant), accep­ta de faire sienne au cours de ces der­nières années ? Bien que pre­nant une posi­tion toute dif­fé­rente, André Prud­hom­meaux, en de très beaux « Sou­ve­nirs », évoque luci­de­ment cette dou­lou­reuse muta­tion qui plus ou moins nous tra­vaille tous…

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À pro­pos de la démo­cra­tie ouvrière en You­go­sla­vie et de l’affaire Djillas, « la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne » d’avril rap­porte, dans un compte ren­du d’une réunion du cercle Zim­mer­wald, les remarques sui­vantes de Gus­tave Stern, qui jettent un jour curieux sur le socia­lisme dans la démo­cra­tie suisse, la plus ancienne du globe : « Stern, lisons-nous,… reproche aux par­tis socia­listes du monde leur indif­fé­rence à l’égard de l’affaire Djillas et cite le par­ti socia­liste suisse qui, par la voix de Jules Hum­bert-Droz, a même pris posi­tion, en cette affaire, pour Tito… » – Le même compte ren­du donne aus­si un résu­mé de décla­ra­tions de Monatte, qui n’ont rien per­du de leur por­tée, à pro­pos de la démis­sion de Mal­en­kov : « Diverses hypo­thèses ont été émises. Un nigaud comme Claude Bour­det a pré­sen­té Mal­en­kov comme l’homme de la conci­lia­tion avec l’Ouest, donc froi­de­ment sacri­fié par les hommes d’État atlan­tiques. Le gaul­liste Palews­ki a dit à peu près la même bêtise. On a par­lé aus­si des rap­ports entre la Chine et la Rus­sie. Une hypo­thèse a été oubliée, la plus plau­sible. La Rus­sie, depuis la dis­pa­ri­tion de Sta­line, est dans l’attente fié­vreuse d’une amé­lio­ra­tion de son sort, d’une libé­ra­tion du tota­li­ta­risme qui l’écrase. La pres­sion ouvrière, qui pro­vo­qua les grèves de juin [19]53 en Alle­magne et en Tché­co­slo­va­quie, puis celle de Vor­kou­ta, conti­nue à s’exercer. Le cou­vercle de la mar­mite russe va-t-il sau­ter ? Espé­rons-le. Mais il ne faut pas exclure une autre éven­tua­li­té. Les régimes capi­ta­listes, pour échap­per à la révo­lu­tion, recourent à la guerre : le régime tota­li­taire russe n’en fera-t-il pas autant ? »

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Dans « l’Ouvrier libre » de mai-juin-juillet, Hel­mut Rüdi­ger, col­la­bo­ra­teur du quo­ti­dien sué­dois « Dag­stin­gen » (Stock­holm), et qui, en deux beaux articles, a témoi­gné d’une com­pré­hen­sion si récon­for­tante de la per­son­na­li­té de Brup­ba­cher et de notre ten­ta­tive à « Témoins », a publié, en col­la­bo­ra­tion avec Ernst Arvid­son, une très inté­res­sante étude sur « Le Syn­di­ca­lisme liber­taire en Suède », adap­ta­tion abré­gée de l’excellent fédé­ra­liste André A. de la Far. Que voi­là bien une atmo­sphère dépour­vue de tout « pou­ja­disme » intel­lec­tuel, de tout ver­ba­lisme, de tout sou­ci d’étiquettes. Ain­si : approu­vons (avec toutes les réserves qui s’imposent et à faire valoir quand se pour­ra) les com­men­ce­ments d’intégration inter­na­tio­nale, même si les par­tis « socia­listes », qui ont tota­le­ment démis­sion­né sur ce point, en laissent l’initiative à la « droite ». Ain­si éga­le­ment, sans mes­sia­nisme des crises, fai­sons du bon tra­vail pour les ouvriers de la base, coges­tion et non natio­na­li­sa­tion, etc. – Un point lais­se­ra rêveur le lec­teur fran­çais : pour évi­ter que la conver­sion des béné­fices en salaires accrus ne fasse mon­ter les prix, une par­tie des cama­rades sué­dois pré­co­nisent que les ouvriers devraient, au moins un temps, ne pas dépen­ser immé­dia­te­ment les aug­men­ta­tions obte­nues, mais les trans­for­mer en épargne (p. 14). Rien peut-être, dans les condi­tions de là-bas, n’est plus sage. Mais je n’ai pu m’empêcher de son­ger aux dia­tribes du Péguy de L’Argent contre cette source de tous les embour­geoi­se­ments, le livret de caisse d’épargne… Le mou­ve­ment spon­ta­né qui me fait sur ce point sen­tir comme Péguy prouve peut-être seule­ment que nous avons encore, nous autres des pays latins, moins évo­lués, beau­coup à apprendre. Je signa­le­rai en outre que nos cama­rades sué­dois publient un bul­le­tin bimen­suel, « Infor­ma­tions », édi­té par la SAC, extrê­me­ment bien fait et rédi­gé en un fran­çais presque tou­jours cor­rect, en tout cas tou­jours clair.

[/S./]

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