La
série de spéculations qui naissent avec la mort de Tito
pose le problème du rôle de l’individu dans l’histoire.
En fait les contradictions sur lesquelles se fondent les spéculations
ne sont pas nouvelles et datent même d’avant le régime
de Tito. Il faut opposer « à cette conception
extrêmement élitiste et presque religieuse certains
faits allant vers une analyse de la société yougoslave
qui puisse nous fournir une ou plusieurs réponses à la
question du futur de ce pays sans Tito. »
« La
Yougoslavie a été fondée à la fin de la
première guerre mondiale sur la base de plusieurs groupes
nationaux et politiques : la partie méridionale de
l’Autriche-Hongrie habitée par les Slovènes, les
Croates, les Serbes, les Musulmans [[« Musulman » :
comprendre les slaves de religion musulmane, différents par la
langue et les traditions des Turcs (N.d.T.)]] et les Hongrois
(appelée aujourd’hui Slovénie, Croatie,
Bosnie-Herzegovine et Voivodine) ; le royaume de Serbie peuplé
de Serbes, Macédoniens, Albanais et Turcs (à présent
Serbie, Macédoine et Kossovo) et le royaume du Monténégro
avec des Monténégrins et des Albanais. Il y avait
également d’autres nationalités : Roumains,
Allemands, Slovaques, Juifs, Italiens, Autrichiens, Gitans, Russes,
etc. Les zones du nord et de l’ouest étaient plus développées,
avec un peu d’industrie et de population urbaine. La majorité
de la population était composée de paysans,
généralement pauvres et analphabètes. Les
travailleurs de l’industrie, les étudiants et les
intellectuels n’étaient pas nombreux. La bourgeoisie était
faible et mal préparée à gouverner le pays. La
question nationale n’était pas reconnue et encore moins
résolue, et toutes les nationalités étaient
contraintes à renoncer à leur identité : les
Macédoniens étaient considérés comme des
slaves du sud, les Monténégrins simplement comme des
Serbes, les Albanais et les Musulmans n’étaient pas reconnus
comme tels. Les seules nationalités officiellement reconnues
étaient les Serbes, les Croates et les Slovènes. »
En
mars 1941 le pays passa sous contrôle des fascistes allemands
et italiens. Devant les réactions populaires hostiles, des
généraux pro-occidentaux firent un coup d’état.
Le 6 avril la Yougoslavie fut attaquée par l’Allemagne,
l’Italie, la Hongrie et la Bulgarie qui se divisèrent le pays,
en commençant des massacres de Serbes, Juifs, Gitans et des
anti-fascistes. « A ce moment les communistes yougoslaves
étaient la seule force organisée d’une certaine
consistance, et rapidement ils assumèrent le leadership des
mouvements spontanés qui éclataient un peu partout. »
Son rôle fut
alors incontestable, agissant avec le
peuple et non contre lui. Tito devint le chef d’une armée de
300.000 hommes, 800.000 à la fin de la guerre, qui étaient
volontaires et non inscrits au PC. « C’étaient en
fait des combattants pleins d’initiatives, qui n’attendaient pas des
ordres d’en haut pour se battre. » Après la rupture
avec Staline et l’URSS et l’introduction de l’autogestion dans le
domaine de l’industrie et d’autres secteurs, il y eut « l’approbation
et le soutien actif de la majorité des gens » sans
lesquels tout cela serait resté lettre morte.
C’est là
qu’apparaît la contradiction du PC yougoslave : « Comme
élite dominante il a ses intérêts, différents
et souvent opposés à ceux des travailleurs, alors que
comme avant-garde politique et révolutionnaire il devrait agir
dans leur intérêt. »
En même temps
l’économie a radicalement changé la société
« en faisant diminuer le pourcentage des chômeurs
dans l’agriculture au profit de la population urbaine en expansion ».
Les classes moyennes composées des fonctionnaires et de la
bureaucratie du Parti, des petits propriétaires ont des
intérêts opposés à ceux des travailleurs.
A l’opposé le système de l’autogestion a introduit la
méthode du choix des salaires par les employés. Sur le
plan de la société globale, il ne semble pas que cette
contradiction puisse mettre en péril le régime. « La
seule opposition sérieuse à ce système de
privilèges et de hiérarchie de l’État eut lieu
lors des mouvements étudiants en 1968, elle dura peu et
apparemment n’a pas de continuateurs directs. » Il est
donc réaliste de penser que ces problèmes n’amèneront
pas de soulèvement populaire si l’élite dirigeante sait
équilibrer les tendances.
Depuis ces dix
dernières années les six républiques et les deux
provinces autonomes ont reçu plus d’attributions, sauf dans
les domaines militaire, policier et postal. Ainsi les menaces de
rivalités nationales sont moins grandes. « Sur le
plan économique les problèmes yougoslaves sont plus
nombreux et aigus : l’inflation augmente (plus de 25%), le
chômage aussi (plus de 10%) et le déficit commercial
dépasse les six milliards de $, et la dette extérieure
atteint plus de 13 milliards de $. » La structure de
l’économie est déséquilibrée (manque de
matières premières) et l’évolution n’est pas la
même dans tout le pays (opposition nord-sud). Des commentateurs
étrangers attribuent l’inflation des prix et des salaires aux
salaires trop élevés versés dans le secteur
autogéré ; en fait c’est le contraire, puisque les
classes moyennes et les classes élevées s’attribuent
des rémunérations trop grandes.
D’un
point de vue de politique internationale, la position de la
Yougoslavie n’est pas différente de celles de l’Autriche et de
la Finlande, qui depuis plus de trente ans sont coincées entre
les deux blocs. Les conjectures des occidentaux viennent peut-être
du fait que dans leurs investissements en Yougoslavie leurs
multinationales touchent 51% des bénéfices.
Cependant la
contradiction principale est « la stratification sociale
renforcée par la lutte quotidienne des classes moyennes pour
obtenir des privilèges toujours plus grands aux dépends
des travailleurs, souvent avec le consentement et les pressions
politiques de l’élite dominante et du sommet de la
hiérarchie. » Il est possible de résoudre ce
problème si l’État et le parti prêtent plus
d’attention à l’autogestion.
Cela pourrait se
faire si les gens étaient moins distraits par le spectacle des
contradictions à l’étranger et s’attachaient plus à
surveiller leur classe dirigeante, car sinon on aboutirait à
un spectacle final dont peu ou aucun d’entre nous ne réchappera.
« C’est ce qui m’inquiète ».
Slobodan Drakulic
(résumé de l’article de S.D., A.RIVISTA ANARCHICA
juin-juil. 80)