La Presse Anarchiste

Sur la société Yougoslave

La Yougoslavie,
quand tu com­mences à en par­ler, il y a ceux qui y sont allés
en vacances et pour qui cela évoque la Sli­bovitch, alcool
répan­du et effi­cace, pour un pub­lic plus cul­tivé style
Nou­v­el Obs c’est Dubrovnik la per­le de l’Adri­a­tique, enfin pour les
mil­i­tants le pays de l’au­to­ges­tion grat­i­fié de leur soutien
cri­tique. À cela s’a­joute main­tenant l’après Tito et le
prob­lème des nation­al­ismes : pas­sions aus­si soudaines que
ponctuelles. Seule­ment voilà en dehors de ça il y a
quand même des mil­lions de Yougoslaves qui vivent et certains
finis­sent par être agacés de ces clichés auxquels
on réduit leur réalité. 

Ces quelques lignes
voudraient men­tion­ner d’autres points et qui, de l’avis de
celles/ceux qui les ont rédigées, soulèvent à
leur tour des ques­tions non négligeables. 

Avant tout il est
utile, au risque d’en pass­er par un brin de didac­tisme, de repérer
les dif­férents groupes exis­tants, préal­able à la
com­préhen­sion des luttes en œuvre dans cette société.

La bureau­cratie
poli­tique dirigeante (8 500 pro­fes­sion­nels) con­stitue un groupe
social par­ti­c­uli­er par son idéolo­gie, son style de vie avec
priv­ilèges institutionnalisés. 

Les grands
entre­pre­neurs privés employ­ant plus de 5 salariés sont
peu nom­breux : quelques cen­taines ; ils trait­ent des
grandes affaires directe­ment ou pour le compte de secteur socialisé.
Prof­i­tant des trous, des lacunes du sys­tème de droit et des
faib­less­es struc­turelles dans l’or­gan­i­sa­tion de la pro­duc­tion ils
évolu­ent à la lim­ite de la légal­ité et
sont extrême­ment loy­aux poli­tique­ment, leur puis­sance repose
sur l’argent. 

Les inter­mé­di­aires
com­mer­ci­aux : courtiers, agents immo­biliers usuriers,
trafi­quants de devis­es (des mil­liers, mais dif­fi­cile­ment recensables)
sont le com­plé­ment des précé­dents à un
éch­e­lon plus modeste. 

Les
ren­tiers intel­lectuels ont fait leur appari­tion récemment
lorsque le tourisme des con­grès, réu­nions, séminaires
et les uni­ver­sités décen­tral­isées se sont
dévelop­pés. En con­stant accroisse­ment (plus de 3 000
actuelle­ment) ce sont les pro­fesseurs de poli­tique qui mènent
5 chaires simul­tané­ment et pré­par­ent leurs cours dans
les avions. Les autorités pos­tu­lant que le système
yougoslave orig­i­nal doit produire/est le fruit d’une théorie
spé­ci­fique, ces épiciers de fac­ulté en profitent
pour ven­dre leur log­or­rhée obéissante. 

Les com­merçants
et les hommes d’af­faire indépen­dants for­ment un groupe
sociale­ment hétérogène. Les intérêts
diver­gent en son sein selon des critères sec­to­riels et
ter­ri­to­ri­aux ; ces 160 000 patrons de petite indus­trie ou artisans,
ces 3 500 pro­prié­taires d’hô­tels, com­merces, services
publics sont objets d’en­vie dans leur quarti­er car leurs prof­its sont
vis­i­bles mais dénués d’in­flu­ence au-delà et
lim­ités par le con­trôle étroit et les taxes
aux­quelles ils sont soumis. 

La
classe ouvrière mar­ginale est, elle aus­si, diversifiée ;
on peut y inclure une cen­taine de mil­liers de tra­vailleurs employés
légale­ment dans le secteur privé, env­i­ron 40 000 chez
des paysans rich­es, entre 50 et 100 000 domes­tiques, femmes de
ménage. La rigid­ité du sys­tème autogestionnaire
ne per­met pas de sat­is­faire une demande de tra­vail mobile et cela a
fait aug­menter très forte­ment le salaire à la journée ;
les tra­vailleurs qui louent leurs bras de cette façon essaient
de com­penser (de même que les émi­grés, 700 000
prin­ci­pale­ment en RFA) leur pri­va­tion de droits sociaux-politiques
par un bien-être économique sou­vent sans succès
vu la pré­car­ité de leur situation. 

Dans
la classe ouvrière auto­ges­tion­naire égale­ment, les
com­posantes sont bien dif­férentes. Il y a les saboteurs
(fuser) qui dépassent les 300 000 ; de plus en plus il
s’ag­it d’un agglomérat à part et homogène usant
large­ment des con­gés mal­adie, du tra­vail privé à
l’in­térieur d’une organ­i­sa­tion sociale en détournant
les out­ils de pro­duc­tion. Il s’y ajoute les 50 000 ouvri­ers qui se
parta­gent entre l’u­sine et leur lopin de terre : ils ne peuvent
utilis­er les règles du jeu auto­ges­tion­naire en rai­son de leur
inadéqua­tion cul­turelle et leurs préoc­cu­pa­tions se
con­cen­trent logique­ment sur l’é­conomique. Enfin, il y a la
classe ouvrière auto­ges­tion­naire au sens étroit :
3 mil­lions de tra­vailleurs qual­i­fiés, haute­ment qualifiés,
tech­ni­ciens, ingénieurs : leur pro­gres­sion dans l’échelle
sociale passe par le sys­tème des délégués,
autant dire qu’ils s’in­vestis­sent large­ment dans l’au­to­ges­tion et
ceci d’au­tant plus que leur cap­i­tal intel­lectuel est élevé.

Les fonc­tion­naires
(près de 600 000) se divisent en : admin­is­trat­ifs dans la
pro­duc­tion qui ont un revenu com­pa­ra­ble à celui des ouvriers
se trou­vant dans la même organ­i­sa­tion parce que dépendant
des résul­tats de celle-ci et employés du ter­ti­aire qui
ont, eux, un salaire non seule­ment garan­ti et fixe mais supérieur
en valeur, les plus avan­tagés étant ceux exerçant
dans la sphère poli­tique. La dilu­tion du pou­voir, le
redou­ble­ment des règles aboutis­sent sou­vent à ce qu’un
rond-de-cuir se trou­ve en posi­tion d’u­tilis­er une insti­tu­tion comme
sa pro­priété privée. De ce point de vue cette
dernière caté­gorie est aus­si la mieux placée. 

Enfin,
orig­ine de toutes les autres : la classe paysanne qui se meurt
par le change­ment de la struc­ture de l’habi­tat, l’ex­ode rur­al massif
de la généra­tion dernière (puisque
l’in­dus­tri­al­i­sa­tion, c’est l’après 2e guerre
mon­di­ale). Celui-ci con­tin­ue étant don­né qu’en 1976,
par exem­ple, le niveau de revenu moyen d’un tra­vailleur paysan était
inférieur de 70 % à celui d’un tra­vailleur non paysan. 

Il
faut men­tion­ner à côté le socio-culturel :
rock, jazz, théâtre, lit­téra­ture, arts
plas­tiques… Si les gens qui en vivent ne sont pas très
nom­breux (autour de 50 000), c’est un pôle d’at­trac­tion pour la
par­tie de la jeunesse en révolte, étu­di­ante et/ou
désoeu­vrée. Comme rien ne peut se faire sans
l’ap­par­te­nance à une organ­i­sa­tion le ral’bol devant ce système
englobant et l’im­puis­sance provo­quent une dépolitisation
mas­sive réponse à la poli­ti­sa­tion for­cée. De
plus les con­traintes matérielles lim­i­tent cru­elle­ment la
pos­si­bil­ité d’une vie dif­férente de celle réglée
par les normes dom­i­nantes : pas d’ac­ces­sion au loge­ment sans 5
ans de tra­vail dans la même insti­tu­tion, etc. Cela entretient
une dépen­dance vis à vis de la famille en particulier
(qui par­fois verse dans une abdi­ca­tion mor­tifère) et
l’isole­ment pousse à se réu­nir dans des « lieux-nids »
où à défaut de faire quelque chose puisque
cha­cun se sent blo­qué dans ses aspi­ra­tions on se con­forte en
étant ensem­ble, espaces pré­caires sus­cep­ti­bles de
fer­me­ture sous le moin­dre pré­texte policier. 

Peut-être
cette typolo­gie [[Emprun­tée large­ment à « Pitanja »,
revue de Zagreb, dont l’au­tori­sa­tion de tirage est très
lim­itée. On aura remar­qué que ces données,
con­cer­nant la pop­u­la­tion active, oublient la police et l’armée,
impos­si­ble à chiffr­er, secret d’é­tat.]], aus­si rapide
soit-elle, per­met d’en­trevoir les oppo­si­tions qui se jouent sous le
voile de l’autogestion. 

— O —

Le
sys­tème yougoslave conçu pour être un système
tech­nocra­tique d’au­to­ges­tion est en train de per­dre le
fonc­tion­nal­isme qui est sa rai­son d’être. Cette tendance
cherche à être enrayée par un moment de
réac­ti­va­tion idéologique et de prag­ma­tisme politique
paradoxal. 

En effet, les
principes éthico-idéologiques con­sti­tu­ant en par­tie des
règles réelles, en par­tie des oblig­a­tions morales des
normes sociales, ne s’é­ten­dent pas uni­for­mé­ment à
toutes les caté­gories de citoyens. Les gou­ver­nants qui
conçoivent, impulsent, édictent ces principes n’y sont
pas astreints. Comme les postes stratégiques de décision
poli­tique ont été attribués il y a quelques
années, que le pou­voir est très con­cen­tré entre
peu de mains par le cumul des fonc­tions, la rota­tion entre les même
cadres au détri­ment du renou­velle­ment cette classe
s’au­tonomise Ces deux traits com­plé­men­taires con­courent à
accentuer la non prise en compte et la non com­préhen­sion des
prob­lèmes par cette classe. Con­fron­tée aux difficultés
économiques actuelle­ment exis­tantes, elle s’ori­ente vers
l’empirisme et le coup par coup faisant appa­raître une
con­tra­dic­tion entre l’op­tion social­iste, à laque­lle adhère
la grande majorité de la pop­u­la­tion et les mesures pour la
réalis­er qui s’en éloignent. Toute insti­tu­tion étatique
mais aus­si toute organ­i­sa­tion même si elle bénéficie
de l’indépen­dance ce qui est le cas des unités de
pro­duc­tion, repro­duit les méth­odes en vigueur au sein de la
direc­tion du par­ti. C’est donc la source de nom­breuses transgressions
dans la ges­tion bien que la nom­i­na­tion à un poste de manager
passe par un cer­ti­fi­cat de pro­bité morale et poli­tique (MPP/
moral­na-pol­i­tic­ka pobodnost). 

Par­ti­c­ulière­ment
depuis trois ans, l’af­fir­ma­tion répéti­tive des
principes en quan­tité et en qual­ité avec le recours à
une ter­mi­nolo­gie orig­i­nale masque la lec­ture du réel par
l’abon­dance des dis­po­si­tions qui can­ton­nent trop sou­vent la
dis­cus­sion à un niveau com­plexe mais formel. Il est nécessaire
d’en pass­er par un décodage sys­té­ma­tique pour
déter­min­er des cen­tres effec­tifs de pou­voir et de se servir de
la pra­tique comme analy­seur du dis­cours. On se con­tente ici de poser
quelques jalons dans cette direction. 

Centres de pouvoir

A. Le système
bancaire


Ce phénomène
est bien con­nu puisque l’indépen­dance de ce secteur était
déjà dénon­cé par le mou­ve­ment de mai
1968. Depuis la loi de 1965 les ban­ques déci­dent de manière
autonome selon « la logique des affaires » du
finance­ment des entre­pris­es que ce soit investisse­ment ou trésorerie.
Il s’ag­it d’une posi­tion de con­trôle de l’économie
ren­for­cée par le manque chronique de liquidités. 

B. Les communautés
autogestionnaires d’intérêt

Plus que sur les
organ­i­sa­tions de base du tra­vail asso­cié les proces­sus de
déci­sion sont main­tenant fondés sur les communautés
auto­ges­tion­naires d’in­térêt (SIZ : Samoupravna
Interes­na Zajed­ni­ca) créées en 1971 par amende­ments à
la con­sti­tu­tion et en pra­tique depuis 1974. 

Ce sont des organes
de con­sul­ta­tion réu­nis­sant les tra­vailleurs d’un équipement
social (de sport, de cul­ture, de san­té…) avec les délégués
des entre­pris­es et des com­mu­nautés socio-poli­tiques qui
assurent son finance­ment. Dans ces SIZ s’ef­fectuent donc les choix
d’af­fec­ta­tion des ressources et c’est là que se con­stru­it la
poli­tique sociale. Elles sont extrême­ment nom­breuses car
spé­cial­isées suiv­ant les sujets, le recours aux accords
soci­aux se faisant pour des pro­jets plus ambitieux qui réclament
une coor­di­na­tion entre unités de tra­vail, SIZ, syndicats,
organ­i­sa­tions socio-politiques. 

Out­re la présence
de représen­tants directs des organ­i­sa­tions socio-politiques,
l’éli­gi­bil­ité à une SIZ passe par le certificat
de moral­ité men­tion­né ci-dessus. Par­mi les travailleurs
devenant délégués les réactions
parais­sent osciller entre un désintérêt
débouchant sur l’ab­sen­téisme quand ce tra­vail non
rémunéré est conçu comme obligation
sup­plé­men­taire ou à l’in­verse l’adop­tion d’un
con­formisme mil­i­tant quand cet accès est interprété
comme l’en­trée dans le poli­tique, domaine où le
con­formisme est le garant de l’a­vance­ment donc du change­ment de
statut social. 

En ce qui concerne
les unités ter­ri­to­ri­ales, l’au­to­ges­tion ne leur accorde pas la
même lat­i­tude qu’aux unités de pro­duc­tion : elles
ne pos­sè­dent pas de fonds pro­pres. Cela a une importance
lim­itée dans le cas des organ­i­sa­tions de quarti­er (MZ :
Mes­na Zajed­nid­ca) qui se con­tentent de régler les problèmes
courants comme l’at­tri­bu­tion des loge­ments mais cela prête plus
à con­séquence pour les vil­lages (allant jusqu’à
vingt mille habi­tants) qui se soumet­tent aux règles de
dis­tri­b­u­tion décidées au niveau de la commune. 

Aspect de la réalité
des rapports sociaux

Seuls sont abordés
quelques exem­ples que l’on pense symp­to­ma­tiques par leur logique
sous-jacente, les intérêts en jeu et leurs conséquences.

A. La réforme
scolaire

Com­mencée
il y a qua­tre ans et mise gradu­elle­ment en place en Croatie
[[L’ab­ro­ga­tion de « gim­naz­i­ja » fut l’évènement
le plus impor­tant de l’an­née 1978 selon le min­istre de la
cul­ture, réponse à une ques­tion du mag­a­zine Oko,
jan­vi­er 1979.]], elle est main­tenant adop­tée dans l’ensemble
de la Yougoslavie. Elle rem­place l’en­seigne­ment général
tra­di­tion­nel du sec­ondaire (Gim­naz­i­ja) par la créa­tion de
fil­ières très spé­cial­isées. Une fois
pro­mul­guée, elle a déclenchée de nombreuses
protes­ta­tions aboutis­sant pra­tique­ment à une cam­pagne de
presse, ce qui est dou­ble­ment intéres­sant d’abord parce que
c’est rare et ensuite parce que cela n’a été suivi
d’au­cun effet cor­recteur con­cer­nant cette déci­sion, à
l’év­i­dence impop­u­laire. Là encore une phraséologie
révo­lu­tion­naire a été util­isée pour
déplac­er l’ac­cent de la réforme elle même sur la
sit­u­a­tion de l’é­cole telle qu’elle était précédemment,
la désig­nant comme héritage bour­geois dans la société
nou­velle. Mais l’in­ten­tion de base de la reforme est de faire
coïn­cider l’é­d­u­ca­tion-for­ma­tion avec les besoins de la
pro­duc­tion par l’in­ter­mé­di­aire des intérêts
auto-ges­tion­naires (lire SIZ). Cette con­nec­tion non directe mais
médi­atisée par les SIZ vise à fournir de manière
volon­tariste des cadres et surtout des tra­vailleurs manuels — qui
com­men­cent à être glob­ale­ment défici­taires — en
nom­bre suff­isant par rap­port au marché du tra­vail. Toutefois
per­son­ne ne sait ce qu’il advien­dra de la main d’œu­vre employée
dans des secteurs dont le suc­cès économique serait
remis en cause, la spé­cial­i­sa­tion très poussée
et pré­coce (plus de deux mille pro­fes­sions recensées)
empêchent une recon­ver­sion facile. 

Dès la
deux­ième année du sec­ondaire, les élèves
subis­sent une grande pres­sion pour le choix de cer­tains profils,
seuls sont en mesure de choisir ceux ayant obtenu les meilleurs
résul­tats puisque des quo­tas de répar­ti­tion entre les
dif­férentes options doivent être respectés.
Unique com­pen­sa­tion, des avan­tages inci­tat­ifs sont par­fois consentis
pour des pro­fes­sions très peu prisées : en Istrie,
pour les garçons de café, les années d’étude
comptent pour l’an­ci­en­neté, plus des bours­es, les livres
gra­tu­its et les débouchés assurés… 

La non consultation
des souhaits des pre­miers con­cernés est le plus gros problème,
y con­tribue égale­ment l’oblig­a­tion d’aller dans l’école
de son quarti­er ou de sa com­mune. À quarti­er ouvri­er école
tech­nique, à quarti­er rési­den­tiel filières
économiques ou diplo­ma­tiques, la repro­duc­tion des class­es est
ain­si assurée par le sim­ple principe territorial. 

B. Organisation
ouvrière

La nature des
rela­tions entre groupes détenant le pou­voir, instru­ments de
réal­i­sa­tion de ce pou­voir et les assu­jet­tis à ce
pou­voir transparaît dans le fonc­tion­nement du syndicat
unitaire. 

L’ap­par­te­nance
volon­taire au syn­di­cat est automa­tique­ment enreg­istrée par la
coti­sa­tion. Il fait office de coopéra­tive et n’est jamais
par­tie prenante d’un mou­ve­ment reven­di­catif, d’ailleurs il n’y a pas
en son sein de con­sul­ta­tion au niveau de la branche ni entre
tra­vailleurs affec­tés au même procès de
pro­duc­tion, il est struc­turé comme toute autre insti­tu­tion en
éch­e­lons de fab­rique, com­mune, république. 

Pour­tant de
nom­breuses grèves spon­tanées (appelées
pudique­ment arrêts de tra­vail) écla­tent dans les centres
urbains là où la com­bat­iv­ité est la plus forte,
dans d’autres endroits le statut majori­taire d’ouvriers-paysans
s’avère être un frein. Ces grèves sont très
effi­caces, en moyenne 15 % d’aug­men­ta­tion immé­di­ate de
salaire. Cette aug­men­ta­tion est due au sen­ti­ment petit bour­geois de
« honte de la grève » présent
dans l’en­cadrement et spé­ciale­ment au sys­tème réel
de respon­s­abil­ité partagée par les man­agers. Le
traite­ment de la grève est celui d’une transgression
dis­ci­plinaire. La puni­tion du directeur est la con­trepar­tie de sa
cul­pa­bil­ité en tant que mem­bre du par­ti et en tant que
ges­tion­naire. Pour qu’il l’évite l’ac­tion doit être
désamor­cée le plus tôt pos­si­ble avant que les
autorités supérieures n’en pren­nent ombrage. 

Une com­mis­sion
dis­ci­plinaire inter­roge les ouvri­ers dans le cas des grèves
les plus impor­tantes (500 à 5 000 par­tic­i­pants). Elle est
com­posée de fonc­tion­naires du par­ti, de mem­bres du syn­di­cat et
de policiers en civ­il et axe son inves­ti­ga­tion sur l’inévitable
recherche des meneurs, pour ensuite les isol­er en les déplaçant.

Le sys­tème
auto­ges­tion­naire con­tribue à l’atomi­sa­tion de la classe
ouvrière. De plus le recours généralisé
aux rela­tions famil­iales aux con­nais­sances per­son­nelles pour trouver
un tra­vail, béné­fici­er d’a­van­tages non seulement
ren­force les iné­gal­ités mais aus­si dimin­ue les chances
d’or­gan­i­sa­tion col­lec­tive au prof­it de recherch­es d’échappatoires
indi­vidu­els. Il faut donc une insat­is­fac­tion lourde et partagée,
fac­teur de cohé­sion, pour qu’é­closent les grèves.

C. L’information

On est frappé
par l’ap­par­ente lib­erté des jour­naux à la lec­ture des
titres, impres­sion qui se mod­i­fie quand on abor­de le con­tenu des
arti­cles : la dénon­ci­a­tion des erreurs passées
pour la glo­ri­fi­ca­tion du présent y est trop répandue
quand la dimen­sion anec­do­tique n’y est pas privilégiée.
Pas de cen­sure pour­tant excep­té à la télévision
où les pres­sions sont plus directes vu son enjeu bien
supérieur, l’é­touf­fe­ment (total pour les grèves)
se réalise par l’au­to-cen­sure qu’ac­centue cette responsabilité
partagée encore présente dans les équipes de
jour­nal­istes autour de la per­son­ne du rédac­teur en chef. 

De même à
l’é­gard des livres et revues, l’éventuelle censure
n’in­ter­vient qu’à pos­te­ri­ori (après la paru­tion les
ouvrages sont retirés de la vente), en fait le contrôle
de l’édi­tion par lim­i­ta­tion du tirage et fix­a­tion des prix est
plus courant. 

O —

L’ac­quis
incon­testable de la société yougoslave réside
dans la démoc­ra­ti­sa­tion de la con­som­ma­tion mais cela se double
d’une monop­o­li­sa­tion du pou­voir de déci­sion et d’un blocage
par un encadrement moyen au com­porte­ment rigide, fortement
bureaucratisé. 

Aucune allu­sion n’y
est faite à la lutte des class­es en œuvre, au contraire
« dans une société auto­ges­tion­naire il n’y a
pas de lutte des class­es à cause des rap­ports de production
dif­férents » [[Cita­tion de Rado­ji­ca Savkovic in
« Mark­si­ta Misao » (la pen­sée marxiste)
févri­er 79.]]. Ce sont des dif­férences sociales qui
sont recon­nues et vues sous l’an­gle unique des dif­férences de
revenus (pas des dif­férences d’ac­cès au pouvoir). 

Une
poli­tique de pres­tige inter­na­tion­al très coû­teuse (après
la réu­nion des pays non-alignés, l’or­gan­i­sa­tion des
jeux méditer­ranéens et la réu­nion du FMI
[[Impli­quant, ce n’est qu’un exem­ple, la con­struc­tion de l’hôtel
inter­con­ti­nen­tal à Bel­grade dont la révélation
par­tielle du coût à provo­qué un scan­dale.]] ont
été assurées en atten­dant les Jeux Olympiques)
et assez habile pour s’avér­er payante égale­ment à
l’in­térieur (comme en atteste la libéral­i­sa­tion du
régime des passe­ports octroyée à l’is­sue des
dis­cus­sions d’Helsin­ki où la Yougoslavie tenait à
adopter une posi­tion à la pointe de la démocratie,
cette mesure est à l’év­i­dence très pop­u­laire au
sein de la jeunesse) se con­jugue avec une sys­té­ma­ti­sa­tion du
con­trôle de masse qui, elle, passe complètement
inaperçue. 

Le bal­ance­ment
con­tin­uel entre la « nécessité »
de faire fonc­tion­ner avec plus d’ef­fi­cac­ité les mécanismes
de marché et la volon­té de main­tenir la centralisation
des leviers de com­mande au niveau de la direc­tion de la LCY est la
rai­son prin­ci­pale du prag­ma­tisme poli­tique. Des solu­tions sont donc
testées, par exem­ple au niveau d’une république, et si
elles s’avèrent effi­caces pour réguler l’économie
sans com­pro­met­tre l’équili­bre entre les deux axes prioritaires
elles sont alors général­isées. le pas­sage à
ce sec­ond stage de leur appli­ca­tion s’ac­com­pa­gne d’une forte pression
dans les médias et dans l’ap­pareil du par­ti il s’agit
d’in­sis­ter sur les argu­ments idéologiques qui les légitiment
à pos­te­ri­ori. Ce mécan­isme de jus­ti­fi­ca­tion des
précé­dents a été claire­ment expliqué
par Peter Brück­n­er [[Peter Brück­n­er, conférence
d’avril 1979 au Cen­tre Cul­turel étu­di­ant sz Bel­grade. Il y
dénonçait avec per­ti­nence des ten­dances aux­quelles son
pays hôte n’échappe pas.]] sur l’ex­em­ple de l’état
judi­ci­aire allemand. 

Jusqu’en
1975 une oppo­si­tion de gauche se retrou­va dans la mou­vance du groupe
« Prax­is » qui voulait assur­er une fonc­tion de
cri­tique sociale en s’at­taquant à la bureau­cratie, à
l’iné­gal­ité au mod­èle occi­den­tal de la société
de con­som­ma­tion, à la répres­sion cul­turelle. Depuis que
le pou­voir a choisi de la réduire au silence il n’ex­iste plus
d’al­ter­na­tive organ­isée et plu­ral­iste à l’information
offi­cielle ; devant le manque de per­spec­tives qu’of­fre le
sys­tème des recherch­es d’i­den­tité se font jour sur
d’autres plans. 

Main­tenant le
courant nation­al­iste et le courant « autogestionnaire »
seuls représen­tés sur la scène institutionnelle
sont les deux vari­antes de l’au­tosat­is­fac­tion qui se renforcent
mutuelle­ment et se recon­nais­sent dans le même mot — idéo­gramme — NOTRE. Ain­si les prob­lèmes à l’or­dre du jour, venus
du som­met, sont traités à tour de rôle par toutes
les instances auto­ges­tion­naires (d’où l’ex­pres­sion populaire
de « bub­ble-gum » poli­tique), la référence
à des prob­lèmes autres est alors dénoncée
comme preuve des col­lu­sions avec l’étranger.

Brz Broz


Publié

dans

par

Étiquettes :