La Presse Anarchiste

Les langues et la communication

L’a­nar­chisme, le mar­xisme et tous les « ismes » socia­listes se fondent sur une belle décla­ra­tion de foi inter­na­tio­na­liste. Mais une connais­sance de l’his­toire et du pré­sent de ces groupes montre qu’ils n’ont vrai­ment jamais rien fait concrè­te­ment pour lut­ter contre la bar­rière des langues.

L’al­le­mand a été la langue « mar­xiste » [[C’est sans doute pour­quoi Marx a consi­dé­ré inutile de faire tra­duire Das Kapi­tal en fran­çais, mais d’en faire un résu­mé. Les édi­tions sociales (du PC) pré­parent la tra­duc­tion inté­grale.]] de même que l’Al­le­magne sem­blait être un des ber­ceaux de la future révo­lu­tion. Puis le russe et deve­nu mar­xiste avec Lénine et Staline.

Mais pour les états majors des PC et des PS, pour­vu qu’ils se com­prennent ― avec ou sans tra­duc­teurs ― pour pré­pa­rer la relève du capi­ta­lisme essouf­flé, ils n’ont pas inté­rêt à ce que les mili­tants entrent direc­te­ment en contact. Le spon­ta­néisme, en lin­guis­tique comme en poli­tique, est une conduite dan­ge­reuse qui néces­site les conseils des chefs.

ll suf­fit de rap­pe­ler avec quel soin les Occi­den­taux par­lant russe ou polo­nais ou autre langue de l’Est sont enca­drés pour ne pas déton­ner avec les ver­sions offi­cielles des tra­duc­teurs. Et ne par­lons pas de la Chine où Simon Leys ne peut plus aller depuis qu’une maoïste a décou­vert son iden­ti­té véritable…

L’a­nar­chisme a d’a­bord par­lé fran­çais : la 1ère Inter­na­tio­nale, la Com­mune de Paris. Et déjà les mou­ve­ments ita­lien et espa­gnol étaient de fait à part. Situa­tion com­pré­hen­sible puis­qu’il n’exis­tait rien per­met­tant de sur­mon­ter l’obs­tacle linguistique.

Vers la fin du XIXè siècle, appa­rut de façon popu­laire l’i­dée d’une langue arti­fi­cielle, suf­fi­sam­ment logigue et simple pour être apprise rapi­de­ment par des per­sonnes de toutes classes sociales et sur­tout les moins pré­pa­rées par la culture bour­geoise. Par­mi les dif­fé­rents essais, une langue se déve­lop­pa plus : l’es­pé­ran­to, dont le but était clair : « Si nous, qui avons com­bat­tu les pre­miers pour l’es­pé­ran­to, on nous force d’é­car­ter de notre action tout aspect idéa­liste, alors avec indi­gna­tion, nous déchi­re­rons et nous brû­le­rons tout ce que nous avons écrit pour l’es­pé­ran­to (…) Avec cet espé­ran­to-là, qui doit ser­vir uni­que­ment et exclu­si­ve­ment les buts du com­merce et de l’u­ti­li­té pra­tique, nous vou­lons n’a­voir rien de com­mun. » Décla­ra­tion de Zamen­hof, créa­teur de l’es­pé­ran­to, 1906 [[Cité dans L’Es­pé­ran­to, col­lec­tion « que sais-je », p. 42 – 43.]].

Quelle fut l’at­ti­tude des anarchistes ?

Au Congrès anar­chiste d’Am­ster­dam de 1907, Mala­tes­ta résu­mait ain­si les débats : « On trai­ta enfin de l’es­pé­ran­to, thème pré­fé­ré du cama­rade Cha­pe­lier. Après une déli­bé­ra­tion, for­cé­ment brève et super­fi­cielle, le Congrès recom­mande l’é­tude de la ques­tion d’une langue inter­na­tio­nale, quoi que sans don­ner une pré­fé­rence exclu­sive à l’es­pé­ran­to. Moi qui suis un espé­ran­tiste convain­cu, je recon­nais que le Congrès avait rai­son. Il ne pou­vait déli­bé­rer sur ce qu’il ne connais­sait pas. » 

Par la suite, nous consta­tons que le pro­blème ne fut guère repris. Vers 1932, Max Net­tlau écri­vait dans His­toire de l’a­nar­chie : « L’es­pé­ran­to et les langues simi­laires absor­bèrent d’autres forces et pour quelques cor­res­pon­dance exo­tique ren­due pos­sible par ces langues, pour quelques lettres échan­gées peut-être avec le Japon, on sacri­fiait l’é­tude des langues euro­péennes, l’an­glais ou l’al­le­mand, l’es­pa­gnol ou l’i­ta­lien, qui auraient pu mul­ti­plier les connais­sances et les rela­tions en Europe. » (p. 263)

Pour­tant en 1929 il écri­vait à pro­pos de la pre­mière tra­duc­tion (en espa­gnol) du texte russe de Bakou­nine « Éta­tisme et Anar­chie », de 1873 : « Ce livre demeu­ra incon­nu à cause de sa langue » (pro­logue, p. XXlV). Para­doxe, car en tant que dif­fi­cul­té il n’est pas plus com­pli­qué d’ap­prendre le russe que l’al­le­mand ― pour un Fran­çais, ou un Espa­gnol ou même un Anglais. Du reste, on remarque aus­si qu’un texte comme « Le socia­lisme » de Lan­dauer de 1911 n’a été tra­duit en Fran­çais que vers 1972. Donc, l’ef­fort que deman­dait Net­tlau aux cama­rades d’ap­prendre des langues ne fut guère suivi.

Quoi d’é­ton­nant du reste, la péda­go­gie sco­laire insiste de façon rébar­ba­tive sur l’é­crit, ou bien der­niè­re­ment sur des dia­logues appau­vris, et l’es­pa­ce­ment des cours ne per­met pas aux élèves de com­prendre ― dans l’ ensemble ― des étran­gers au bout de 7 ou 5 ans d’é­tudes. Et pour les auto­di­dactes, il existe un mar­ché de méthodes, de cours, de séjours qui recherchent dans 99% des cas à en tirer du fric ; mais pas à ensei­gner une langue.

Quant aux espé­ran­tistes anar­chistes, il font du seul espé­ran­to leur che­val de bataille en oubliant com­plè­te­ment (en gros) le mes­sage de Zamen­hof ; témoin ce tract de Sat Ami­ka­ro : « La plus jeune des langues effec­ti­ve­ment par­lée et uti­li­sée par l’U­NES­CO… » ou bien la bro­chure « L’es­pé­ran­to en 24 pages (XII 1972) « Jeune, si tu désires connaître les jeunes du monde entier, si tu aimes les voyages… » Et le fait est qu’ac­tuel­le­ment, le Vati­can, la Chine, la Suisse émettent ou publient en espé­ran­to, et les anars n’en font presque rien.

En effet, les anar­chistes vivent dans leur uni­vers lin­guis­tique, c’est à dire qu’ils confient à des spé­cia­listes le soin de leur par­ler des pro­blèmes étran­gers, et qu’ils sont en géné­ral inca­pables par eux-mêmes de par­ler à un anar d’une autre langue.

La France offre le para­doxe de réunir depuis des dizaines d’an­nées des anar­chistes fran­çais, espa­gnols et bul­gares, qui n’ont pra­ti­que­ment jamais de contacts pro­lon­gés et constructifs.

Une inter­pré­ta­tion idéo­lo­gique de ce refus de l’es­pé­ran­to est sans doute la conscience de l’i­so­le­ment géo­gra­phique actuel de l’a­nar­chisme, car même s’il y a des mou­ve­ments dans des pays voi­sins (Espagne, France Ita­lie, par exemple), cha­cun a ses pro­blèmes d’a­dap­ta­tion et de sur­vie. Et si des cam­pagnes sont faites pour des cas de l’é­tran­ger (Roca, Mari­ni [[Grève auto­nome fin 1976 en Espagne, cama­rade ayant résis­té à une ten­ta­tive d’as­sas­si­nat de fas­cistes en tuant un de ses agres­seurs.]] etc.) il faut dire que ce n’est que dans la mesure où ces faits servent la pro­pa­gande interne, natio­nale d’un mouvement.

Une autre inter­pré­ta­tion est que les dis­cus­sions idéo­lo­giques sont en soi refu­sées par beau­coup de cama­rades au nom de l’ac­tion, et il semble par voie de consé­quence inutile d’ap­prendre une langue inter­na­tio­nale qui ne ser­vi­rait qu’à la dis­cus­sion ou à la com­mu­ni­ca­tion d’informations. 

Cepen­dant de nom­breux cama­rades (les mêmes ? D’autres ?) sont prêts à croire n’im­porte quelle infor­ma­tion de l’é­tran­ger qui les ras­surent ou flattent leurs espoirs : Baa­der anar, la CNT unie et puis­sante en Espagne… Autre­ment dit, il semble qu’il y a à la fois un refus de dis­cu­ter et un désir de savoir sans s’in­for­mer soi-même ni rien véri­fier. Cette atti­tude est contra­dic­toire car en refu­sant les dis­cus­sions par­fois embrouillées et arti­fi­cielles des « intel­lec­tuels », les cama­rades font preuve de méfiance, d’op­po­si­tion ; mais en accep­tant les infor­ma­tions de l’é­tran­ger les cama­rades sont bien sou­vent trop cré­dules, car ces infor­ma­tions sont presque tou­jours four­nies par les mêmes « intel­lec­tuels » cri­ti­qués, qui savent plu­sieurs langues.

Un exemple un peu dif­fé­rent nous est don­né par la guerre d’Es­pagne : le Liber­taire avait ten­dance à jus­ti­fier la CNT au gou­ver­ne­ment et Terre Libre à la cri­ti­quer. Quant à la presse de la CNT espa­gnole, elle ne publiait aucune cri­tique (sauf cer­taines publi­ca­tions clan­des­tines dans cer­tains cas). L’ab­sence de l’es­pé­ran­to per­met­tait la manipulation.

Toute pro­por­tion gar­dée, la situa­tion actuelle répète ces lacunes d’in­for­ma­tions en les mul­ti­pliant para­doxa­le­ment par le nombre de langues uti­li­sées par la pro­pa­gande anar­chiste, qui outre que la presse anar n’est guère coor­don­née, inté­resse peu du fait qu’un grand nombre de langues sont igno­rées. La Lan­terne reçoit des publi­ca­tions en alle­mand, anglais, espa­gnol, espé­ran­to, grec, ita­lien, japo­nais, nor­vé­gien, por­tu­gais, sué­dois, et il manque le bul­gare, le cata­lan, le hol­lan­dais, le basque et le yid­dish. Sans comp­ter les cou­rants d’i­dées qui il fau­drait suivre dans toutes les langues des pays de l’Est, en arabe, en chi­nois, et d’autres afri­caines et asia­tiques afin d’in­ter­ve­nir et pré­sen­ter nos idées.

Plus concrè­te­ment, deux exemples com­plè­te­ment oppo­sés. Il semble qu’une expli­ca­tion (exa­gé­rée ?) de la sur­vie du mou­ve­ment por­tu­gais mal­gré la répres­sion des années 20 à 1975 était le main­tien des contacts en espé­ran­to que per­sonne ne com­pre­nait. Ensuite, en 1977 un copain lati­no amé­ri­cain est sor­ti de pri­son en Argen­tine grâce à Amnes­ty Inter­na­tio­nal et se retrouve en Suède : ni lui ni les cama­rades sué­dois ne connaissent l’espéranto. 

En conclu­sion, les anar­chistes se sont refu­sés un outil lin­guis­tique immé­diat de contact qui aurait pu être aus­si une langue d’aide pour les réfu­giés, ce qui aurait épar­gné les abon­dants et dif­fé­rents pro­blèmes d’a­dap­ta­tion et de rup­ture des tra­di­tions liés à la langue, que l’é­mi­gra­tion poli­tique ou éco­no­mique pro­voque automatiquement.

L’es­pé­ran­to [[Bien enten­du l’es­pé­ran­to est une fausse langue inter­na­tio­nale, au plus elle est euro­péenne puisque 75% du voca­bu­laire est latin, et 20% anglo-saxon Une véri­table langue inter­na­tio­nale devrait se fon­der aus­si sur des langues afri­caines, asia­tiques et amé­rin­diennes, ce qui impli­que­rait une refonte totale de la grammaire.

L’es­pé­ran­to comme l’ap­pren­tis­sage de toute langue implique un effort pro­lon­gé et il existe de nom­breux espé­ran­tistes dyna­miques dans plu­sieurs pays, y com­pris des pays de l’Est, mal­gré une cer­taine répres­sion en URSS. L’es­pé­ran­to connaît un fort renou­veau dans la CNT en Espagne. 

Pour des ren­sei­gne­ments sur l’es­pé­ran­to (et les anar­chistes) : S.A.T. 67 Av. Gam­bet­ta 75020 PARIS et la « Juna pen­so » 47340 Laroque Tim­baut qui vient d’é­di­ter La bajoz de anar­kiis­mo de G. Bal­kans­ki.]], pour des anar­chistes conscients, devrait repré­sen­ter une langue de contact tant pra­tique que théo­rique, sinon la cas­sure mili­tants infor­més (ce qui tient plus à la dis­po­ni­bi­li­té de temps qu’à la for­ma­tion intel­lec­tuelle, ou même en tient lieu sou­vent) et mili­tants sui­vant les orien­ta­tions risque de durer encore long­temps. À quand une revue théo­rique en espé­ran­to ? Ou plus exac­te­ment, une revue par cou­rant de pen­sée anarchiste.

Mar­tin Zemliak

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