La Presse Anarchiste

Objections à l’anarchisme

Il est cou­rant que chaque théo­rie, chaque orga­ni­sa­tion, chaque « …isme », défende sa vision, en réfu­tant toute cri­tique. Mais il est aus­si bon de faire un bilan des attaques et de savoir y répondre, ou même de savoir tenir compte de leur plus ou moins grande justesse.

Il me semble qu’on peut divi­ser les cri­tiques en trois groupes : his­to­rique, socio­lo­gique et éco­no­mique (au sens large du terme).

À vrai dire, faire appel à l’his­toire pour nier une idéo­lo­gie, c’est sup­po­ser que cette idéo­lo­gie ne peut ni évo­luer ni s’a­dap­ter dans le futur, ce qui est bien har­di et sec­taire, si l’on pense à toutes les pré­vi­sions sur la chute du capi­ta­lisme depuis Marx et Bakou­nine, ce qui revient à dire que la plu­part des anar­chistes et des mar­xistes par­tagent cette croyance en la fixi­té de l’at­ti­tude de « l’ennemi ».

Et de même, bien des anar­chistes et des mar­xistes se sont lan­cés mutuel­le­ment des accu­sa­tions de nul­li­té de leurs théo­ries d’a­près les exemples his­to­riques de telle ou telle situation.

Il est vrai que cela cla­ri­fie les posi­tions. Des ques­tions comme : « Y‑a-t-il une dif­fé­rence entre léni­nisme, trots­kisme et sta­li­nisme ? Com­ment est appa­ru et a dis­pa­ru le sta­li­nisme ? Y‑a-t-il exploi­ta­tion des tra­vailleurs en Chine ? » per­mettent de défi­nir pas mal de choses. Encore que bien sou­vent l’in­ter­lo­cu­teur peut se qua­li­fier de mar­xiste anti-auto­ri­taire type Pane­koek et Cas­to­ria­dis et se sou­cier fort peu de ses point com­muns avec l’a­nar­chisme, de même que ses maîtres à pen­ser, du reste.

De même les ques­tions « L’a­nar­chisme est-il la créa­tion de com­munes qui pro­gres­si­ve­ment feront tom­ber le capi­ta­lisme ? L’a­nar­chisme prône-t-il les atten­tats parce qu’il est inca­pable d’a­voir une posi­tion de classe par­mi les tra­vailleurs ? Pour­quoi les anar­chistes ont-ils par­ti­ci­pé au gou­ver­ne­ment pen­dant la guerre d’Es­pagne ? » per­mettent de déga­ger un anar­chisme non paci­fiste, social, avec une implan­ta­tion par­mi les tra­vailleurs et anti-com­pro­mis poli­tiques (dans mon cas et celui de pas mal de cama­rades de la FA et de l’OCL).

Mais l’ar­gu­men­ta­tion néga­tive liée à l’his­toire per­met de sou­li­gner cer­taines positions :

« La révo­lu­tion russe (de 1905), cette même Révo­lu­tion qui consti­tue la pre­mière expé­rience his­to­rique de la grève géné­rale, non seule­ment n’est pas une réha­bi­li­ta­tion de l’a­nar­chisme, mais encore équi­vaut à une liqui­da­tion his­to­rique de l’a­nar­chisme » (Rosa Luxem­bourg, Grève de masse, par­ti et syn­di­cats).

« C’est une évi­dence d’af­fir­mer que l’a­nar­chisme, comme cou­rant idéo­lo­gique poli­tique du mou­ve­ment ouvrier, est liqui­dé. » El Vie­jo Topo revue de Bar­ce­lone, n° 2, novembre 1976.

On peut lier ces stu­pi­di­tés avec les expli­ca­tions mar­xistes de la vigueur de l’a­nar­chisme espa­gnol, tout aus­si obtuses (voir L’Au­to­ges­tion dans l’Es­pagne Révo­lu­tion­naire de Mintz) et les affir­ma­tions de Marx et Engels sur les natio­na­lismes slaves qui sont réac­tion­naires et pour­ri­ture dans leur vision de sépa­ra­tion de l’Al­le­magne (voir Les mar­xistes et la ques­tion natio­nale, Haupt-Lowy-Weill).

On peut objec­ter que Marx fut trai­té de juif, avec des défauts de juif, par Bakou­nine ; que Kro­pot­kine s’op­pose aux alle­mands en soi comme réac­tion­naires. Mais les anar­chistes ont ouver­te­ment cri­ti­qué ces tra­vers, alors que les mar­xistes (au pou­voir) et les mar­xistes (dans les dif­fé­rents PC) idô­latrent les écrits des maîtres.

Et dans les deux cas, soit l’af­fir­ma­tion natio­na­liste, soit la condam­na­tion his­to­rique, le même argu­ment est uti­li­sé : si X a été mau­vais une fois, il le sera la deuxième ; si X est du même par­ti ou du même pays que Z qui est méchant, X est méchant. Cette amal­game est infecte.

Le deuxième groupe de cri­tique unit les mar­xistes et les capi­ta­listes (des bour­geois jus­qu’au fas­cistes) qui défi­nissent les anar­chistes, res­pec­ti­ve­ment, comme des petits-bour­geois ou des lum­pen (« canaille » en termes plus clairs) et cri­mi­nels ou déments.

« …à part ces quelques groupes “révo­lu­tion­naires” quel est pro­pre­ment le rôle joué par l’a­nar­chisme dans la Révo­lu­tion Russe ? Il est deve­nu l’en­seigne des voleurs et de pillards vul­gaires ; (…), l’en­seigne idéo­lo­gique de la canaille contre révo­lu­tion­naire » (Rosa Luxem­bourg, op. Cit.)

« Comme mani­fes­ta­tion du révo­lu­tion­na­risme petit-bour­geois l’a­nar­chisme a éga­le­ment exer­cé une cer­taine influence sur le mou­ve­ment ouvrier, sur­tout dans sa phase ini­tiale. » (Kol­pins­ki, épi­logue de Marx, Engels, Lenin acer­ca del anar­quis­mo y del anar­co sin­di­ca­lis­mo, Mos­cou, p. 333, 1973).

Cette abon­dance de qua­li­fi­ca­tifs tombe dans l’ab­surde : les anar­chistes seraient donc à la fois des voleurs, unis à des ouvriers et à des petits-bour­geois, tout en étant anor­maux selon les bourgeois.

Une étude des pro­fes­sions des 141 anar­chistes russes empri­son­nés en URSS, citée dans La répres­sion de l’a­nar­chisme en Rus­sie sovié­tique (1923) sur 181 cama­rades donne : 67,36% de tra­vailleurs (58,15% d’ou­vriers et 9,21% de pay­sans) et 15,60% de cadres et 17,02% d’é­tu­diants et de pro­fes­seurs et pro­fes­sions libé­rales. Pour le mou­ve­ment bul­gare en 1948, sur 20 anar­chistes empri­son­nés par les com­mu­nistes, on a 45% d’ou­vriers, 25% de cadres et 30% d’é­tu­diants et pro­fes­sions libé­rales. Quant au mou­ve­ment espa­gnol de 1870 à 1960, on peut dire qu’il était à 90% ouvrier et pay­san, voire 95%, le reste étant cadres et intel­lec­tuels. Depuis, la pro­por­tion de membres de l’in­tel­li­gent­sia est plus forte, de même que leur nombre est plus fort dans l’Es­pagne actuelle.

Le troi­sième et der­nier groupe de cri­tiques est plus sérieux puis­qu’il touche le fonc­tion­ne­ment interne des groupes anar­chistes et la cohé­rence des ana­lyses sociales.

« Si la “doc­trine” des anar­chistes tra­duit une véri­té, il va de soi qu’elle s’ou­vri­ra abso­lu­ment un che­min et ral­lie­ra la masse autour d elle ». (Sta­line Anar­chisme ou Socia­lisme 1905).

Bien des éve­ne­ments ont jus­ti­fié ce juge­ment du génial Sta­line, mais les répres­sions mili­taire et poli­cière ont aus­si été plus fortes que les tra­vailleurs, anar­chistes, conseillistes, anti-autoritaires.

Ces défaites fai­saient dire à Lénine en 1901 que l’a­nar­chisme n’a­vait écrit que des « phrases creuses contre l’ex­ploi­ta­tion », que c’é­tait « un fias­co com­plet » (Ed. russe, nou­velle, t. 5, p. 377, 378). Cette opi­nion est éga­le­ment par­ta­gée par les capi­ta­listes, mais la conti­nui­té de l’ex­ploi­ta­tion et des luttes des tra­vailleurs montrent que la cri­tique anar­chiste est tou­jours authentique.

« Les meilleurs d’entre nous, si leurs idées ne devaient plus pas­ser par le creu­set du peuple pour être mises à exé­cu­tion, et s’ils deve­naient maîtres de cet engin for­mi­dable ― le gou­ver­ne­ment ― qui leur per­mît d’en agir à leur fan­tai­sie, devien­draient dans huit jours bons à poi­gnar­der. » Cette opi­nion pré­mo­ni­toire de Kro­pot­kine de 1880 – 82, Paroles d’un révol­té (p. 254) ; répond par avance à l’au­to­ri­ta­risme dans l’a­nar­chisme comme dans la Pla­te­forme d’Ar­chi­nov de 1927 ou la par­ti­ci­pa­tion gou­ver­ne­men­tale durant la guerre d’Es­pagne de 1936 – 1939.

Il reste que, de nom­breuses objec­tions sont adres­sées à l’a­nar­chisme en tant que sys­tème social.

D’un point de vue éco­no­mique trois obs­tacles sont mis en évi­dence : il n’y aurait pas assez de matières pre­mières, et donc de pos­si­bi­li­tés de créer autant d’ob­jets qu’il y a d’ha­bi­tants ni non plus assez de nour­ri­ture pour tous ; la com­plexi­té de l’é­co­no­mie est telle de nos jours que seuls des orga­nismes de ges­tion cen­trale sont appli­cables ; « les petites com­munes sont impos­sibles dans l’in­dus­trie lourde qui uti­lise des mil­liers de per­sonnes. Et sans les machines de l’in­dus­trie lourde, l’hu­ma­ni­té revien­drait à une situa­tion semi bar­bare ». (Bol­chaya Savets­kaya Ent­si­clo­pe­dia, 1926, p. 638).

D’un point de vue psy­cho­lo­gique, l’homme est méchant par nature et il y aura tou­jours des conflits (sans police, il y aura des crimes ; sans dif­fé­ren­cia­tion de salaires et contre­maîtres, les gens ne tra­vaille­ront pas) et une classe supé­rieure est une obli­ga­tion sociale.

D’un point de vue poli­tique, la révo­lu­tion mon­diale, seule condi­tion réelle du com­mu­nisme, relève d’un « acte de foi » (posi­tion d’un cama­rade de Bel­gique), elle est impos­sible, vu les armes aux mains des classes possédantes.

Nous ne sommes pas convain­cus pour les rai­sons suivantes.

Je ne sais pas si la révo­lu­tion mon­diale est pour demain ou dans une semaine. Et sans être pes­si­miste, je ne la vois guère avant quelques années. Je ne pense pas non plus qu’un sec­teur géo­gra­phique, même ayant un cer­tain nombre de matières pre­mières, puisse éta­blir le com­mu­nisme liber­taire à l’in­té­rieur de ses fron­tières tout en com­mer­çant avec les capi­ta­listes. Car l’exis­tence de ce bas­tion anar­chiste entraî­ne­rait les masses des pays exploi­tés à vou­loir l’a­nar­chisme et l’é­cra­se­ment soit de l’a­nar­chisme soit du capi­ta­lisme serait une néces­si­té. Et pour le moment, le capi­ta­lisme semble plus fort. Faire des conces­sions de type léni­niste (accep­ta­tion d’un sec­teur de l’im­pé­ria­lisme, com­merce avec le capi­ta­lisme) ne ferait que tuer la révo­lu­tion. Donc la révo­lu­tion devra être mon­diale et les motifs de mécon­ten­te­ment ne manquent pas dans tous les pays.

Le point de vue psy­cho­lo­gique est contre­dit par des consta­ta­tions quo­ti­diennes d’une cer­taine géné­ro­si­té, tout aus­si pré­sente que la méchan­ce­té, pour­tant encou­ra­gée par le morale de la réus­site per­son­nelle et de l’é­cra­se­ment des autres par le fric et le pou­voir. Mai 1968 et le « Métro, bou­lot, dodo » expri­maient par­fai­te­ment cette satu­ra­tion de la morale assi­mi­lée à la supériorité.

Éco­no­mi­que­ment, il est cer­tain que le niveau de vie actuel en Occi­dent est arti­fi­ciel et lou­foque (ali­men­ta­tion trop car­née, gad­gets dont la durée et la méca­nique sont réduites pour vendre plus). Mais un ouvrage comme celui d’A­dret Tra­vailler deux heures par jour montre quels chan­ge­ments on obtien­drait dans le sys­tème capi­ta­liste. Or nous vou­lons redis­tri­buer le tra­vail selon les besoins réels, ce qui aug­men­te­ra la pro­duc­tion utile. Et nous vou­lons uti­li­ser des éner­gies indé­pen­dantes des gise­ments, dans la mesure du pos­sible, comme le vent, le soleil, les marées, etc.

Quant à l’a­li­men­ta­tion, en dépit des famines, le pro­blème des pays riches est le sto­ckage de la nour­ri­ture : beurre, blé, viandes, etc. Là aus­si, une redis­tri­bu­tion ― même si le caviar ne suf­fit pas pour tous ― est pos­sible, avec une uti­li­sa­tion des terres culti­vables, et non encore cultivées.

Quant à la ges­tion, les ordi­na­teurs et leurs rami­fi­ca­tions au niveau de la police sont un bon exemple d’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste. Chaque com­mis­sa­riat et chaque gen­dar­me­rie ont, ou vont avoir accès, grâce aux ter­mi­naux, à l’or­di­na­teur cen­tral de Paris et, en même temps, chaque com­mis­sa­riat peut four­nir des ren­sei­gne­ments à l’or­di­na­teur. Ain­si chaque région ou entre­prise pour­rait dis­po­ser de toutes les don­nées éco­no­miques et pla­ni­fier, en har­mo­ni­sant les orien­ta­tions avec les autres régions ou entreprises.

Cette évo­ca­tion est certes som­maire, mais elle est sur­tout des­ti­née aux cama­rades pour pro­po­ser un sché­ma glo­bal. La dis­cus­sion reste ouverte aux nou­velles objec­tions et aux cri­tiques du texte.

M.Z.

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