La Presse Anarchiste

La société

Vous êtes un homme
pai­sible qui, de votre rude tra­vail, nour­ris­sez tant bien que mal
votre famille. Aux heures de repos, lorsque les muscles lassés
se détendent, quand la cer­velle déli­vrée du
labeur obs­ti­né de l’u­sine cherche dans le rêve, dans la
pen­sée une douce et conso­lante image de ce que pour­rait être
la vie, de ce que serait l’exis­tence sans l’o­dieux car­can de haine et
de misère qui nous étreint, vous, ouvrez alors vos
livres pré­fé­rés, ceux dans les­quels vous avez lu
votre propre his­toire, où sont ins­crites vos souf­frances, où
vous avez recon­nu vos sen­sa­tions intimes, et, le coeur enclin à
tous les enthou­siasmes, vous par­cou­rez hâti­ve­ment les pages
aimées, les lignes cent fois lues. Cette lec­ture vous semble
un baume mer­veilleux, une rosée bien­fai­sante qui vous
rafraî­chit l’âme, qui ouvre vos regards à la
splen­deur des idées fortes et pré­pare votre esprit à
la com­pré­hen­sion des phé­no­mènes abstraits.

Que disent-elles donc
ces lignes ? Elles disent que tout n’est pas pour le mieux
ici-bas et que bien des choses subi­ront fata­le­ment une transformation
libé­ra­trice ; elles disent que de tout temps les
prin­cipes les mieux éta­blis, les ins­ti­tu­tions considérées
comme immuables, s’ef­fon­draient subi­te­ment sous le poids des
reven­di­ca­tions, cédaient à la pous­sée des
révoltes ; elles disent qu’un déchaînement
fré­né­tique des pas­sions empor­te­ra les impru­dents qui
les veulent enchaî­ner ; elles disent, enfin, que l’homme
libre, gui­dé par l’in­té­rêt réciproque,
fier de son indé­pen­dance et fort de sa volon­té, évitera
de nuire à ses sem­blables et que l’a­mour seul est bon. Basée
sur la haine, sur l’a­ver­sion, sur la « lutte pour la
vie », nulle socié­té n’est durable, car, de
par l’an­ta­go­nisme ambiant, cha­cun s’a­charne à sa destruction.
Tant qu’il fau­dra, pour vivre, lut­ter non seule­ment contre les
élé­ments, mais aus­si contre les hommes, nulle société
ne sau­rait être parfaite.

Et un désir
s’empare de vous, le désir d’une société
par­faite, d’une socié­té libre où chacun
uti­li­se­ra ses apti­tudes selon sa concep­tion per­son­nelle, où
nul indi­vi­du ne subi­ra l’ar­bi­traire d’un autre indi­vi­du, où
nul être ne sera dans la néces­si­té de se détruire
pour échap­per à la misère, de reprendre la vie
des siens pour n’en pas faire des gueux et des prostituées.

Car elle est ainsi
faite, la socié­té. Ah ! que l’on ne tente point de
vivre en dehors de ses conven­tions et de ses cou­tumes, que l’on ne
cherche pas à enfreindre ses usages, à ne pas tenir
compte de ses pré­ju­gés, car la vin­dicte publique est là
qui nous fera ren­trer bien vite dans le che­min de la rou­tine, dans
l’or­nière de la légalité.

Dès notre plus
tendre jeu­nesse, dès notre pre­mier vagis­se­ment, la société
nous tient. Elle nous donne une famille qu’il nous fau­dra chérir
sans savoir pour­quoi et mal­gré nos répu­gnances, elle
nous donne une patrie qu’a­do­les­cent nous devrons défendre, une
reli­gion qu’il nous fau­dra pra­ti­quer. Tout cela sous peine de
déchéance, de mépris, d’in­jures, de persécutions
et sans que nous puis­sions choi­sir à notre gré la
contrée que nous vou­drions habi­ter, le milieu dans lequel nous
recueille­rions le plus de sym­pa­thies, le culte qui nous semble le
plus conforme à nos sen­ti­ments. La socié­té nous
ordonne de croire ou de ne pas croire, on emplit notre jeune cervelle
d’un fatras incon­ce­vable selon l’o­pi­nion du par­ti poli­tique qui
détient le pou­voir. Nous ne connais­sons des choses que le nom
et nous n’en savons pas la pra­tique, ce qui fait que nous devenons
des inca­pables et des pédants. Au pre­mier chan­ge­ment de
gou­ver­ne­ment, on déclare dans les milieux offi­ciels que toute
l’ins­truc­tion pro­di­guée jus­qu’a­lors n’é­tait basée
que sur l’i­gno­rance et la mau­vaise foi. Cepen­dant on excepte toujours
l’é­nu­mé­ra­tion des devoirs que la société
attend de nous.

Aucune poursuite
n’at­teint les indi­vi­dus qui abusent ain­si de la crédulité
infan­tile ; ils peuplent, au contraire, les aca­dé­mies et
les temples légis­la­tifs. Après avoir asser­vi la pensée
des hommes au point de les rendre esclaves des préjugés
qui tolèrent des diri­geants en tête de la société,
ils confec­tionnent des lois qui main­tiennent leurs privilèges
et punissent sévè­re­ment les « énergumènes »
assez mal­ap­pris pour pro­tes­ter contre cet état de choses.

Que de devoirs
n’a­vons-nous pas à rem­plir envers la société ?
L’É­tat, pour son fonc­tion­ne­ment, pré­lève sur
nous de for­mi­dables impôts. Non seule­ment le peuple pro­duit les
ali­ments néces­saires à sa sub­sis­tance, mais encore
faut-il, pour en user, qu’il les paye hor­ri­ble­ment cher, sans compter
la rede­vance que l’É­tat exige. C’est aus­si « l’impôt
du sang » que l’on nous réclame, c’est-à-dire
que nous avons le devoir de nous pré­sen­ter à la moindre
réqui­si­tion, de subir plu­sieurs années d’encasernement
pen­dant les­quelles nous devons obéir sans aucune contestation.
Les chefs abusent de leur pou­voir, l’ag­glo­mé­ra­tion d’hommes
pro­duit un milieu mal­sain que l’on ne peut quit­ter sous peine d’exil
ou de ser­vice pénitentiaire.

Si la guerre est
décla­rée, — et l’his­toire nous enseigne pour quelles
futiles rai­sons les chefs d’É­tat décident des guerres —
nous avons encore le devoir d’al­ler à la mort, simplement,
pour notre bien, — selon les gou­ver­nants. Nous avons le devoir de
prendre une arme meur­trière et de nous élan­cer sur
d’autres indi­vi­dus que nous ne connais­sons pas, d’égorger
notre pro­chain, ce pro­chain dont un cer­tain per­tur­ba­teur antique
disait qu’il fal­lait l’ai­mer comme soi-même et ne pas lui faire
ce que nous ne vou­drions pas qu’il nous fit. Résis­ter à
cette pro­vo­ca­tion au crime, ne pas vou­loir tein­ter de sang des mains
que nous des­ti­nions à d’autres usages, c’est être un
lâche et la socié­té nous détrui­ra, car
elle se débar­rasse des lâches. Obéir, au
contraire, se jeter bes­tia­le­ment dans la mêlée, enfoncer
l’a­cier dans des corps chauds avec des cris de fureur et les lèvres
écu­mantes de rage ; tuer fébri­le­ment au hasard des
com­bats, c’est méri­ter de la patrie, c’est être un héros
et le nom de celui qui s’est ain­si dévoué sera inscrit
dans le livre d’or de la socié­té, à moins qu’on
ne le grave sur « eun’ brique ou sur un pavé »,
comme dit la chanson.

De nom­breux droits ne
devraient-ils pas com­pen­ser de si rigou­reux devoirs ? Il existe
actuel­le­ment des socié­tés de secours mutuels et de
pré­voyance. Lors­qu’un indi­vi­du désire y adhérer,
il s’en­gage à ver­ser un droit d’ad­mis­sion ain­si qu’une
coti­sa­tion quel­conque ; il pro­met aus­si l’ob­ser­va­tion stricte
des règle­ments ; ce sont là ses devoirs, mais, en
revanche, il a droit aux secours de ses coas­so­ciés. S’il tombe
malade, si la misère le guette, le méde­cin lui donne
ses soins, le phar­ma­cien lui délivre gra­tui­te­ment sa
mar­chan­dise, d’autres socié­taires viennent ami­ca­le­ment à
son che­vet s’en­qué­rir de sa san­té et s’intéresser
à son réta­blis­se­ment. Nous n’in­di­quons pas ceci comme
un remède, car, dans l’é­tat social que nous
pré­co­ni­sons, ces socié­tés-là sont
super­flues, mais nous vou­lons bien démon­trer qu’il n’en est
pas ain­si dans la grande socié­té dont nous sommes tous
socié­taires. Nous y adhé­rons par force et le respect
des règle­ments — c’est-à-dire des lois — est exigé
sans même qu’il nous soit don­né de les connaître.
Nous avons vu aus­si quels devoirs l’on nous impose et il est juste de
se deman­der quels sont les droits que nous confère notre titre
de socié­taire. Or, nous n’a­vons aucun droit, et, lorsque nous
affir­mons aucun, nous ne vou­lons pas comp­ter cette ridicule
conces­sion du suf­frage uni­ver­sel. Il fau­drait, sans cela, faire
abs­trac­tion des fraudes élec­to­rales et de l’ab­jec­tion du
par­le­men­ta­risme. Les scan­dales qui éclosent un peu partout,
les révé­la­tions jour­na­lières sur les agissements
des poli­tiques, quoique tem­pé­rés, nous donnent la
mesure de ce que nous pou­vons attendre d’un sem­blable système.
Et puis, quel est le but que les sin­cères d’entre les députés
 — s’il y en a — dési­rent atteindre ? La
trans­for­ma­tion, l’a­mé­lio­ra­tion de la société
actuelle ? Celle-ci n’en exis­te­rait pas moins, et ses bases
fon­da­men­tales sont trop éloi­gnées des lois de nature
pour qu’une huma­ni­té puisse jamais s’en satis­faire. Aus­si, de
nom­breux élec­teurs — presque la majo­ri­té — s’en
dés­in­té­ressent-ils et ne se dérangent même
plus pour exer­cer leur droit de vote, sachant très bien qu’il
n’a aucune impor­tance. Dans cer­tains pays, en Bel­gique par exemple,
ce droit est deve­nu un devoir, car qui dédaigne s’en servir
est pas­sible d’a­mende et de prison.

Nous n’a­vons donc nulle
sécu­ri­té dans la socié­té. Au contraire,
si nous y vou­lons vivre, il nous fau­dra agir de ruse, sinon de force.
Si nous nais­sons pauvres, c’est de notre acti­vi­té que nous
devons attendre le bien-être ; si nous sommes riches dès
le ber­ceau, de pru­dentes spé­cu­la­tions nous assu­re­ront la
conti­nui­té de notre pri­vi­lège. D’une façon comme
de l’autre notre devise sera : « Cha­cun pour soi ! »
et nos moyens d’ac­tion devront, avant toute autre chose, porter
pré­ju­dice à notre pro­chain, car celui-ci pour­rait nous
nuire à son tour si nous ne pre­nions pas la précaution
de nous méfier de lui. Trop faible pour lut­ter, trop
dés­in­té­res­sé pour s’a­char­ner après un
bon­heur incom­plet, mes­quin et ne vou­lant pas végéter
dans une situa­tion dou­teuse à la mer­ci de tous les abus et de
toutes les infa­mies, nous suc­com­bons et il ne nous reste que
l’hô­pi­tal, la stran­gu­la­tion ou l’as­phyxie, à moins que
la guillo­tine ne se charge de la besogne.

C’est à donner
l’en­vie de s’al­ler ter­rer au fond d’un trou comme une taupe, de vivre
abso­lu­ment iso­lé, en sau­vage, loin du com­merce des hommes ;
de fuir ces milieux empes­tés, ces civi­li­sa­tions pour­ries où
la misère et la débauche sévissent atrocement,
où la dépra­va­tion et le crime ont atteint leur
paroxysme. Mais, hélas ! cette res­source suprême
n’est pas même per­mise, car n’im­porte en quel endroit caché
s’en­foui­rait-on, irait-on même se perdre dans les plus
téné­breuses brous­sailles qu’il fau­drait se conformer
aux lois que la civi­li­sa­tion étend autour de nous comme un
filet inextricable.

Ce sont là les
idées qui vous hantent lorsque votre occu­pa­tion journalière
vous laisse quelques ins­tants de répit et les livres que vous
lisez ne vous disent pas autre chose, mais ils vous font désirer
une ère plus juste et plus sereine. Aux champs, au bureau, à
l’a­te­lier, cha­cun se plaint de la vie et votre parole les réconforte
en leur conseillant non la rési­gna­tion, mais l’é­tude et
l’affranchissement.

Un matin, cependant,
votre domi­cile est enva­hi, vos meubles. sac­ca­gés, vos armoires
bou­le­ver­sées, vos livres sont à terre, pèle-mêle,
vos papiers intimes empor­tés et vous-même êtes
emme­nés. On vous incar­cère pour vos idées
sub­ver­sives : c’est la socié­té qui se défend !

Et ce n’est pas pour
rire, soyez-en cer­tains ! Quelques mois seule­ment nous séparent
de ces jour­nées où la société
per­qui­si­tion­nait deux mille domi­ciles dans la même matinée.
Pen­dant toute une année, on arrê­tait ain­si au hasard et
de nom­breux indi­vi­dus firent inno­cem­ment plu­sieurs mois de détention.
La socié­té ne les relaxa que lors­qu’elle fut convaincue
qu’il était impos­sible de les exter­mi­ner sans dan­ger pour
elle. D’autres furent relé­gués pour une simple parole,
pour un cri, pour une appro­ba­tion ; un peu plus tard, des
gardes-chiourme les mas­sa­crèrent. C’é­tait la société
qui se défendait !

Par­tout où des
hommes péris­sent de misère, où des enfants
meurent de froid, où des cachots ense­ve­lissent des penseurs,
où des tètes tombent sous le cou­pe­ret des échafauds ;
par­tout où des mères et des épouses sanglotent,
par­tout où règnent le crime et la dévastation,
les dra­gon­nades, la Saint-Bar­thé­le­my, l’Inquisition :
c’est la socié­té qui se défend !

Toutes les atrocités,
toutes les igno­mi­nies, toutes les hor­reurs ont ce trou­blant prétexte.
Qu’un Napo­léon III com­mette un Deux-Décembre, qu’un
Thiers orga­nise une héca­tombe comme celle de la Semaine
san­glante en mai 1871, qu’un gou­ver­ne­ment com­mande une fusillade
comme celle de Four­mies où des enfants tombent percés
par les balles, c’est la socié­té qui se défend !

Et l’on s’étonne
que des indi­vi­dus se défendent contre la société !

– O –

Lamen­nais disait, en la
pré­face de ses émou­vantes Paroles d’un croyant :

« Lorsque
ceux qui abusent de la puis­sance auront pas­sé devant vous
comme la boue des ruis­seaux en un jour d’o­rage, alors vous
com­pren­drez que le bien seul est durable ! » Cette
pro­phé­tie s’ac­com­pli­ra, non mal­gré, mais à
cause
des per­sé­cu­tions et des massacres.
_

Hen­ri Duchmann

La Presse Anarchiste