Profitant de l’accalmie,
jetons un coup d’oeil sur l’esprit général de notre
temps et « faisons le point » du mouvement
évolutionnel.
Les sphères
gouvernementales se meuvent de plus en plus sans direction, sans but
quelconque, poussées seulement par la force d’inertie, au
petit bonheur des circonstances fortuites. Sans Programme défini,
sans autre souci que de bâcler les affaires au jour le jour et
de n’avoir pas d’« histoires », errant à
l’aventure dans le dédale d’une législation
d’expédients, les gens au pouvoir, incompréhensifs de
l’esprit nouveau, ignorants des besoins nouveaux, s’agitent
bruyamment dans le vide, hannetons pris dans un tambour, mesurant à
leur tumulte l’utilité de l’œuvre accomplie. De plus, enlisés
jusqu’aux oreilles dans le cloaque de leur propre pourriture, ils se
démènent désespérément, mais en
vain, justement alarmés du nettoyage prochain qui se laisse
pressentir.
Tous leurs efforts
tendent, non pas à mener à bien les affaires du pays,
mais à prévenir la révélation de leurs
ignominies, par la menace sous-entendue de révélations
analogues visant leurs adversaires. C’est le régime du
chantage réciproque : « Si tu parles, je dis
tout. »
L’autorité s’en
va à la dérive sur l’océan de mépris qui
tôt ou tard l’engloutira. Nul intérêt ne se dégage
de leurs débats ; rien ne sort de leur stérile
agitation ; c’est l’agonie définitive qui s’empare du
corps gouvernemental déjà froid. Toute vie se retire de
ce monde spécial dont l’inutilité, la nocuité
même apparaît chaque jour plus clairement. Vieux débris,
vieilles lunes, roulant sans but dans un ciel désormais sans
chaleur et sans atmosphère !
– O –
Et cependant l’humanité
marche. Un mouvement d’idées considérable s’est
accompli depuis plusieurs années. Dans tous les milieux, dans
toutes les classes et castes sociales, dans toutes les branches des
connaissances humaines, son influence est manifeste.
Un grand problème
se pose sur toute la surface de la planète. L’humanité,
après avoir successivement épuisé des milliers
et des milliers de combinaisons constitutionnelles, est troublée
d’un doute nouveau. Elle commence à se demander si l’une des
causes de son mal n’est pas, plus qu’à la forme du
gouvernement, due à la chose elle-même. Lasse de
rechercher à quelle sauce elle sera mangée, la
nécessité d’être mangée ne lui semble plus
aussi évidente. Et la question surgit : Pourquoi ne
vivrais-je pas libre ? Plus qu’à y perdre, je n’ai qu’à
y gagner. Et elle instruit et complète le procès du
vieux principe d’autorité, dont la condamnation paraît
irrémédiable.
Cette constatation lui
fut suggérée par la résistance aveugle opposée
à son évolution économique. Car le problème,
quoique double, est d’abord économique ; mais il se
complique aussi d’une question morale et politique. L’erreur des
socialistes ou du moins de la plupart d’entre eux est de vouloir le
réduire à une pure question de subsistance. Une fois le
ventre plein, l’homme doit être heureux. Et en vue de régler
la production et la répartition à venir, ils ont
élaboré tout un plan compliqué d’organisation
affectant un faux air scientifique parce que bourré de
chiffres, lesquels, d’ailleurs, sont très contestables.
Mais ce socialisme
incomplet et terre-à-terre est déjà débordé
par un néo-socialisme à vues plus larges, à
conceptions plus générales. Cette doctrine nouvelle,
quoique hésitant encore à rejeter entièrement le
principe d’autorité, par sa négation de la propriété
soit individuelle, soit collective, par son adhésion à
la « prise au tas » et par la réduction
de l’autorité à ce qu’elle considère comme un
strict minimum, se rapproche de l’anarchisme communiste qui, lui,
embrasse le problème dans toute son ampleur, poussant
logiquement les conclusions de ses prémisses jusqu’à
leurs conséquences dernières.
– O –
Dans l’ensemble des
aspirations humaines vers un état social meilleur, ces
diverses tendances ont déterminé deux courants, en
apparence contraires, mais dont, au moment suprême, les efforts
nécessairement se pénétreront et, par leur
combinaison, aideront à la solution intégrale du
problème en suspens.
Ils se définissent
en deux mots : solidarité et individualisme.
D’une part, le peuple,
et plus spécialement la classe ouvrière, astreint de
par la tyrannie sociale au labeur manuel, a vu, grâce à
une continuelle coopération dans l’effort, se développer
en lui l’esprit d’association, d’entente, d’appui mutuel, générateur
de solidarité.
L’analogie des maux
soufferts, des injustices endurées, des hontes, des affronts
subis, l’état commun de servitude et de persécution, la
similitude des intérêts et des revendications, tout a
créé entre prolétaires un lien étroit de
réciprocité dans les secours portés, les
services rendus.
Joignez à cela
l’entassement en de grandes casernes ou cités, qui, de
l’agglomération, fait une vaste famille par la promiscuité
forcée des existences.
Il faut avoir vécu
avec le peuple pour avoir conscience de l’énergie vivace des
sentiments d’union fraternelle qui sommeillent en lui, en dépit
de l’antagonisme incessant de la lutte pour la vie
La classe ouvrière,
plus spécialement absorbée par la conquête du
pain et tenue à l’écart des préoccupations
intellectuelles, envisage surtout le côté économique
de la question. Elle s’en tient plus généralement au
socialisme, qui lui paraît devoir apporter une sensible
amélioration à sa situation matérielle.
Dans la bourgeoisie
éclairée, au contraire, et parmi les intellectuels, le
courant individualiste est très marqué.
L’immixtion chaque jour
plus profonde de l’État
au foyer domestique, ingérence dont le triomphe serait dans la
réalisation d’un socialisme mal compris, a provoqué une
réaction, aujourd’hui résistance inerte, demain
peut-être révolte chez tous les hommes conscients de
l’indépendance et de la dignité de leur moi.
Comme l’adolescent,
sentant croître et s’épanouir en lui son individualité,
ronge le frein de la tutelle paternelle et la brise enfin,
l’intellectuel, impatient de toute direction supérieure, ne
cherche qu’en sa seule conscience le principe de sa loi morale et
dédaigne ou combat, suivant les cas, l’inintelligente
injonction d’autrui. Il est libre alors, non pas qu’il n’obéisse
point, mais il se sait la force de ne pas obéir, s’il le veut,
et toute la liberté morale est là. Elle est un état
d’âme d’un degré supérieur.
Cet état d’âme
caractérise notre époque ; c’est lui qui engendra
la conception d’une morale sans sanction. C’est sa généralisation
qui amènera l’affranchissement de l’humanité.
Ces deux tendances,
ai-je dit, quoique paraissant s’exclure, sont destinées à
se renforcer au contraire plus tard, quand il le faudra, car elles
sont les conditions indispensables à l’établissement
d’une société répondant intégralement par
son organisation à tous les besoins humains : association
pour la production, et individualisme dans la consommation soit
matérielle, soit intellectuelle. Communisme d’une part,
anarchisme, de l’autre, tels sont les deux termes de la proposition à
résoudre.
– O –
L’esprit de mutualité
constaté chez le peuple deviendra, au moment voulu, un
puissant facteur pour conserver à l’individu libéré
le fruit si cher de sa conquête. Lorsque, après
l’anéantissement des conditions existantes, une réédification
s’imposera, quel précieux apport cette solidarité,
produit d’une longue éducation coopérative, fournira
dans la réorganisation de la production ! Telle sera la
part qui sera naturellement dévolue à cet élément
dans l’établissement des bases de la nouvelle société.
D’un autre côté,
si la solidarité doit être l’âme de la vie sociale
à venir, en même temps, le droit de chacun se précisera
dans un strict individualisme. C’est lui qui gardera des erreurs et
des jougs passés, en garantissant des servitudes volontaires,
conscientes ou non, tandis qu’à l’esprit de solidarité
appartiendra de régir les rapports sociaux, soit économiques,
soit autres.
L’un assurera à
l’homme la liberté morale par le respect d’autrui, l’autre
l’indépendance sociale par l’appui mutuel.
Combien consolante,
donc, est la constatation du développement vraiment rapide de
ces deux tendances au sein d’une société antagoniste et
opprimée, et quelle confiance ne donne-t-elle pas à
ceux qui, douloureusement éprouvés par l’âpreté
de la lutte vitale, dépensent tant d’efforts pour
l’amélioration de leur sort, en même temps que de celui
de l’humanité entière !
André Girard (Max
Buhr)