Materialisme

Considérant l'univers d'après les seules données des sciences, et hors de toute tradition théologique, rien ne nous y révèle la présence de ce qu'on a appelé l'esprit. Le monde nous apparaît comme un tout, à la fois unique et varié ; et les phénomènes les plus divers ne sont que les manières d'être d'un seul principe : la matière, ou plutôt le mouvement. Celui-ci est tantôt conscient, tantôt — la plupart du temps — inconscient ; autant du moins que nous en pouvons juger. Mais il n'y a là que deux formes d'une même essence, différentes en degré, non en nature. L'idée du mouvement suffit à expliquer la vie et ses transformations, depuis les plus simples agrégats jusqu'aux plus minutieux organismes, depuis le caillou jusqu'au cerveau. Car l'un n'est pas plus extraordinaire que l'autre. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'il y ait quelque chose ; mais il ne serait pas moins extraordinaire qu'il n'y eût rien : le vide n'est pas plus compréhensible que le plein. On voit donc que l'hypothèse Dieu et l'hypothèse âme sont parfaitement inutiles, puisque, loin de rien expliquer, elles ne font qu'ajouter un problème à un autre. Depuis qu'elle a pris naissance, la théorie spiritualiste a eu tout le temps de réunir ses preuves : si elle ne l'a pas fait, c'est qu'elle ne vaut rien, et nous sommes en droit de la rejeter.

Il en résulte immédiatement que la vie est dénuée de toute sanction ultérieure ; l'espoir d'une récompense (ou la crainte d'un châtiment) posthume ne suffit plus désormais à guider nos actes. Nous sommes libres de toute dépendance supérieure, et n'avons plus à redouter que l'antagonisme des autres êtres et le hasard des phénomènes ; ce qui est un poids de moins pour la tranquillité de notre pensée. Nous ne pouvons plus baser notre morale sur une loi dictée d'avance, par delà les siècles ; il nous faut modifier notre conception du bien et du mal. Nous n'avons, cela est évident, à rendre compte à personne de nos actes, c'est-à-dire de nos rapports avec les êtres et les choses. Nous pouvons donc les effectuer dans le sens qui nous est le plus favorable.

On n'a pas manqué d'objecter qu'une telle doctrine est la négation de toute morale, le triomphe de l'égoïsme, le règne absolu du plus fort. Rien n'est plus inexact. Le sentiment profond de notre liberté et conséquemment de notre dignité a pour corollaire immédiat le respect absolu de la liberté et de la dignité d'autrui. Alors qu'on se représente les êtres comme mus par une volonté supérieure et mystérieuse, on peut se prévaloir de cette volonté pour attenter à l'intégrité de ces êtres ; mais tout prétexte de ce genre étant écarté, sur quoi se baserait-on pour contraindre autrui ? Ce n'est pas par déférence à un ordre venu d'en haut que nous évitons de nuire à ceux qui nous entourent, mais bien par un sentiment très vif que les philosophes appellent sympathie, et parce que cela répond à un besoin de notre nature, à un instinct de conformité biologique, à la propriété qu'a notre imagination de nous faire éprouver comme nôtres les souffrances dont nous sommes témoins. C'est aussi par la crainte qu'ils ne réagissent.

Je vois, au contraire, dans le matérialisme, des conséquences hautement morales et bienfaisantes : j'y vois en germe la solidarité et la fraternité futures, la réconciliation universelle. Qu'on le veuille ou non, tout pouvoir, toute autorité découle de Dieu ; tout asservissement a son principe dans la domination divine. Celle-ci effacée, toutes les autres doivent s'écrouler fatalement. Désormais, chacun supportera de moins en moins patiemment toute contrainte, exercée au nom de quoi que ce soit ; la pleine conscience de sa liberté le rendra de plus en plus rétif à tout servage, de plus en plus désireux d'indépendance. Grâce au matérialisme, l'oppression deviendra de moins en moins aisée, dans l'impossibilité où elle sera de se justifier d'une explication métaphysique ; l'esprit de domination trouvera son corrélatif dans l'esprit de révolte ; les rapports entre les hommes pourront devenir équitables.

René Chaughi