La
plupart des organes de l’Internationale se sont occupés du
projet de nouveaux statuts généraux élaboré
par le Conseil belge. Si la place nous le permettait, nous
reproduirions in extenso ce projet, qui mérite d’être
sérieusement étudié ; mais obligés
de nous restreindre, nous nous bornerons à faire connaître
les innovations principales proposées par les Belges, en y
ajoutant nos observations.
La
plus considérable de ces innovations, c’est la suppression du
Conseil général. Cette suppression, nous ne l’aurions
pas proposée nous-mêmes, les relations fort tendues où
nous sommes avec ce Conseil nous faisant un devoir d’observer une
extrême réserve à son égard ; nous
n’aurions pas voulu prendre l’initiative d’une mesure qui, venant de
nous, aurait pu paraître dictée par une hostilité
systématique. Mais maintenant que les Belges, à qui on
ne peut certes pas reprocher un esprit d’hostilité contre le
Conseil général, ont cru devoir proposer aux
fédérations la suppression de ce Conseil comme d’un
rouage inutile ou dangereux, la question se trouve dégagée
de toute préoccupation personnelle et portée sur le
terrain des principes. Il nous est donc permis, sans courir le risque
d’être accusés de faire des personnalités, de
nous occuper de la proposition des Belges et d’examiner son
opportunité et sa raison d’être.
Or,
à nos yeux, le Conseil général, s’il continue à
exister, ne doit être qu’un bureau de correspondance et de
statistique. Et, d’après l’expérience que nous avons
faite, comme bureau de correspondance, l’action du Conseil général
est complètement nulle : les différentes
fédérations correspondent directement entre elles, et
ne s’amusent pas à faire passer leurs lettres par Londres.
Quant à la statistique, on ne s’en est jamais occupé
sérieusement jusqu’à présent ; mais
lorsqu’on s’en occupera, ce seront les sociétés de
métiers, les Sections locales, qui réuniront les
renseignements nécessaires : les Conseils régionaux
les coordonneront et les centraliseront, et se les communiqueront
mutuellement ; si néanmoins la nécessité se
faisait sentir d’un bureau central de statistique, cette institution
pourrait être créée ; mais ce ne serait plus
un Conseil général, ce ne serait plus l’autorité
exécutive de l’Internationale.
Notre
opinion est donc que la suppression du Conseil général
est parfaitement justifiée par l’expérience du passé
et par l’état de fait actuel.
En
second lieu, le projet belge parle de fédérations
nationales. Sur ce point, nous devons faire nos réserves.
À nos yeux, prendre pour base de notre organisation fédérative
le fait artificiel des nationalités politiques, c’est rompre
en visière avec nos premiers principes. Nous voulons supprimer
les frontières ; nous voulons détruire les États
politiques, et nous commencerions par nous parquer dans des
fédérations calquées sur les frontières
des nationalités actuelles ? Non, nos amis belges n’ont
pas examiné d’assez près cette question. Le seul
principe qui doit déterminer le groupement des Sections en
fédérations, c’est l’affinité naturelle, qui
sera par exemple l’identité de langue, la position
géographique, la similitude d’intérêts
économiques. Quelquefois ce groupement naturel coïncidera
avec les frontières d’une nationalité, comme en
Belgique, par exemple ; mais ailleurs, pour constituer une
fédération nationale, il faudra faire violence aux
affinités naturelles. En Suisse, par exemple, une fédération
nationale suisse serait une monstruosité. En effet, il y a en
Suisse des groupes bien distincts, qui n’ont aucun motif de se réunir
en une fédération unique, et qui ont au contraire une
tendance très prononcée à se joindre à
d’autres groupes par delà les frontières du pays :
ainsi les Sections de la Suisse allemande sont, de tempérament,
de langue, de principes et d’intérêts économiques,
les sœurs des sections de l’Allemagne ; elles lisent les
organes socialistes de l’Allemagne ; c’est avec les Sections de
l’Allemagne qu’elles tendent à former groupe. La Section
italienne du canton du Tessin se ralliera infailliblement, dans un
délai très court, à la fédération
italienne. Un groupe de Sections des montagnes du Jura, jointes à
des Sections de France et d’Alsace, forment une fédération
naturelle qui s’appelle la fédération jurassienne.
Enfin les Sections de Genève, avec deux ou trois Sections
vaudoises ou valaisannes et une Section de France, forment la
fédération romande. Que serait une fédération
nationale suisse ? Elle serait la dissolution de ces
groupes naturels actuellement existants et qui demandent à
continuer d’exister, et la substitution, à ces groupes
naturels, d’une fédération artificielle, dans laquelle
on ferait entrer violemment des éléments hétérogènes
qui feraient mauvais ménage. Et en vue de quel résultat
créerait-on une fédération nationale suisse ?
elle ne pourrait avoir d’utilité que comme instrument dans la
main de ceux qui rêvent la création d’un parti
politique ouvrier national suisse, — et c’est précisément
ce que nous ne voulons pas, parce que nous ne sommes pas ceux qui
croient à l’utilité des réformes politiques
nationales.
Au
terme de fédérations nationales, nous
proposerons de substituer celui de fédérations
régionales, qui a d’ailleurs été employé
jusqu’à présent ; et par fédérations
régionales, nous entendons un groupe formé
naturellement, abstraction faite de toute considération
politique ou de frontière, avec pleine liberté aux
Sections de ce groupe de se fédérer ailleurs quand
elles le trouvent de leur intérêt. Car sans cette
liberté de la fédération, point de véritable
autonomie.
Les
Belges proposent en outre que dans le Congrès général,
chaque fédération n’ait qu’une voix, quel que soit le
nombre des délégués qu’elle aura envoyé.
Nous applaudissons des deux mains à cette mesure, qui ferait
cesser bien des abus.
Nous
reviendrons du reste sur le projet belge, après qu’il aura été
définitivement discuté par la fédération
de ce pays.